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«La Vie Devant»: la série qui ramène à l’essentiel

Sur un scénario original signé de Frédéric Recrosio, cette série co-produite par la RTS , Point Prod et les Films du Cygne observe une poignée de personnages «se noyer dans un verre d’eau». Avec Audrey Dana et Carlos Leal dans les rôles principaux. Reportage sur le tournage en terre vaudoise.

Une partie de l’équipe vient d’Amérique latine. On parle souvent l’espagnol sur le plateau… Photo : Philippe Christin / RTS; Cédric Vincensini / RTS

Jour de marché à vevey. Sur cette place qui a pris l’habitude de célébrer les vignerons. Alors que l’horloge de la Grenette compte les heures avec rigueur, le Léman se prélasse sous le soleil d’automne. L’été indien se dessine en pointillé au gré d’une météo capricieuse. Ce mardi-là, cependant, il est agréable de flâner entre les étals des maraîchers et les food-trucks. Un groupe anachronique attire néanmoins le regard des badauds. Ils s’arrêtent, s’interrogent, hésitent à poursuivre leur chemin par peur de déranger…

Une jeune femme focalise toute l’attention. Elle porte une robe à fleurs. Marche d’un pas insouciant, s’arrête auprès d’un marchand de barbe à papa, reprend sa balade, un sourire espiègle aux lèvres. Elle finit par rejoindre un homme, arrêté près d’un stand de fruits et légumes, un garçon sur les épaules. Au vu de son ventre arrondi, la femme doit être enceinte de huit mois environ. Son deuxième enfant.


Savoir s’adapter

«Coupez!» Alors que le temps semblait avoir suspendu son vol, ce simple mot, lancé à l’assistance, nous ramène à une certaine réalité. Ce jour-là, Vevey accueille en effet le tournage d’une série co-produite par la Radio Télévision Suisse (RTS), Point Prod et Les Films du Cygne, La Vie Devant, d’après un scénario original de Frédéric Recrosio.

Une équipe de 40 personnes, menée par la réalisatrice Klaudia Reynicke – qui se partage les douze semaines de travail avec Kristina Wagenbauer – s’est installée dès potron-minet sur cette place centrale, au cœur du marché, pour filmer quelques scènes. Avec toutes les contraintes que cela suppose. «Nous n’avions pas envie de fabriquer un faux marché», explique pourtant Nicolas Zen Ruffinen, directeur de production. «Cela aurait vite paru artificiel à l’écran. Autant profiter de ces décors naturels! Même si cela rend le tournage un peu plus freestyle, avec le bruit, avec la foule…»

Mais une journée comme celle-ci ne s’improvise pas. Elle se prépare en amont. Quelques semaines avant le jour J, il a fallu rencontrer les marchands, l’un après l’autre, pour leur expliquer, par le menu, le déroulement du tournage, puis réunir une vingtaine de figurants qui se glisseront, aussi naturellement que possible, dans la scène pour lui donner vie.

«Nous ne filmons jamais les vrais gens», rappelle Nicolas Zen Ruffinen. «Même si la loi suisse prévoit qu’au-delà de quinze personnes, nous ne sommes plus tenus de demander une autorisation pour le droit à l’image.» Mais comment agir lorsqu’une sexagénaire s’installe pile dans l’axe de la caméra pour choisir ses poireaux? On la «déplace» ou on attend gentiment qu’elle ait terminé ses emplettes? «Un des marchands est venu nous parler: il s’est plaint de ne rien avoir vendu depuis une heure, à cause du tournage. Nous lui avons offert une petite compensation pour le dérangement.»

Tout se déroule dans une atmosphère décontractée.

Sans agacement. Chaque prise demande de la patience. De la vivacité. Une cloche qui sonne, des travaux dans un bâtiment voisin, un camion qui décharge sa marchandise… L’équipe ne s’en formalise pas. Cherche une solution avec cette faculté de résilience nécessaire à n’importe quel tournage en extérieur.

Le week-end précédent, la pluie avait ainsi joué les trouble-fête, contraignant la production à adapter le scénario pour tenir le planning. «L’autre jour, nous avons tourné dans un champ, dans lequel se trouvait un taureau: nous avions vraiment peur qu’il nous charge d’un moment à l’autre», sourit Nicolas Zen Ruffinen, soulagé que son tournage ne se soit pas transformé en corrida.

