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Tournages : La Suisse en toile de fond

Lancée cet été à Locarno, la Valais Film Commission entend inscrire le canton comme terre attractive pour la production audiovisuelle. Acteurs politiques et économiques ont compris le potentiel de l’image dans la promotion d’une région.

Jeanne Balibar et Thomas Sarbacher profitent de la vue sur le barrage de la Grande Dixence où le film Laissez-moi vient d’être tourné.
© Marie-Lou Mallot

Lorsqu’il a commencé à écrire le scénario de son premier long-métrage, intitulé Laissez-moi, Maxime Rappaz s’est vite rendu compte que le barrage de la Grande Dixence deviendrait un «personnage» central de l’histoire. Il ne faisait alors aucun doute qu’il emmènerait toute son équipe là-haut, à plus de 2300 m d’altitude, pour y tourner plusieurs scènes. «Dans ce film, deux mondes s’affrontent: le côté vallée et le côté montagne», explique le réalisateur d’origine valaisanne. Interprétée par Jeanne Balibar, cette femme mène une double vie: chaque mardi, elle confie son fils handicapé à une voisine pour se rendre dans un hôtel de montagne et y fréquenter des hommes de passage. «Elle n’est pas la même personne quand elle est en haut ou en bas…»

En septembre dernier, et pendant plus de deux semaines, Maxime Rappaz et son «crew» ont donc investi la région de la Grande Dixence. Une sacrée expédition! Une route amène les visiteurs jusqu’à l’hôtel. Ensuite, il a fallu utiliser le téléphérique, ainsi que des pick-up pour monter le matériel au sommet du barrage. «Nous avons eu de la chance avec la météo: il y a eu quelques petites neiges, mais elles ont vite fondu», précise le réalisateur. Aujourd’hui, le long-métrage est en boîte et il est entré en phase de postproduction. Sa sortie est prévue pour 2023. À ce moment-là, les spectateurs – enfin, ceux qui n’ont jamais eu la chance de se rendre sur place, dans cette région d’Hérémence – découvriront le barrage de 285 m de hauteur, bâti entre 1953 et 1961, son lac d’accumulation de 5 km de long et ce panorama époustouflant sur les sommets. De quoi donner des envies de randonnée pour l’été prochain! Tristan Albrecht l’espère et il n’est pas le seul…

Directeur de la Valais Film Commission, présentée officiellement en août dernier lors du Festival de Locarno, lui-même producteur et réalisateur sous l’étendard de Dedal Films, l’homme affiche un sourire de circonstance: le film de Maxime Rappaz est le premier à profiter du soutien de la commission. Un autre projet – le nouveau film d’animation de Claude Barras (Ma Vie de Courgette, 2016) – est venu s’ajouter à la liste en fin d’année, avec un tournage dans un entrepôt de Martigny. «Cela représente une quarantaine de personnes à loger pendant six mois et la construction de 14 plateaux à l’intérieur de la halle», explique-t-il. À peine créée, la Valais Film Commission prouve déjà sa raison d’être et, visiblement, les demandes affluent pour 2023. À quoi sert-elle précisément?

«Pour chaque franc dépensé dans la région, nous avons reçu 25% en retour…»

Des frais partiellement remboursés

«Nous sommes des facilitateurs», indique Tristan Albrecht. «Demandes d’autorisations, réservations d’hôtels, recherche de décors, mises en relation avec les communes… Notre commission concentre toutes les demandes des producteurs en vue d’un tournage en Valais.» Mais elle offre une autre prestation, plutôt alléchante dans l’optique de boucler au plus vite le budget d’un projet: elle rembourse une partie des frais dépensés sur son territoire – à hauteur de 100’000 francs maximum par film. «Cela nous a clairement permis de finaliser notre financement», souligne d’ailleurs Gabrielle Bussmann, productrice de Laissez-moi et fondatrice de GoldenEgg Production à Carouge. «Pour chaque franc dépensé, nous avons reçu 25% en retour et, si nous engagions du personnel valaisan, leur salaire était pris en charge à 45%. Cela nous a poussés à réfléchir différemment et à trouver des fournisseurs dans la région. Si cela était impossible, alors, nous cherchions ailleurs…»

