MusiqueL’enquête

Scène Suisse : Quand la musique est bonne

Notre pays foisonne de talents et de projets de qualité. Cet été, les festivals leur font la part belle. On fait le point avec Phanée De Pool, Émilie Zoe, Roxane, Pat Burgener et Arma Jackson.

Photo : Marc Ninghetto

Faire rimer période estivale et festivals? Après deux ans de pandémie et d’annulations en série, on n’attendait rien d’autre, tant l’été semblait fade sans ces festivités. Ça tombe bien: pour cette reprise, les manifestations romandes ont rempli leurs programmes à ras-bord de concerts alléchants. La musique made in Switzerland y tient bonne place: une nouvelle scène 100% suisse au Venoge Festival, une grosse programmation d’artistes helvétiques au Montreux Jazz et à Paléo pour n’en citer que quelques exemples. «Il a toujours été important pour nous de soutenir les artistes suisses qui représentent chaque année environ 20% de notre programmation. Beaucoup de professionnels de la musique et des médias sont présents à Paléo et cela leur donne également la chance de jouer potentiellement devant des décideurs», explique Mathieu Monnier, dénicheur de perles helvétiques depuis 15 ans. Depui cinq ans, il est l’un des trois programmateurs du festival nyonnais. «On a chaque soir une ou deux grosses têtes d’affiche et quelques groupes connus pour vendre l’essentiel des 35 000 billets. Ensuite, on se fait plaisir sur les plus petits artistes. On y va au coup de cœur, mais nous devons les voir en live pour nous assurer de la qualité du projet. Nous tenons également à avoir des artistes très locaux, de Gland ou de Nyon, comme le groupe de rock garage Broken Bridge.» Cette année, le festival propose également une scène électronique avec une bonne vingtaine de DJ, dont plus d’un quart vient du cru. Parmi eux, le Lausannois Laolu qui explose à l’internationale.

À Paléo, la plupart des artistes suisses jouent au Club Tent, d’une capacité de 2500 places. On y verra notamment Mara, Flèche Love, Silver Dust et le rappeur Kingzer qui se produit le même soir que Ninho (grande scène), lequel l’a signé sur son label. «Beaucoup étaient programmés en 2020 et nous leur avons proposé en priorité de venir cette année pour rattraper le rendez-vous manqué», précise Mathieu Monnier. C’est le cas de l’Appenzellois Marius Bear qui a, depuis, bénéficié d’un joli coup de projecteur avec sa 17e place à l’Eurovision en mai, ou de la Tessinoise Kety Fusco, qui «joue sur sa harpe comme sur une guitare électrique».

«Dans un festival, tu dois convaincre, car beaucoup de spectateurs ne sont pas venus pour toi.»


Arma Jackson: des États-Unis à Paléo

L’incontournable Arma Jackson, meilleur artiste romand aux Swiss Music Awards 2021, aussi, a rempilé. «Je suis content de retrouver des festivals hors Covid, et Paléo, c’est une belle opportunité de se faire connaître un peu plus», déclare le Lausannois qui a donné, en mars, ses trois premiers concerts américains, à Washington, Houston et Atlanta, dans le cadre du Francophonie Festival organisé par l’ambassade suisse. «C’était une expérience incroyable, mais sans prétention», rectifie-t-il humblement. «J’ai eu une chance énorme de jouer devant un public américain. Ils ne connaissaient pas forcément la langue, pas ma musique: toutes les barrières possibles étaient là et pourtant, tout le monde dansait, levait les mains. C’était génial. Dans un festival, tu dois aussi convaincre, car beaucoup de spectateurs ne sont pas venus pour toi. Il faut leur faire découvrir ton projet.»

Photo : Marc DR, Marie-Lou Malot

À Nyon, il présentera son album, Idéal, ainsi que quelques morceaux plus anciens. «En live, on va un peu plus loin dans l’intention, on fait beaucoup de remix, d’adaptation. Avec les musiciens, on envoie! » En mai, Arma Jackson était en studio pour écrire et enregistrer de nouveaux titres qu’il devrait présenter dès la rentrée. «J’ai plein de collègues artistes qui font de la super musique en Suisse, et ça m’encourage», explique-t-il. «J’espère moi aussi un jour inspirer d’autres à se lancer. Grâce aux réseaux sociaux et à la manière de consommer la musique, les artistes romands émergent, se font connaître à l’étranger.» La compétition en devient-elle aussi plus grande? «Peut-être, mais gagner sa vie est surtout devenu plus accessible.» Révolue l’époque où il fallait «monter à Paris pour réussir»? Il rit. «J’aime voyager et peut-être qu’un jour, je m’installerai un temps en France. Je ne me ferme pas les portes. Mais à court terme, non, je n’ai pas envie de quitter la Suisse.»