«Nous n’avions pas envie de fabriquer un faux marché. Cela aurait vite paru artificiel à l’écran.»

Photo : Jay Louvion / RTS

Les mots de Frédéric Recrosio

Après avoir passé une heure en visioconférence sur la terrasse d’un café, Frédéric Recrosio finit par se montrer sur le «plateau». Cette série, c’est son bébé. Il prend donc un plaisir presque ingénu à découvrir comment Klaudia Reynicke l’interprète en images. «Il y a quelque chose d’émouvant de voir ce qu’on a mis des mois à écrire devenir quelque chose», explique-t-il.

«Moi, depuis le début, je passe des heures à pleurer. Quand j’assiste au tournage, je croise toutes ces personnes qui font de leur mieux pour concrétiser mes idées et ça me prend aux tripes, parce que j’ai l’impression qu’ils font tout ça pour moi…» Pour l’humoriste valaisan, ce projet est d’autant plus touchant qu’il est le premier à se réaliser. Une petite victoire pour lui qui rêvait depuis sa tendre enfance de travailler pour le cinéma.

«Depuis que je suis petit, j’écris tous les jours», raconte-t-il. «Et j’ai avancé à mesure que je gagnais en confiance. J’ai commencé par des spectacles, parce que cela me paraissait cohérent pour quelqu’un qui, comme moi, avait un peu d’oralité et jouait souvent les trublions en classe. Mais je vais au cinéma de manière non innocente depuis l’âge de 15 ans: je me suis toujours intéressé à la manière dont le septième art se fabrique.»

En 2013, Frédéric Recrosio commence à imaginer ses premiers scénarios. Ces projets restent pourtant lettres mortes. Désespérant. «Il y a tellement d’argent en jeu dans le cinéma qu’on est souvent amené à croiser des gens susceptibles de dire non à un moment ou à un autre. Cela résume mes débuts dans cet univers-là.»

Un jour, alors qu’un nouveau projet vient d’exploser en vol, un producteur l’encourage à proposer un pitch à la RTS. La règle est simple: si l’idée plaît, il a le droit de présenter un bout de scénario, et ainsi de suite… Le Valaisan se prend au jeu. «Je me suis retrouvé face à une douzaine de personnes, bras croisés et yeux rivés sur moi, j’avais vingt minutes pour convaincre. C’était l’une de ces journées où j’étais en forme, j’avais parfaitement synthétisé mon projet, je savais surtout que la thématique abordée ferait mouche.»

Est-ce ses études en sociologie qui ont laissé des traces? Dans ses spectacles, Frédéric Recrosio s’interrogeait déjà sur l’humain et son évolution dans l’existence – qu’elle soit physique, émotionnelle ou psychologique. Cette série TV emprunte les mêmes engrenages. Pose ces mêmes questions. À travers le regard d’une demi-douzaine de personnages parvenus à un carrefour de leur vie.

Frédéric Recrosio, scénariste de la série, avec les deux réalisatrices, Klaudia Reynicke et Kristina Wagenbauer. Photo : Philippe Christin / RTS; Cédric Vincensini / RTS
Solan Harsch, sept ans et demi, passe au maquillage. Habitué des plateaux, il a aussi tourné dans le prochain film d’Ursula Meyer, La Ligne. Photo : Philippe Christin / RTS; Jay Louvion / RTS
La comédienne française Audrey Dana est Valeria, chirurgienne reconnue, enceinte de son deuxième enfant. Photo : Philippe Christin / RTS; Jay Louvion / RTS
Chemise exotique à Vevey, smoking à Lausanne… Carlos Leal incarne Jean, un pianiste en mal d’inspiration qui reçoit un prix de son ex-professeur, l’odieux Ivanov, alias Vincent Aubert. Photo : Philippe Christin / RTS; Jay Louvion / RTS
Photo : Philippe Christin / RTS; Jay Louvion / RTS
Photo : Jay Louvion / RTS
Assis au fond de la salle, à côté de Vincent, alias Léon Bösch, je suis l’un des invités à cette remise de prix qui va vite tourner à l’aigre… Photo : Jay Louvion / RTS

L’enfant et les adultes

«Il est intéressant d’observer comment les gens se considèrent selon l’âge qu’ils ont», analyse le scénariste. «Moi, quand j’étais jeune, je voulais être plus vieux. Arrivé à la trentaine, j’ai cru que j’avais atteint mon âge ontologique et que j’étais invincible. Nous passons tous par ces étapes-là. Pourquoi parle-t-on de la crise de la quarantaine ou de la cinquantaine? Dès qu’on arrive à un chiffre rond, on s’arrête et on s’évalue… Il ne faut jamais faire ça!» L’humoriste n’est pas loin. Cette saillie aurait très bien pu se glisser dans l’un de ses one man show. Avec ce sens aiguisé de la formule qui a bâti sa réputation de Sion à Paris.
Il est temps de retrouver notre jeune femme du marché.