Par ces incitations à la dépense, la Valais Film Commission cherche évidemment à attirer un maximum de projets dans le canton – qu’ils soient suisse, européen, voire au-delà. «Notre seul limite est notre budget qui n’est pas sans fond», relève Tristan Albrecht. L’objectif est pourtant limpide comme de l’eau de roche: promouvoir l’image du Valais hors des frontières. Et, pour ce faire, il a d’abord fallu convaincre les acteurs politiques et économiques de la région de l’énorme potentiel d’une telle commission. Près de deux ans ont été nécessaires pour aligner chacune des planètes. Au début des discussions, le moment était mal choisi: le canton rencontrait des difficultés économiques et le tourisme se portait plutôt bien. Et puis, le Covid est venu brasser les cartes… Le canton était alors avide de nouvelles idées pour «vendre» sa destination. «La commission est constituée de personnes qui représentent les intérêts du cinéma, de la culture, de l’économie et du tourisme», reprend le directeur. «Mais il est essentiel de trouver le juste équilibre entre tous ces secteurs pour éviter que l’un fasse de l’ombre à l’autre.» Le Valais espère ainsi des retombées en deux temps: directes d’abord, avec ces tournages qui lui garantissent des dépenses fixes sur son territoire; indirectes ensuite, via le tourisme, avec ces spectateurs qui auront envie d’y passer leurs vacances après avoir découvert un superbe paysage dans un film…

Marina Hands tenait le rôle principal dans la série Hors Saison, réalisée par Pierre Monnard dans la magnifique région de Champéry.
© RTS
En 1964, Sean Connery, alias James Bond, découvrait les lacets du col de la Furka pour le film Goldfinger.
© Akka Films

La Suisse, cette absente…

Évidemment, on a tous en mémoire ces images de James Bond au col de la Furka ou, mieux, sur le Schilthorn, qui doit «une rente à vie» à George Lazenby, agent 007 du film Au Service Secret de Sa Majesté – dont plusieurs scènes ont été tournées à l’intérieur du restaurant tournant Piz Gloria. Mais d’autres exemples, à l’étranger, montrent la puissance de certains décors sur l’imagerie collective. La Nouvelle-Zélande a vu débarquer sur son sol des hordes de touristes, à la suite de la trilogie de Peter Jackson, Le Seigneur des Anneaux, bien décidés à retrouver le village des Hobbits ou la Terre du Milieu au… milieu des moutons. Même phénomène à Dubrovnik, en Croatie, après le succès planétaire des huit saisons de Game of Throne. «Des films comme Bienvenue chez les Ch’tis ou, même, Train-spotting, ont également eu un impact énorme sur des régions», ajoute Tristan Albrecht. Forcément, le Valais rêve de s’en inspirer.

Au niveau fédéral, en tout cas, on observe les faits et gestes de cette commission avec intérêt. «Ils montrent la voie à suivre», admet Heinz Dill. «Ils ont réussi ce que les autres cantons n’ont pas pu faire jusque-là: réunir tous les acteurs autour de la même table!» Fondateur de Louise Productions à Vevey, le Vaudois est membre du comité de la Film Commission Switzerland – l’organe faîtier en phase de création qui sera amené à chapeauter toutes les commissions régionales. Un vœu pieu qui a mis du temps à se concrétiser: l’idée germe depuis le début du XXIe siècle. Une première tentative, emmenée par Jean-Louis Porchet, producteur et réalisateur vaudois, a rapidement été rangée au frigo malgré des débuts prometteurs. «La personne engagée pour s’occuper de cette commission (ndlr. baptisée Film Location Switzerland) passait plus de temps à chercher le financement pour assurer son fonctionnement qu’à être sur le front pour vendre la destination», précise Heinz Dill. «Nous avions donc choisi de tout arrêter, en attendant des temps meilleurs.»

Tournage du film de Katalin Gödrös, Jakobs Ross, dans le village de Boschetto dans le Vallemagia.
© Ticino Film Commission / Luca Ramelli
La réalisatrice zurichoise a aussi choisi la forêt du Val Bavona comme décor pour son long-métrage.
© Ticino Film Commission / Luca Ramelli

Dix ans plus tard, l’absence de Film Commission en Suisse avait ensuite frappé l’un de ses associés, Nicolas Zen Ruffinen, installé alors en Californie: visitant une convention sur le sujet à Los Angeles, en compagnie du consul suisse, il remarqua que tous les pays européens, de la Bulgarie à la République tchèque, étaient représentés, sauf le sien. Un grand moment de solitude! Certes, la Suisse ne peut pas se targuer d’avoir une industrie audiovisuelle aussi florissante que la France, la Grande-Bretagne ou les États-Unis. Mais elle a d’autres atouts en main: une nature préservée, des décors époustouflants, un contexte politique et économique stable… Il n’y a aucune raison qu’elle ne soit pas plus active sur ce front.

