ScèneReportage

Crazy Horse « C’est la scène de la femme indépendante »

Le célèbre cabaret de l’avenue George V est à la croisée des chemins. Alors que les critères de recrutement ont évolué avec les années, le voile de mystère qui entourait les danseuses a disparu avec les réseaux sociaux et le besoin d’internationalité se fait sentir. C’est sûr, les Crazy Girls n’ont jamais été aussi dans l’air du temps !

Photo : Rémy Desclaux

Dès qu’elle entend les premières notes de Take My Love, juste avant de se glisser sur scène, un large sourire vient illuminer son visage. Emma, alias Enny Gmatic, a une tendresse particulière pour ce numéro. L’un des premiers solos qu’elle a appris après son entrée au Crazy Horse. Il y a cette barre métallique autour de laquelle son corps se love avec gourmandise, ces projections dorées sur sa silhouette pétillante qui évoquent des bulles de champagne et la voix féline d’Ertha Kitts, si suggestive quand elle chante : You can have it, if you want it. « Mais j’aime aussi beaucoup Lay Laser Lay », ajoute-t-elle. « Ce tableau (ndlr. créé par Alain Bernardin lui-même) est très technique, avec cette roue qui tourne à l’infini, et exige de s’investir énormément au niveau émotionnel. C’est un honneur de le présenter ! » Cheveux mouillés, la danseuse disperse les volutes de fumée avec ses gestes pour un ballet envoûtant et sensuel. Une ode au désir et à l’amour !

Emma se souvient très bien de son arrivée au Crazy Horse, en 2011. « Je travaillais dans un autre cabaret à Paris et une amie m’a embarquée avec elle à l’audition. » À ce moment-là, elle en rêvait sans se projeter. « Plusieurs personnes m’avaient dit que j’avais le profil, mais je n’avais encore jamais osé franchir le pas. » Elle se retrouve dans un groupe de cinquante filles et se porte volontaire pour passer la première. « J’ai dû improviser sur une musique que je ne connaissais pas, en même temps que je découvrais la scène, si singulière, du cabaret, toute petite (ndlr. 2 m de hauteur et 6 m de longueur), avec sa moquette et ses dimensions d’écran 16:9. » Classique, jazz, contemporain… La Française est une danseuse tout-terrain, habituée aux plumes et au french-cancan. L’atmosphère du Crazy Horse est différente : la nudité est sublimée par la lumière et l’artiste reste la pièce centrale de la chorégraphie. Autant savoir se positionner sous les projecteurs et être précise dans sa gestuelle !

En quête de diversité

Après l’épreuve de la danse, Emma doit encore passer le test des mensurations. Taille, poids, cambrure : tout est mesuré, pesé, vérifié. Car les critères d’engagement au cabaret sont plutôt stricts. Alain Bernardin les avait imposés dès sa création en 1951. Une taille oscillant entre 168 et 172 centimètres (les talons se chargent de gommer la différence), un long cou, de jolis genoux… Le patron avait deux théories pour justifier sa quête d’idéal. Il portait une attention minutieuse sur le sein droit de ses candidates, supposé être « moins beau que le gauche ». Quant à la cambrure des fesses, il en avait fait une formule mathématique : 21 cm d’écart entre les deux tétons et 13 cm du nombril au pubis. Tout un art !

«Je cherche des filles qui ont une vraie gueule, une présence, pas juste une bonne danseuse. »

Avec son spectacle Totally Crazy, le cabaret célèbre 70 ans de créations et propose une sorte de best of de ses tableaux les plus emblématiques. Photo : Antoine Poupel

« Ces critères ont évolué depuis », explique Andrée Deissenberg, directrice du Crazy Horse depuis 2006. « Si l’uniformité des corps est restée, car elle fait partie de l’esthétique graphique du cabaret, je cherche des filles qui ont une vraie gueule, une présence, pas juste une bonne danseuse. J’en arrive même à un point où je donnerai plus de valeurs à la personnalité de la fille qu’à son coup de pied… » La Franco-Américaine prône aussi le retour à une diversité. « Je rêve d’une scène avec une Latine, une Asiatique et une Africaine. Nous représentons la rue, la ville, la vie, nous devons être la vitrine du monde. » À la recherche de ces perles rares, Andrée Deissenberg s’est d’ailleurs rendue en novembre à New York, véritable melting-pot culturel, pour organiser un ou deux castings. « Nous avons beaucoup recruté à Paris par le passé, mais je réalise que nous manquons singulièrement d’internationalité. C’est pourtant ce qui donne sa saveur au Crazy Horse ! » Elle admet cependant qu’il n’est pas si facile de trouver des filles qui correspondent à tous ces critères. « Sur 160 danseuses auditionnées, cette année, je n’en ai retenues que trois… »