Nouvelle séquence. Nouveau plan. Cette fois, elle rejoint son mari sur la terrasse du Cep d’Or. À la même table, il y a Jean, l’ami de la famille, un pianiste en panne d’inspiration, qui se bat avec ses traumas d’enfance. Valeria est chirurgienne. Elle vient de réussir la première transplantation cardiaque sur un petit garçon. C’est la consécration de sa carrière. Elle a même droit à la une du journal – que le patron du café lui brandit sous les yeux. Mais elle a 42 ans, elle est enceinte jusqu’aux yeux et – comme la majorité des femmes qui occupent des postes à haute responsabilité – elle tient à tout mener de front. Jusqu’à la chute. Même les héroïnes ont des limites…
«À force de se négliger, de s’oublier, on finit toujours par tomber», fait remarquer Audrey Dana.

«Dès qu’on arrive à un chiffre rond, on s’arrête et on s’évalue… Il ne faut jamais faire ça!»

Tout en dégustant un couscous acheté vite fait sur la Grand-Place. «Et, quand on tombe, on est ramené à l’essentiel. C’est ce que raconte cette histoire!» La comédienne française s’est glissée avec un certain bonheur dans la robe à fleurs de Valeria. Parce qu’elle a aimé ce scénario «universel» qui regarde ces personnages «se noyer dans un verre d’eau». «Ces hommes, cette femme, ils nous ressemblent. Cela pourrait être vous et moi. Cette série montre plusieurs adultes et un enfant, mais à la fin, on se rend compte que le plus mature de tous, c’est le petit garçon…»

Lucas est en effet aux avant-postes pour suivre la descente aux enfers de sa maman, de son papa, ex-champion olympique de natation et désormais père au foyer, de son grand-père, Umberto, blessé sur les chantiers, ou de Jean, l’ami virtuose en panne sèche. C’est Solan Harsch, sept ans et demi, qui interprète ce rôle central. «Il a l’habitude des plateaux, son père est réalisateur, il a également tourné dans le prochain film d’Ursula Meyer: La Ligne», précise Nicolas Zen Ruffinen. Être comédien à cet âge-là peut avoir quelques avantages. Exempté d’école le temps du tournage, le garçon a grignoté de la barbe à papa pendant toute la matinée. Il est surtout accompagné de sa professeure de théâtre. «Nous avons profité de l’été pour préparer son rôle», souffle-t-elle, alors que Solan passe entre les mains de la maquilleuse. «Sur le plateau, je lui fais répéter ses répliques et lui explique tout ce qui se passe, c’est important qu’il ne soit pas perdu sur le plan psychologique.»

«J’ai tout remis en question…»

Loin d’être intimidé, Solan Harsch a déjà noué une certaine complicité avec Alexis Lioret, son père à l’écran, ou avec Carlos Leal – que Frédéric Recrosio a tout de suite imaginé dans la peau de Jean. «Lorsque j’ai écrit le rôle de ce pianiste, je me suis pas mal observé», sourit le Valaisan. «Quand on fait ce métier, il y a toujours une certaine absurdité à vouloir créer du succès autour de soi et d’être sujet à la cote. À un moment donné, on finit forcément par craquer. Pour Carlos, j’ai présumé qu’à l’âge de 52 ans, et avec le parcours atypique qu’il a choisi, il a dû vivre ce genre de questionnement.»

Ex-leader du groupe Sens Unik, installé à Los Angeles depuis 10 ans, le comédien lausannois ne le contredit pas. «J’ai traversé une période de ma vie, il n’y a pas si longtemps, où j’ai tout remis en question: mon métier, les choix que j’avais fait… Cela reste un sujet tabou, mais la midlife crisis (ndlr. la crise de milieu de vie) est un grave problème en psychanalyse. Si le sujet qui en souffre ne parvient pas à franchir cette étape avec brio, cela peut traîner très longtemps.»