Nous avons tous en mémoire ces images de James Bond au col de la Furka ou sur le Schilthorn.

«Il y a trois ans, sur l’impulsion de Cinésuisse (ndlr. organe faîtier du cinéma et de l’audiovisuel), nous avons formé un groupe de travail pour examiner l’idée de créer à nouveau une Film Commission en Suisse», raconte Heinz Dill. «Et nous avons estimé que cette commission devait être portée par les régions. Nous vivons dans un pays fédéraliste où les cantons jouissent d’une certaine autonomie. Autant partir de la base pour aller vers le haut…» À cette époque, il existait déjà trois commissions régionales, à Lucerne, à Zurich et au Tessin, et cinq bureaux locaux: à Bâle, à Berne, sur la Riviera vaudoise, dans le Jura et les Grisons. Mais chacune a fixé ses propres règles: avec ou sans incitations à la dépense, proactive ou pas, vocation touristique ou seulement culturelle… L’objectif de la future Film Commission Switzerland ne sera pas d’imposer une manière de faire, mais de laisser le champ libre aux cantons. Tout en les avertissant que, sans «incentives», les producteurs n’hésiteront pas à se tourner vers le Tyrol, la vallée d’Aoste ou la France, plus intéressants sur le plan financier. «Nous voulons prendre exemple sur Film France, la commission nationale du film qui fédère une vingtaine de régions dans l’Hexagone», reprend Heinz Dill. «C’est elle qui les représente sur les marchés internationaux, comme Cannes ou Berlin. J’ai assisté à l’une de leurs présentations sur la Croisette, ils sont très offensifs, et sur leur stand, on trouve les brochures de chaque région. En revanche, ils n’interviennent jamais sur le terrain des opérations.»

Le réalisateur Pierre Monnard entre les deux acteurs principaux de la série Wilder, Sarah Spale et Marcus Signer.
© SRF / Pascal Mora

L’expérience du Tessin

Les deux prochaines années s’annoncent décisives. La Film Commission Switzerland a prévu sa mise en route en 2024. Le Valais doit aussi profiter de ces vingt-quatre prochains mois pour démontrer la pertinence de son existence. «Nous sommes en phase pilote jusqu’en 2024», admet Tristan Albrecht, confiant néanmoins de la viabilité de «sa» commission. D’autres projets devraient également voir le jour en Suisse romande. Genève, Vaud et le Jura, très prisé des réalisateurs, ont montré de l’intérêt. Encore faut-il persuader les autorités politiques et économiques que leurs subventions ne seront pas jetées par la fenêtre et serviront vraiment à promouvoir l’image de leur canton. En cela, ils pourront se baser sur l’expérience du Tessin: la Ticino Film Commission, créée en 2014, a déjà huit ans d’activités derrière elle et elle est certainement l’une des plus actives en Suisse. «Nous avions trois objectifs», explique Niccolò Castelli, son directeur. «Assurer la promotion touristique de notre canton, développer l’économie locale, en incitant les productions à dépenser sur notre territoire (hôtels, nourriture, sécurité, location de matériels, etc.) et, surtout, offrir plus de travail à notre secteur professionnel de l’audiovisuel.» Le bilan? Il est plutôt positif. Entre 2018 et 2021, le Tessin a ainsi accueilli 1300 jours de tournage, comptabilisé 8775 nuitées et 22’174 repas, et garanti 780 emplois. Quant à la typologie des projets, il va du court-métrage (28) au documentaire (26), en passant par le téléfilm (12) et la vidéo promotionnelle (22). Loco Escrito est venu y tourner le clip de Mamacita en 2021. Quant à Roger Federer, il a passé une journée, en 2020, dans le village pittoresque de Carona, proche de Lugano, pour un spot TV de Mercedes-Benz. «Nous n’avons aucune préférence», concède Niccolò Castelli. «Comme notre tourisme est lié à l’Allemagne et à la Suisse alémanique, nous cherchons à démarcher des productions de ce côté-là. À nos yeux, un documentaire de «niche», avec un public bien ciblé, a autant d’intérêt, si ce n’est plus, qu’un long-métrage. Mais nous soutenons aussi énormément les projets locaux, c’est important!» Les statistiques l’attestent: 59 productions tessinoises ont fait appel à la Ticino Film Commission au cours de cette même période.