La richesse des programmations suisses, des grands événements aux plus petits, tels que le Bout d’Brousse Festival à Puidoux, qui programme les excellents The Two entre autres artistes du cru en août, force à poser la question: en quoi la scène suisse a-t-elle changé? «Cela fait pas mal d’années qu’elle est foisonnante et excitante, avec des projets intéressants», constate Mathieu Monnier. «Mais avant, il était plus difficile de les trouver, justement car il n’y avait pas les réseaux sociaux, ni la possibilité d’enregistrer un titre et de le balancer direct en streaming. Ces outils semblent avoir encouragé toute une partie d’artistes.»

Même constat sur la Riviera, où depuis 22 ans, Claudia Regolatti Muller est programmatrice des scènes gratuites du Montreux Jazz Festival: «Les artistes suisses ont beaucoup plus d’occasions de se montrer. Avant, ils restaient plus dans leur cave et c’était toujours les mêmes qui tournaient.» Cette année, le choix s’est d’ailleurs porté sur les musicien(ne)s émergent(e)s pour les concerts gratuits. «On avait envie de changement et notre partenaire avait vraiment cette volonté d’accueillir une nouvelle génération.» Le montant des cachets est-il un argument? «Non, parce qu’on doit aussi les loger et les groupes étrangers peu connus recevront souvent le même cachet. La différence, c’est que les Suisses sont souvent plus disponibles, car ils sont proches.»

«Avant, il était plus difficile de trouver les artistes suisses, car il n’y avait pas les réseaux sociaux.»

Roxane: premier album en 2023

Cette année, au Parc Verney, la Super Bock Stage, d’une capacité de 1500 personnes, accueillera donc des voix aussi sublimes que celles trempées de soul des Genevoises Evita Koné (avec le groupe Captains of the Imagination), dont le premier EP, Break, produit par Christophe Calpini, a été unanimement salué, et Roxane, petite-fille de cantatrice, dont la tessiture, du haut de ses 20 ans, n’est pas sans rappeler celle d’Amy Winehouse.  Les deux chanteuses ont été repérées par le Montreux Jazz Festival lors de l’Autumn of Music 2021.

Sur scène, Roxane, qui a sorti son deuxième single, Goodbye, en avril et déjà chanté au festival Dolce Riviera et au Zermatt Unplugged, se lance seule avec sa guitare, pour une dizaine de compos personnelles, dont What I Mean, son premier single, écrit lorsqu’elle avait 16 ans. Après deux ans de formation musicale supérieure à Londres, la Genevoise a décidé d’arrêter ses études pour saisir les opportunités qui se bousculent: «Mon premier album est prévu en 2023 et il y aura sans doute un EP avant la fin de l’année.» Elle sera également au programme du festival Into the Corn, le 13 août, et à La Bâtie, le 4 septembre.

Photo : Marc DR, Marie-Lou Malot

À Montreux, côté gratuit, on ne manquera pas le concert soul-rock d’Olympic Antigua, celui de Delia Meshlir, de la Saint-Galloise Joya Marleen, tout juste auréolée du Swiss Music Award de meilleure chanteuse suisse, ou de STARO. On se réjouit également d’écouter VVS Panther (scène Lisztomania). Passage obligé aussi à la Lake House (de 17 h à 5 h) qui propose cette année un cinéma où le Festival de Locarno présentera des films, mais aussi de nombreux projets spéciaux et des concerts estampillés suisses. «Le 4 juillet, à 20 h, nous aurons un concert du très prometteur Louis Matute. Il a sorti un album en sextet, ce qui est assez rare. Le lendemain, à la même heure, nous accueillerons lYA KO & The Guilty Pleasures», se réjouit Stéphanie-Aloysia Moretti, programmatrice des lieux. Également gratuite, la scène Ipanema, elle, accueillera pléthore de DJ suisses et internationaux. Côté concerts payants, les Helvètes promettent deux soirées inoubliables: Dino Brandao, Sophie Hunger et Faber lanceront les festivités le 1er juillet au Montreux Jazz Lab. Tandis qu’Émilie Zoé se produira le lendemain au Stravinski, en première partie de Nick Cave and the Bad Seeds (lire en page 44).