Devenir père, à deux reprises, lui a permis de ne plus se concentrer sur son seul nombril. S’il n’envisage pas de quitter les États-Unis, s’il vient de tourner avec Al Pacino, Mel Gibson ou Mark Wahlberg, il avoue aussi avoir mis ses rêves d’Oscar au fond d’un tiroir. «Non pas parce que c’est impossible, mais parce que ce n’est plus tellement ce dont j’ai envie. Je ne recherche plus l’exploit absolu et récompensé.»

Carlos Leal était donc mûr pour donner vie à Jean. Il n’a pas hésité à revenir dans son fief, sur les rives du Léman, pour incarner ce pianiste torturé. Avec le risque de voir un «gros projet» aux États-Unis lui filer sous le nez. «On sait bien que les séries de la RTS ont une échelle limitée. Les années le prouvent, il y en a peu qui font le tour du monde. Mais, pour moi, jouer un rôle aussi beau est plus important que de savoir si cette série cartonnera ou pas, parce que je sais qu’en tant que comédien, je vais prendre mon pied.»

Et le Vaudois est au taquet. Juste après la pause de midi, alors que certains membres de l’équipe s’attardent sous la tente de la cantine – confiée au bistro itinérant Chez Paulette – il s’isole, face au lac, pour répéter son texte. Discute de ses prochaines répliques avec Klaudia Reynicke. Et ne rechigne à mordre encore et encore dans ce bout de fromage que son personnage déguste au sortir du marché. «Coupez!», crie la réalisatrice. C’est dans la boîte.

Et, quand on retrouve Carlos Leal une semaine plus tard, au château Fallot, il a troqué ses Birkenstock et sa chemise exotique pour un smoking: Jean s’apprête à recevoir un prix pour l’ensemble de son œuvre et à cette occasion, croise la route de son ancien professeur de piano, l’odieux Ivanov. La source de tous ses maux. Des scènes difficiles, fortes à jouer, avec une énorme implication émotionnelle de la part du comédien. Et j’aurai la chance d’être aux premières loges pour apprécier son travail…

Fiche techniques

«La Vie Devant» 6 épisodes de 52 minutes..
Scénario Frédéric Recrosio, Raphaële Moussafir
Réalisation Klaudia Reynicke et Kristina Wagenbauer
Casting Audrey Dana, Carlos Leal, Alexis Lioret, Solan Harsch, Noémie Kocher, Léon Bösch, Laurent Sandoz, Vincent Aubert, Franck Semelet
Diffusion automne 2022
«La Vie Devant» 6 épisodes de 52 minutes..
Scénario Frédéric Recrosio, Raphaële Moussafir
Réalisation Klaudia Reynicke et Kristina Wagenbauer
Casting Audrey Dana, Carlos Leal, Alexis Lioret, Solan Harsch, Noémie Kocher, Léon Bösch, Laurent Sandoz, Vincent Aubert, Franck Semelet
Diffusion automne 2022

Le jour ou je suis devenu figurant…

Recit d’une journee de tournage au chateau fallot, sur les hauts de lausanne, Ou il est question d’une remise de prix et d’un petage de plomb.

Le rendez-vous a été fixé à 8h30 à la sortie «Vennes» du métro lausannois. On m’a dit qu’une voiture viendrait me chercher. Le soleil de Vevey a disparu derrière un mur de nuages gris foncé. La météo annonce de la pluie toute la journée. Heureusement, le tournage a lieu en intérieur, on ne sera pas trempé jusqu’aux os… Je me retrouve dans un minibus rouge avec Laurent Sandoz, Vincent Aubert et Léon Bösch, trois des protagonistes de la journée. Le premier, également romancier, a incarné l’inoubliable Arlevin lors de la Fête des Vignerons en 1999. Le deuxième annonce la couleur: c’est lui qui interprète le terrible Ivanov. Quant au dernier, étui de guitare sur l’épaule, il est le fils de Gaspard Bösch et de Brigitte Rosset – qui font aussi quelques apparitions dans la série.

