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Café du Beau-Rivage : Le syndrome du coquelicot

Est-ce facile d’être une tête qui dépasse en Suisse ? La question a animé la pause déjeuner de Jocelyne Bloch, Lauriane Gilliéron et William Von Stockalper dans le palace lausannois. Mais pas que… Il a aussi été question de projets.

Lauriane Gilliéron, William von Stockalper et Jocelyne Bloch se sont retrouvés au Café du Beau-Rivage, à Lausanne. Menu 100 % végane pour l’une, filets de perche et soupe de poisson pour les deux autres.Tout le monde s’est régalé, en profitant de la vue sur le Léman. Photo : Sébastien Anex

La Suisse n’aime-t-elle pas les têtes qui dépassent ? Souffre-t-elle de ce que les psychologues appellent communément le syndrome du grand coquelicot ? Dès qu’un artiste, un sportif ou un entrepreneur se démarque par son activité ou par son talent, on le montre du doigt, on le jalouse, on le critique… Même Roger Federer, au début de sa carrière, a été victime de ce traitement particulier, avant que son statut de demi-dieu du tennis le rende totalement intouchable. « C’est ce qui me manque des États-Unis: cette liberté, cette audace, ce sentiment que tout est possible. » Lauriane Gilliéron a vécu douze ans à Los Angeles. Après avoir rendu sa couronne de Miss Suisse, en 2006, elle décida en effet de vivre à fond son rêve américain : s’installer dans la Cité des Anges, tenter sa chance dans le cinéma, rêver de décrocher le rôle qui lancera sa carrière… Mais, en 2018, la Vaudoise a fait ses valises pour revenir en Europe. Donald Trump était président. Des raisons personnelles ont aussi pesé dans la balance. « Mais je me suis rendu compte que je travaillais plus souvent comme serveuse que comme comédienne », souffle-t-elle. Elle a eu néanmoins le courage de vivre cette expérience jusqu’au bout, l’espoir chevillé au cœur. Ça n’a pas marché ? Tant pis ! Depuis, elle a joué dans la série Quartier des Banques sur la RTS. Mais, en Suisse, on a du mal à donner du crédit à ce joli coquelicot. Autour de cette table du Café du Beau-Rivage, à Lausanne, William von Stockalper et Jocelyne Bloch l’écoutent raconter son histoire. Eux aussi, ils sont sortis du lot dans leur domaine respectif. Neurochirurgienne au CHUV, la Genevoise a vu son nom apparaître dans les médias du monde entier grâce aux résultats extraordinaires obtenus dans ses recherches, avec le professeur Grégoire Courtine, pour « soigner » la paraplégie : refaire marcher des patients, souffrant d’une rupture complète de la moelle épinière, avec un stimulateur électronique, c’est une révolution ! Fondateur d’une société, FrappeCom, spécialisée dans les écrans digitaux, le Valaisan, lui, vient de faire parler de lui, avec Vibiscum, le festival qu’il organisera en juin sur la place du Marché de Vevey, face aux Alpes, là où a lieu traditionnellement la Fête des Vignerons : avec DJ Snake et Orelsan comme premières têtes d’affiche, il a frappé fort. Mais, alors que Jocelyne Bloch semble échapper au syndrome du coquelicot, William von Stockalper a clairement eu le sentiment de déranger. Existe-t-il des têtes qui ont plus le droit de dépasser que d’autres ? Suscite-t-on moins de jalousie quand on fait un métier « sérieux » ?

« Dans la vie, j’ai entrepris beaucoup de choses : j’en ai raté quelques-unes, j’en ai réussi un peu plus… »

Vibiscum – et, par ricochet, son organisateur – a clairement été considéré comme un caillou dans la chaussure des autres festivals. Dans un calendrier estival déjà surchargé, on a vu d’un mauvais œil l’arrivée de ce Petit Poucet ambitieux, avec sa jauge de 18 000 spectateurs (à peu de chose près, le nombre total d’habitants de la ville de Vevey !) et sa programmation pétaradante. Rien qui ne puisse ébranler la sérénité de William von Stockalper. « Dans la vie, j’ai entrepris beaucoup de choses : j’en ai raté quelques-unes, j’en ai réussi un peu plus », explique-t-il. « Mais, en Suisse, au contraire de l’Amérique du Nord, la réussite est souvent considérée comme suspecte. » Elon Musk et Steve Jobs auraient-ils eu la même aura s’ils avaient eu un passeport à croix blanche ?