Comme elle, beaucoup expliquent travailler entre ami(e)s. Roxane a confié la réalisation du clip de Goodbye au cinéaste Lucas del Fresno, compagnon de sa sœur Nastassia, elle-même à la direction artistique. Chez Pat Burgener aussi, on est plus fort en famille: «Quand je parle musique, je dis toujours on, car avec mon petit frère, on écrit tout ensemble depuis six ans et mon grand frère est mon manager. Ils font partie de cette réussite.» Le snowboardeur, membre de l’équipe nationale, réalise aussi désormais ses clips lui-même, à l’image de l’excellent Make it Home. Alors qu’il vient de publier un nouveau single Low, il fera vibrer les arènes d’Avenches cet été.

Photo : Marc DR / Irascible Music, Marie-Lou Malot, Albin Tissier

Pour sa 30e édition, la dernière dans les arènes d’Avenches avant des travaux de rénovation de cinq ans, Rock Oz’Arènes accueille notamment La Gale, le 11 août, Laura Scaglia le 13, et une journée 100% suisse en clôture, le dimanche 14, avec Stephan Eicher, 40 ans de carrière, en tête d’affiche, Yann Lambiel, les sœurs Camille et Julie Berthollet, Gjon’s Tears and the Weeping Willows – que l’on aura également eu l’occasion d’applaudir à Sion sous les étoiles le 15 juillet, White Dune, Marius Bear et Pat Burgener. «Cela fait des années que je rêve d’y jouer après avoir fait le Caribana, Montreux, Sion sous les étoiles», confie ce dernier. «Cette année, ma tournée compte beaucoup de dates en Suisse alémanique. Rock’Oz sera ma grande date romande. Je me réjouis également, parce que je joue le même soir que Marius, un de mes meilleurs potes dans le monde musical. Ensemble, on a sorti Waiting On the World to Change qui a eu un gros impact en Suisse et on fera sûrement un petit show spécial ensemble à Avenches.»

Le Lausannois sortira son premier album, enregistré à Londres, en fin d’année. S’il a tant attendu pour le faire, depuis ses débuts en 2015, c’est qu’il n’avait pas trouvé son style, confie-t-il. Ces deux dernières années lui ont permis de l’identifier: «Comme il n’y avait plus de scènes, j’ai fait davantage de snowboard et je me suis malheureusement blessé. J’ai écrit Low, alors que j’étais à l’hôpital, les ligaments croisés déchirés un an avant les Jeux olympiques. J’ai appris énormément sur moi-même durant cette période. On peut être mal, mais garder une attitude positive. Mon style aujourd’hui, c’est justement la musique good vibes, crazy and wild. Je pense que l’album va bien marcher, surtout qu’avec les réseaux sociaux, j’ai une belle plateforme.»

Photo : Marc DR / Irascible Music, Marie-Lou Malot, Albin Tissier
Photo : Marc DR / Irascible Music, Marie-Lou Malot, Albin Tissier

La grande scène pour Gjon’s Tears à Sion

Demi-finaliste de The Voice, The Voice All Stars et 3e à l’Eurovision en 2021, Gjon’s Tears, 23 ans, s’est fait une place importante dans le monde musical. Ce printemps, il enregistrait son premier album à Londres. Michael Drieberg, directeur-fondateur de Sion sous les étoiles, a décidé de miser sur lui pour tenir la grande scène le 15 juillet. Le festival sédunois ne compte que deux concerts suisses: Gjon et GOTUS. «Contrairement à d’autres festivals qui ont plusieurs espaces et peuvent faire chanter les Suisses sur les scènes plus petites, nous n’avons qu’une scène. À l’avenir, nous prévoyons d’en avoir une deuxième, mais pour l’instant, nous devons programmer des artistes qui peuvent remplir la soirée. Cela faisait longtemps que je n’avais pas vu un Suisse avec un univers aussi marqué, dans sa gestuelle, sa voix, son interprétation, que Gjon’s Tears. Nous avons donc décidé de lui offrir cette grande scène.»  Le Fribourgeois passera après Goldmen et juste avant Vianney, qui remplace son collègue de The Voice, Florent Pagny, traité pour un cancer.

Au Venoge Festival, la scène suisse a eu droit cette année à une nouvelle zone dédiée. Ce festival off, gratuit, propose une vingtaine d’artistes dont, rien que le samedi 20 août, Baron.e, Joya Marleen, Sophie de Quay, Shana Pearson et Kay Jam. Carton plein pour Baron.e cette année: le duo chante en juillet à l’Estivale d’Estavayer-le-Lac (qui fête ses 30 ans avec des têtes d’affiches comme Eddy de Pretto, Vianney, Bigflo & Oli et Yseult), en août au Bout d’Brousse Festival, en septembre au Tohu Bohu Festival à Veyras (VS) et au Chant du Gros. Le festival jurassien soufflera, lui aussi, ses 30 bougies en grande pompe, avec les Dutronc, Patrick Bruel, Julien Clerc et Calogero et les Suisses Stephan Eicher, Stéphane, Les Fils du facteur, Gotthard et Phanee de Pool. 