Il y a douze ans, Emma faisait elle aussi partie du trio invité à intégrer la troupe. Le tout début de l’aventure ! La suite ? Trois mois de formation au cabaret. Nonante jours où l’on « déconstruit » la danseuse. « Cela me paraissait énorme », avoue Enny Gmatic. « D’habitude, on apprend une chorégraphie en deux semaines. Mais, au Crazy Horse, il y a des codes spécifiques à assimiler et, surtout, cette cambrure constante à maîtriser. Une danseuse, classique ou jazz, apprend à garder le dos bien droit et à rentrer le ventre. Ici, le centre de gravité est tout de suite poussé vers l’avant. » Et puis, il y a ces talons avec lesquels il faut désormais vivre au quotidien, pendant les répétitions, afin de trouver cette posture si particulière. « Cela ne se fait nulle part ailleurs. En règle générale, on répète en baskets et, ensuite, on passe aux talons… »

«La nouvelle génération est moins liée à une maison : elle a un besoin constant d’apprendre, d’évoluer… »

Après les attentats terroristes à Paris en 2015, le tableau d’ouverture, God Save Our Bareskin, a été retouché pour le rendre moins militaire. Les uniformes de la garde royale anglaise sont toujours là, mais il y a désormais plus de légèreté : le rideau s’ouvre sur les fesses des danseuses ! Photos : Michel Dierickx, Rémy Desclaux

Lorsqu’Emma pose ses valises à l’avenue George V, le Crazy Horse est en pleine renaissance. Issue du Cirque du Soleil, Andrée Deissenberg vient d’être engagée pour réveiller cette belle endormie. « Ce cabaret ressemblait à un bijou oublié derrière le sofa: il était urgent de le dépoussiérer », dit-elle dans la Tribune de Genève avec son sens de la formule. Afin d’évaluer sa cote de popularité, elle invite d’abord plusieurs guest-stars à venir s’effeuiller dans ce lieu mythique : Dita von Teese, Arielle Dombasle, Clotilde Courau et Pamela Anderson font salle comble, confirmant l’attachement du public au cabaret. Puis la directrice entreprend des travaux pour doter le saloon des dernières technologies et, surtout, d’une régie de face. Avant de proposer à Philippe Decouflé, l’homme qui avait orchestré les cérémonies d’ouverture et de fermeture des Jeux olympiques d’Albertville en 1992, de créer un nouveau spectacle : Désirs. « Il nous a offert les plus beaux tableaux de notre répertoire (ndlr. Rougir de Désir, Upside Down ou Scanner) », résume Andrée Deissenberg aujourd’hui. « Mais ils restent moins drôles, moins rythmés. Ils sont plus Decouflé que Crazy ! »

Emma, alias Enny Gmatic, a intégré la troupe du Crazy Horse en 2011. Trois mois de formation ont été nécessaires pour « déconstruire » la danseuse et lui apprendre les codes du cabaret. Photos : Michel Dierick, Rémy Desclaux

Les mentalités changent…

Et, en 2011, cerise sur ce gâteau toujours plus alléchant, le Crazy Horse commence à s’exporter, à envoyer ses ambassadrices de charme parcourir la planète. « Après mes trois mois de formation, je suis partie trois mois en tournée en Ukraine, à Taïwan, puis en Russie », se souvient Emma. La troupe s’arrêtera d’ailleurs quatre fois en Suisse, mais Enny Gmatic ne sera jamais du voyage. Cette vie, entre deux avions, ponctuée de retours réguliers dans la maison-mère, dure une dizaine d’années. Jusqu’à ce que le Covid vienne jouer les trouble-fête et stoppe net le bel élan initié par la nouvelle direction. Mais, en toute crise, il y a une opportunité. Andrée Deissenberg profite de cette période morose pour « rafraîchir » le cabaret. La façade, l’entrée… Tout est redessiné, repensé, réaménagé. La boutique a désormais un espace dédié. La salle, elle, s’est offert un bar et des zones privatives. « Le lieu est devenu plus féminin, plus doux, moins effrayant, j’ai le sentiment que l’énergie circule mieux », décrit la directrice, qui travaille aussi sur un autre projet de bar, derrière le club celui-là, installé dans une ancienne loge de concierge. « Le nom n’existe pas encore, mais l’ouverture est prévue pour 2024 », révèle-t-elle. Sans en dire trop.