«Nous voulons prendre exemple sur Film France qui fédère 20 régions dans l’Hexagone.»

Quel impact économique?

Est-il néanmoins possible de mesurer l’impact économique de ces tournages sur une région? Au Tessin, des études l’ont estimé à 13, 5 millions de francs pour la période de 2018 à 2021 – soit une augmentation de… 193% par rapport à la période 2014-2017 (4,6 millions). «C’est quelque chose de difficile à appréhender et à évaluer», convient Tristan Albrecht. «En règle générale, on calcule que, pour un franc investi, on reçoit trois francs en retour. En revanche, si l’on parle d’impact indirect, ce chiffre peut grimper jusqu’à cinq, voire dix francs.» Évidemment, tout dépend de la portée – et du succès? – d’un projet, quel qu’il soit.

Heinz Dill se souvient encore de cette émission de télé-réalité, The Bachelorette, tournée par la chaîne ABC dans la région de Montreux. Une équipe d’une centaine de personnes a passé dix jours sur la Riviera; près de 70 techniciens, chauffeurs ou régisseurs ont été embauchés sur le plateau; des étages complets ont été réservés dans les hôtels de la région; et ces épisodes ont été regardés par des millions de téléspectateurs aux États-Unis. Quel budget aurait dû investir l’office du tourisme en publicité pour obtenir une telle visibilité? Les cantons peuvent-ils encore se passer longtemps de cet outil de promotion incroyable qu’est l’industrie cinématographique? Le dossier est entre leurs mains.

Pierre Monnard
L’art de sublimer les paysages suisses

FRIBOURG

Le réalisateur fribourgeois Pierre Monnard n’a pas son pareil pour magnifier les paysages helvétiques. Dans la première saison de la série «WIlder», en 2017, il s’est plu à montrer les Alpes glaronaises dans leurs habits d’hiver, à la fois belles et menaçantes. Trois ans plus tard, il a récidivé dans la saison 2, rendant le Jura hyper «photogénique». Et puis, Champéry garde un souvenir ému de son passage dans le village pour le tournage de «Hors Saison», avec Marina Hands et Sofiane Zermani.

«Au-delà de raconter une histoire, l’une des choses que je préfère dans mon métier, c’est de découvrir des régions, et les personnes qui vivent dans ces régions», admet-il. «Je ne connaissais pas Champéry avant d’y venir pour ce projet. Mais je me suis tellement attaché à cet endroit que j’y suis retourné trois fois en vacances et j’y ai lié des amitiés très fortes.» Mais ce n’est pas une exception. Il retourne régulièrement du côté d’Urnerboden, dans le canton de Glaris. Et son prochain projet de long-métrage, en janvier, il le tournera dans le Jura vaudois, dans la région de Sainte-Croix.

«Si on tombe amoureux d’une région, on va la filmer de manière différente, consciemment ou pas: avec plus d’amabilité et une envie de faire passer cette singularité qui nous a plu à travers nos images», explique Pierre Monnard. Le Fribourgeois voit donc l’existence de ces «Film Commissions» d’un bon œil. Il y observe un changement de mentalité. «On se rend compte du potentiel de ce moyen de communication. À vouloir raconter des histoires différemment, et de manière décomplexée, comme on peut le faire aux États-Unis ou ailleurs, ça ouvre des horizons…» Pourtant, lui-même n’a encore jamais pu bénéficier de l’aide de ces commissions. Et ce sera encore le cas en 2023 pour son film. «Sainte-Croix n’est pas une terre de cinéma. Nous avions deux contacts avant d’arriver sur place: le pasteur et la directrice du cinéma. Ils nous ont aidé à constituer un réseau. Cela demande du temps, il ne faut pas brusquer les gens, expliquer, rencontrer les représentants de la commune… C’est un véritable travail d’enquête journalistique!» Parfois, le temps d’apprivoisement est plus long: avec ses 40 habitants, le village d’Urnerboden s’est montré méfiant face à cette équipe d’une centaine de personnes débarquant en camions dans la vallée. «Quand on leur a montré la série terminée, l’impact qu’elle a eue sur les téléspectateurs et l’éclairage qu’elle a amené sur la région, le sentiment de fierté était bien présent. Ce fut une belle aventure humaine!»