Consternation au château

Un quart d’heure plus tard, on nous pose au pied du château Fallot. Avec sa tourelle en pierre du Jura, cet édifice néogothique a été bâti, par amour, au début du XXe siècle autour d’un orgue monumental, avec plus de 700 tuyaux, par un certain Alfred Fallot, industriel français venu s’installer en Suisse. Cette demeure – habitée dès 1963 par Guy Fallot, un violoncelliste nommé au Conservatoire de Lausanne – a longtemps été consacrée à la musique. Des violons et des archets ornent le mur. Dans le salon, on y trouve même le piano que Rachmaninov, un ami de la famille, a fait venir par le rail depuis Paris après l’Exposition universelle. Autant dire que ce décor sied à merveille aux scènes que l’on s’apprête à y jouer.

Pendant que j’attends les instructions, à l’abri, sous le porche d’entrée, j’observe le staff qui installe le matériel. Sans stress. Caméras, micros, lumières… C’est fou, tout ce qu’il faut pour une journée de tournage, une vraie caverne d’Ali Baba! On me conduit ensuite dans la loge RTS. Là où les comédiens viennent se maquiller à tour de rôle. Je dois me changer. On m’avait demandé d’amener un costume noir et une chemise blanche. Comme la cinquantaine de figurants présents, tous sur leur 31, je ferai partie des «convives» à cette remise de prix en l’honneur de Jean. Pas besoin d’accréditation, ni de carton d’invitation! Juste un test antigénique – malgré le pass sanitaire – pour ne pas transformer le plateau en cluster.

La première scène est justement celle de la cérémonie. Avec le discours de l’odieux Ivanov qui ne manque pas de malmener son protégé. «Mon cher élève, accepte ta malédiction: souffrir, et composer, et souffrir encore!», conclut-il en tendant le trophée à Jean. Celui perd ses moyens: incapable de parler, il finit par manger la mousse du micro avant d’être lâché par sa… vessie et de s’enfuir. On m’a invité à m’installer au fond de la salle. Dans un subtil jeu de chaises musicales orchestré par la réalisatrice. J’ai de la chance: je suis assis. Car les prises se succèdent tout au long de la matinée. On change l’axe de la caméra, braquée tantôt sur le professeur, tantôt sur le virtuose, tantôt sur Vincent, alias Léon Bösch, assis sur le siège à ma droite. Est-ce qu’on m’apercevra à l’écran? Restons naturels! Il ne faut surtout pas regarder la caméra…

Entre chaque prise, maquilleuses et coiffeuses passent dans les rangs pour quelques retouches. Je sens une main, derrière moi, qui remet quelques mèches en place. On me poudre rapidement le front et le nez. Ici, on ne brille que par sa discrétion. Pour nous, figurants, la mission est simple: au moment où Carlos Leal mord dans le micro, nous devons jouer la consternation, la surprise, avec force chuchotements et soupirs: «Que se passe-t-il? Qu’est-ce qui lui arrive?» Nous sommes visiblement convaincants. Nous pouvons quitter le salon et nous diriger vers la cantine pour la pause de midi. Un déplacement rendu périlleux par la boue qui a envahi le parc – surtout pour les femmes chaussées de leurs talons hauts.

Témoin d’une joute verbale

Une heure plus tard, après avoir savouré l’excellent hachis Parmentier du chef fribourgeois, Jean Piguet, au rythme des gouttes de pluie qui tombent sur la toile de tente, nous nous retrouvons tous dans le salon. Prêts pour la prochaine scène qui se déroule pendant le cocktail qui suit la cérémonie. Là encore, Jean se retrouve face à son professeur et le dialogue tourne à l’aigre. Ivanov a toujours une emprise totale sur son élève. Jean finit par fuir. Encore. Cette fois, je me retrouve dans la véranda, témoin, avec d’autres invités, de cette joute verbale.  Je fais semblant de discuter avec les deux femmes qui m’accompagnent, puis nous nous approchons du barman pour qu’il nous serve une coupe de champagne (chaud) ou un verre de ce cocktail aux tons subtilement rosés – en fait, du jus de pomme mélangé à du sirop de framboise. D’autres figurants sont sur la terrasse. Heureusement que la pluie s’est arrêtée… Nous ne sommes pas nombreux à participer à cette scène. Les «recalés» patientent dans la pièce d’à-côté. Dans l’espoir d’être sur la prochaine prise. C’est le côté un peu plus fastidieux du rôle de figurant: l’attente, parfois interminable, entre les scènes. Mais, quels que soient leurs desseins, qu’ils soient retraités, passionnés de cinéma ou étudiants, tous sont néanmoins heureux d’avoir pu participer à l’aventure. Et, entre eux, ne parlent que d’une chose: la prochaine fois.