Pour Andrée Deissenberg, le Crazy Horse se trouve d’ailleurs à la croisée des chemins. Les temps ont changé. Les mentalités aussi. Elle l’observe avec la jeune génération qui pousse les portes du cabaret pour y travailler. « Elle est moins liée à une maison, elle est plus papillon dans l’esprit : elle a un besoin constant d’apprendre, d’évoluer… Désormais, elles ne sont pas dévouées à une seule cause. En plus d’être belles et talentueuses, nos danseuses sont aussi infirmière, mannequin, photographe et sont satisfaites lorsqu’on leur propose un contrat en CDD qui leur permet d’aller explorer d’autres univers. » Forcément, cela complique le processus de recrutement et provoque un turn-over régulier au sein de la troupe. « Former une nouvelle danseuse implique du temps, des gens et de l’argent. On crée des costumes sur mesure, on réfléchit à un nom de scène, on leur apprend à se coiffer et se maquiller selon les codes du cabaret… C’est un vrai accompagnement humain et artistique. On aimerait bien amortir cet investissement sur plusieurs années. » Aujourd’hui, le Crazy Horse ne compte qu’une trentaine de danseuses dans son effectif. « Nous avons besoin de reconstituer une troupe », admet la directrice. « Il nous en faudrait bien dix de plus pour pouvoir faire des galas, mais aussi pour être bien dans nos baskets en cas de maladie ou de congé maternité… »

« Le mystère, c’est terminé ! »

Mais, d’un autre côté, ces femmes indépendantes, curieuses et passionnées, font énormément pour la réputation du Crazy Horse. Et leur présence sur les réseaux sociaux n’est pas étrangère à cette situation. Par le passé, Alain Bernadin aimait entretenir le mystère autour de ses danseuses. À ses yeux, elles devaient rester inaccessibles. Le rideau tombé, le cabaret prenait soin de les ramener chez elles en taxi et leur interdisait d’avoir un contact avec la clientèle. Tout juste avaient-elles le droit d’accepter un bouquet de fleurs… Il était surtout impossible de savoir qui se cachait derrière ces pseudonymes rigolos, véritables clins d’œil à leur personnalité, ni même de demander leur âge.

« Le mystère, c’est terminé ! », lâche Andrée Deissenberg. « Évidemment, on ne va pas leur demander de passer dans la salle juste après s’être montrées nues sur scène. Il y a une certaine pudeur à préserver. En revanche, on leur laisse vivre leur vie. Et cela nous a rendu un fier service… » La directrice ne l’avait pas anticipé, ni réalisé, mais le fait que « ses » danseuses partagent leur quotidien sur Instagram a « renforcé l’image du Crazy Horse comme scène de femmes libres et fortes ». « Toutes ces jeunes femmes ne sont pas des pots de fleurs, elles sont totalement investies dans la vie. Et le fait qu’elles prennent elles-mêmes la parole permet de remettre les points sur les i. » Un rapide coup d’œil sur le compte d’Enny Gmatic permet ainsi de découvrir qu’elle est maman d’un petit garçon d’un an, qu’elle apprécie le yoga et qu’elle a ouvert un bar, le Mrs Riot, à Londres avec son mari. « Lorsque je suis arrivée, on n’avait pas encore le droit de partager des images des coulisses », se souvient Emma. « Aujourd’hui, on ne peut pas vivre sans les réseaux sociaux. Le public a besoin d’avoir cette connexion réelle avec les danseuses, ils ont envie de connaître leur histoire, d’où elles viennent, ce qu’elles aiment faire… » Le cabaret l’a bien compris : avant le spectacle, il propose une Crazy Expérience – au prix de 295 euros, avec champagne et amuse-bouches – qui comprend une visite des coulisses en compagnie de l’une des danseuses. « J’en fais parfois et je me rends compte que le mystère reste toujours un peu: on nous demande souvent si l’on va vraiment être sur scène après ou pas ! »