Interview

Emile Zoe
«J’espère rencontrer Nick Cave!»

Montreux

La Lausannoise a sorti en février son troisième opus chez Hummus Records à La Chaux-de-Fonds, Hello Future Me. Une œuvre envoûtante que l’auteur de Tiger Song décrit comme son disque «le plus personnel et introspectif». À consommer sans modération le 2 juillet à Montreux.

Quel est votre état d’esprit avant ce concert?
Je me réjouis à fond. Ce sera ma première fois dans ce festival mythique. J’ai appris que Nick Cave avait personnellement validé mon nom pour faire sa première partie. C’est fou de penser que la musique qu’on bricole dans notre coin avec mes amis, entre un appart, un local de répét’ et le studio d’à-côté, a été écoutée par cette personne qui a des années d’expériences et dont j’admire le travail. Depuis trois ans, je suis aussi son site, les Red Hand Files. J’espère que je pourrais le rencontrer.

Que pouvez-vous dire sur votre concert à Montreux?
Je jouerai Hello Future Me et des incontournables qui me tiennent à cœur. Depuis 2014, je me produis exclusivement en duo, une formule que j’adore, car l’échange est très direct. À Montreux, je serai sur scène avec Fred Bürki. Across the Border, première chanson de l’album, ouvrira le live. Je l’ai composée il y a huit ans et elle était restée dans mes mémos vocaux. Je l’avais complètement oubliée! On est tombés dessus en travaillant sur l’album. Roses on Fire est aussi particulière pour moi. Depuis toujours, je tripe sur les chorales, mon père chantait dans des chorales et ce sont les premiers concerts que j’ai vus. J’adore le mélange de voix, les harmonies, l’énergie qui s’en dégage. Mais quand on l’a enregistrée, avec les restrictions sanitaires, réunir une chorale n’était pas possible. C’est donc moi et Nicolas Pittet qui faisons toutes les voix. Sur scène, je fabrique cette chorale en direct en enregistrant ma voix à plusieurs reprises.

Photo : DR

Phanée De Pool
«Cela me donne le vertige…»

Noirmont

Poétesse de la langue française applaudie jusqu’en Chine, reine du slap (contraction de slam et rap qu’elle a inventée), Phanee de Pool a ce talent unique d’aligner les mots comme s’ils parlaient de chacun(e) d’entre nous. Toujours, elle sait les faire rire, les bouleverser, les faire vibrer d’une évidence qui nous force à nous interroger sur tout et, parfois même, sur rien. Le 7 septembre, l’ancienne policière révélée avec le tube Luis Mariano en 2016, auréolée du prix Georges Moustaki et de deux Swiss Music Awards, sera sur la grande scène du Chant du Gros, avant Patrick Bruel, à quelques kilomètres de Bévilard où elle a grandi.

Jouer au Chant du Gros est-il particulier pour vous?
Oui, car j’y suis souvent allée en tant que spectatrice, mais jamais je n’aurais pu imaginer que je foulerai cette grande scène un jour. Cela me donne le vertige rien que d’en parler. Ce sera sûrement l’un des concerts où il y aura le plus de monde que je connais: à peu près une personne sur deux que je croise me dit qu’elle y sera! (rires) C’est à la fois grisant et flippant parce que se mettre à poil devant des connaissances, c’est toujours plus compliqué que devant des inconnus.

Vous y présenterez votre deuxième album, Amstram, sorti en plein confinement en 2020. Comment avez-vous vécu ces deux ans?
J’étais au tapis. J’avais tellement de dates annulées, de rêves qui s’effondraient que j’ai même envisagé, à contrecœur, de chercher un autre job, pour sortir de cette léthargie qui me rongeait. Aujourd’hui, je travaille sur mon troisième album avec des œillères: je fais ce que j’ai à faire et on verra bien ce qu’il se passe quand il sortira début 2023. On va publier quelques titres avant et j’en chanterais un ou deux au Chant du Gros.

À quoi ressemblera votre concert?
Je serai seule sur scène pendant une heure, au four et au moulin, à mettre la purée tout en gardant le contact avec les gens alors que la tente est grande. J’ai déjà chanté au Stravinski, à Paléo, Rock Oz’Arènes et dans de grands festivals en France, mais j’ai surtout l’habitude des petites scènes et de l’intimité. En format festival, mon spectacle est plus punchy. J’ai toujours un fil rouge, mais entre les chansons, cela peut partir dans tous les sens en fonction du public. Si une tête m’accroche, il n’est pas impossible qu’on parte sur un moment de déconne.