Moment de partage autour de la table. Jocelyne Bloch, William von Stockalper et Lauriane Gilliéron ont fini par trinquer avec un verre d’humagne blanc. Photo : Sébastien Anex
Photo : Sébastien Anex
Photo : Sébastien Anex

Hôtesse de l’air chez Swissair

L’homo helveticus préfère les gens humbles, discrets, aux personnes qui étalent leur ego sur la place publique. Jocelyne Bloch fait partie du premier groupe. Quand Lauriane Gilliéron l’interroge sur le chemin qui l’a menée jusqu’à la neurochirurgie fonctionnelle au CHUV, elle s’attarde sur ces six mois, après des examens ratés en deuxième année de médecine, où elle fut engagée comme hôtesse de l’air chez Swissair. « À chaque rotation, tu dois t’adapter à une nouvelle famille, avec laquelle tu vis presque vingt-quatre heures sur vingt-quatre. » Swissair était encore l’un des fleurons de l’économie suisse et engageait à tour de bras. « Nous étions trois étudiants à avoir posé notre candidature, nous avions été embauchés les trois », se souvient-elle. Mais cette expérience, même enrichissante, ne l’a pas détournée de son objectif premier : devenir médecin.

« Au moins, tu n’as pas peur de l’avion », sourit Lauriane Gilliéron. « Moi, il suffit qu’il y ait des turbulences et on me perd… » Autant dire que la Vaudoise – qui habite à Prilly, commune dont son père est syndic – ne regrette pas ses (longs) périples au-dessus de l’Atlantique. Après un an et demi à se lever aux aurores pour animer la matinale sur LFM, elle a choisi, à 38 ans, de se consacrer à sa carrière de comédienne. Sans attendre que le téléphone sonne (ou pas). « J’ai des projets, mais c’est un peu tôt pour en parler ici », admet-elle. Déterminée à provoquer les événements. On peut déjà la retrouver sur YouTube, dans des capsules vidéo rigolotes, Denise et Raymonde, qui montre deux amies, l’une mariée, l’autre célibataire, partageant leurs déboires amoureux.

« Chaque opération est à la charge de la recherche. Nous levons des fonds pour offrir ce traitement. »

Il faudra du temps…

Des projets, William von Stockalper en a aussi à foison. Vibiscum en est un parmi d’autres. Le Valaisan – qui travaille sur la Riviera, mais vit à Bulle, avec sa famille – est aussi président du Vevey-Sports depuis dix ans. Et il rêve de construire un centre sportif digne de ce nom sur les hauteurs de la ville. « Nous avons 500 gamins dans notre école de football, mais j’en ai aussi 110 sur une liste d’attente, parce que nous n’avons pas les infrastructures nécessaires. À deux semaines de la reprise du championnat, mon équipe première n’avait pas encore pu s’entraîner une seule fois sur un terrain entier. » Il a déjà tout : les partenaires, le terrain… Il lui manque le principal : l’aval de la commune. Là encore, la Suisse, romande surtout, a parfois du mal à bouger, à se mobiliser derrière des projets qui font sens. Même si, dans ce cas précis, on évoque l’aspect le plus rassembleur du football : son rôle social auprès des jeunes. En fin communicateur, William von Stockalper prendra le temps de convaincre.

Du temps, Jocelyne Bloch en aura aussi besoin avant que « son » traitement contre la paraplégie soit remboursé par les assurances maladie. « Pour l’instant, chaque opération est à la charge de la recherche », précise la neurochirurgienne. « À chaque fois, nous levons des fonds pour permettre d’offrir ce traitement gratuitement. » Greffé sur la moelle épinière du patient, ce stimulateur électronique, toujours en phase de certification, n’a pas encore livré tout son potentiel. Mais, à voir les progrès de la médecine, on est certainement au tout début de l’aventure pour les paraplégiques. Suffisant pour provoquer une vague d’espoir chez les personnes handicapées… La Suisse sera-t-elle fière de ses chercheurs ? Ou se laissera-t-elle encore une fois gagné par le syndrome du coquelicot ? De mon côté, je l’avoue, j’aime beaucoup les têtes qui dépassent. Parce qu’elles te prouvent que tout rêve est fait pour se concrétiser. Parce que tout talent se doit d’être apprécié à sa juste valeur.

On fait les présentations…

Photo : Sébastien Anex

JOCELYNE BLOCH

Avec le professeur Grégoire Courtine, la Genevoise est à la pointe de la recherche en paraplégie. Diplômée en neurochirurgie depuis 2004, elle a été la première à installer, en 2018, un système d’électrodes sur une moelle épinière – qui permet l’échange d’informations entre le cerveau et les muscles des membres inférieurs. Un progrès salué dans le monde entier.

Photo : Sébastien Anex

LAURIANE GILLIERON

Élue Miss Suisse en 2005, la Vaudoise termine troisième du concours de Miss Univers à Los Angeles. Elle s’installe en Californie pendant 12 ans pour devenir actrice. Elle tourne un spot publicitaire avec George Clooney, apparaît dans les séries Les Experts ou Castle, avant de revenir en Suisse. Elle a joué dans les deux saisons de Quartier des Banques sur la RTS.

Photo : Sébastien Anex

WILLIAM VON STOCKALPER

Après des études de communication à l’Université de Laval, au Canada, le Valaisan a été responsable du sponsoring du FC Sion avant de créer sa société, FrappeComm, spécialisée dans les écrans digitaux. Président de Vevey-Sports, il est aussi l’organisateur du festival Vibiscum (8-10 juin), qui accueillera DJ Snake et Orelsan à Vevey.