De Blackpink au Crazy Horse

Le Crazy Horse peut aussi compter sur les stars pour cultiver ce courant néo-féministe. « Beaucoup de femmes nous défendent, à l’instar d’Amber Heard ou Cara Delevingne », explique Andrée Deissenberg. « Elles viennent souvent assister au spectacle, puis postent des stories avec le hashtag #femaleempowerment. Nous revendiquons d’être la scène de la femme libre et indépendante, mais il est difficile de le dire soi-même.» En octobre, le cabaret a pu profiter du buzz créé par la venue de Lisa, la chanteuse du groupe de K-pop, Blackpink, à l’avenue George V. Non pas comme spectatrice, mais comme danseuse…

« Tout a été organisé dans le plus grand secret », raconte la directrice. « Elle est venue pendant l’été, pour répéter, seule, sans garde du corps. Elle s’est glissée dans la peau d’une danseuse, avec humilité, et, franchement, elle a fait preuve d’une capacité d’assimilation et de travail incroyable. En trois jours, elle avait appris toutes ses chorégraphies. » Pendant quatre jours, Lisa a interprété quatre solos (Crisis ? What Crisis ?, But I’m A Good Girl, Miss Astra) et fait des apparitions dans l’opening, le mythique God Save Our Bareskin, puis dans le final (You Turn Me On). « Elle était vraiment heureuse sur scène, jouant avec le public, jetant son écharpe dans la foule… Sa prestation a eu une portée mondiale. » Sur Instagram, la jeune Thaïlandaise a d’ailleurs partagé les images prises avec les autres danseuses. La légende ? « N’hésitez pas à faire appel à moi en cas de besoin ! » Andrée Deissenberg a-t-elle trouvée sa perle asiatique ?

www.lecrazyhorseparis.com

Une perruque, des longs cils, un rouge à lèvres carmin… Les codes du cabaret sont immuables. Photo : Antoine Poupel, Rémy Desclaux
Lisa, leader du groupe K-pop, Blackpink, sur la scène du Crazy Horse. Photo : Antoine Poupel, Rémy Desclaux
Avec la Crazy Expérience, il est désormais possible de visiter les coulisses du cabaret… Photo : Antoine Poupel, Rémy Desclaux

Crazy Horse

19 mai 1951 Création du cabaret par Alain Bernardin.
1991 Inauguration d’un deuxième cabaret au MGM Grand Hotel à Las Vegas.
1994 Décès d’Alain Bernardin.
2005 Arrivée d’Andrée Deissenberg à la direction générale.
Octobre 2006 Dita Von Teese est la première guest-star du Crazy Horse. Elle sera suivie par Arielle Dombasle (2007), Pamela Anderson (2008), Clotilde Courau (2010), Noémie Lenoir (2013), Conchita Wurst (2014) et Viktoria Modesta (2019).
2009 Première du spectacle de Philippe Decouflé, Désirs.
2016 Chantal Thomass crée de la lingerie pour les danseuses.
2023 Lisa, leader de Blackpink, danse quatre solos pendant la Fashion Week de Paris.
19 mai 1951 Création du cabaret par Alain Bernardin.
1991 Inauguration d’un deuxième cabaret au MGM Grand Hotel à Las Vegas.
1994 Décès d’Alain Bernardin.
2005 Arrivée d’Andrée Deissenberg à la direction générale.
Octobre 2006 Dita Von Teese est la première guest-star du Crazy Horse. Elle sera suivie par Arielle Dombasle (2007), Pamela Anderson (2008), Clotilde Courau (2010), Noémie Lenoir (2013), Conchita Wurst (2014) et Viktoria Modesta (2019).
2009 Première du spectacle de Philippe Decouflé, Désirs.
2016 Chantal Thomass crée de la lingerie pour les danseuses.
2023 Lisa, leader de Blackpink, danse quatre solos pendant la Fashion Week de Paris.