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Ozawa Academy En quête d’une même respiration

Créée en 2004, l’académie célèbre ses 20 ans et perpétue la vision de son fondateur, le chef d’orchestre Seiji Ozawa, décédé en février dernier : inviter 24 solistes pour travailler le quatuor à cordes, la base, selon lui, pour devenir un artiste accompli. Reportage entre Rolle et Genève.

Les dernières notes du quatuor à cordes N°1 en mi mineur « de ma vie », signé Bedřich Smetana, vibrent encore, en suspension dans cette salle Bartoli. Avec ce troisième mouvement, largo sostenuto, le compositeur tchèque raconte sa rencontre avec sa première femme, Kateřina Kolařová, décédée de la tuberculose en 1859. Le violoncelle y décrit les fiançailles, puis les noces. Le thème est tendre, romantique, et s’amplifie avec l’ensemble des cordes. Emportée par cette musique, une jeune femme, dans son fauteuil roulant, tape dans les mains et s’écrie : « Encore, s’il vous plaît ! » Dans la salle, on voit des pouces qui se lèvent, des mains qui saluent les artistes, des sourires qui illuminent les visages… Une heure durant, la connexion entre ces spectateurs « pas comme les autres » et les jeunes musiciens, venus des quatre coins de la planète, sera totale.

Chaque année, depuis 2007, et à la demande de son fondateur, Seiji Ozawa, les vingt-quatre élèves de l’académie emmènent leurs instruments dans le village d’Aigues-Vertes, à Bernex, pour offrir ce concert. Le chef japonais tenait à ce que la musique classique reste accessible, surtout à ces « publics empêchés » – dans ce cas, des adultes vivant avec une déficience intellectuelle – qui ne sont pas toujours les bienvenus dans les salles traditionnelles. La règle ? Il n’y en a pas ! Accompagné de son éducateur, chaque handicapé peut s’exprimer comme il l’entend, aller et venir à sa guise, applaudir, même si le mouvement n’est pas terminé… Sur scène, les musiciens, eux, s’adaptent à cette situation aussi singulière qu’imprévisible. La qualité d’écoute se révèle pourtant exceptionnelle. Comme si les notes de Beethoven, Britten ou Schönberg ont la magie d’effacer les différences.

Après le concert, les « académiciens » se retrouvent dans le parc, sous un soleil (enfin) estival. Tandis que les pensionnaires d’Aigues-Vertes profitent d’un barbecue, qui vient ponctuer leur semaine d’activités, les élèves profitent de l’apéro, arrosé au jus de pomme artisanal et au Coca zéro. Avant d’improviser une petite partie de pétanque sur le terrain voisin. Bernex n’est qu’une étape dans leur séjour en Suisse romande et cet intermède sportif n’aura pas d’autres équivalents au cours de la semaine. Il est déjà temps de remonter dans le bus et de retrouver le château de Rolle. Là où la Seiji Ozawa Academy a installé son camp de base en 2007. « La municipalité nous réserve chaque année un accueil exceptionnel », relève Blanche d’Harcourt. « Elle nous remet quasiment les clés du château pendant dix jours. C’est un lieu de concentration et d’inspiration incroyable. Ses murs parlent… »

Les valeurs de l’académie

Directrice artistique de cette académie, Blanche d’Harcourt en est également l’une des membres fondatrices. Avec la disparition de Seiji Ozawa, en février dernier, à l’âge de 88 ans, elle est devenue l’une des figures tutélaires – comme le sont Sadao Harada ou Nobuko Imai, professeurs historiques de l’institution. Le Japonais, né en 1935, était une icône dans son pays. « C’est l’un des plus grands chefs d’orchestre de ce siècle, le premier Asiatique à atteindre ce niveau de carrière, lorsqu’il est nommé à la direction musicale de l’Opéra de Vienne », explique la Française.

« Seiji Ozawa est le premier chef d’orchestre asiatique à atteindre ce niveau de carrière. »

À 81 ans, Nobuko Imai continue de prodiguer ses précieux conseils aux étudiants avec la même passion. La Seiji Ozawa Academy a des racines résolument japonaises !
Photos : Nicolas Lieber
Yiwei Gu, Maxime Brizard et Sarah Strohm répètent le quatuor à cordes en do mineur de Ludwig van Beethoven avec Sadao Harada, professeur historique de l’académie.
Photos : Nicolas Lieber

« Quand il dirigeait, l’empereur et l’impératrice assistaient toujours à ses concerts. » Pianiste de formation, Blanche d’Harcourt se souvient de sa première rencontre avec Seiji Ozawa. C’était en 1979. Il est à la baguette à l’Opéra de Paris, pour L’Enfant et les Sortilèges, de Maurice Ravel. « Je travaillais alors avec la soprano qui interprétait le rôle de l’enfant (ndlr. Maria-Fausta Gallamini). Il m’a ensuite invitée plusieurs fois au Japon pour des spectacles piano-voix. » En 1989, c’est lui qui dirige l’Orchestre national de France pour la production de Jeanne d’Arc au Bûcher, l’œuvre de Paul Claudel et Arthur Honegger, avec Marthe Keller, George Wilson et les Chœurs de Radio France. « Je m’occupais des acteurs sur ce projet-là », souffle-t-elle. Un lien amical, quasi familial, se tisse entre eux. Et, quand il envisage de lancer une académie en Europe, dans la même veine que celle qu’il a créée au Japon, il s’en ouvre à Blanche d’Harcourt, alors directrice artistique des Rencontres musicales d’Enghien, en Belgique. Son objectif ? Inviter des jeunes solistes à travailler le quatuor à cordes, qui représente, à ses yeux, la base pour « devenir un artiste accompli ».

« Dans un quatuor, vous avez quatre instruments. Vous devez apprendre à vous écouter… »

Les deux Suissesses de la volée 2024 : la violoniste zurichoise Ilva Eigus (16 ans, en haut) et l’altiste genevoise Sarah Strohm (19 ans).
Photos : Nicolas Lieber

« Dans un quatuor, il y a quatre instruments (ndlr. deux violons, un alto et un violoncelle) et il s’agit de trouver un son commun», explique-t-elle. « Vous devez donc apprendre à vous écouter, les uns et les autres, et à vous mettre d’accord sur un choix d’interprétation. Ce n’est pas si simple ! » Élève de l’académie de 2008 à 2013, désormais professeur, Marie Chilemme vit ça au quotidien : membre du fameux Quatuor Ébène depuis 2017, elle a fait de cette quête d’harmonie et d’équilibre son métier. « Il y a dans ce chiffre quatre une plénitude qui se dégage », analyse-t-elle. « Il est alors passionnant de jouer ensemble, de chercher des compromis pour pouvoir regarder dans la même direction.» Mais, pour les académiciens, le défi est de taille: ils ne se connaissent pas et n’ont que quelques jours pour s’apprivoiser, s’entendre, trouver leur place dans le groupe, et monter une œuvre qu’ils auront à présenter, ensemble, au Victoria Hall, puis au Casino de Rolle. « C’est une épreuve pour eux », ajoute l’altiste française. « Même lorsque vous connaissez bien vos collègues, c’est parfois compliqué, alors, là… L’art du quatuor est une école de vie ! »

Apprendre à vivre ensemble

Mais la Seiji Ozawa Academy ne se contente pas de rechercher cette « même respiration » chère au chef d’orchestre. C’est un état d’esprit, une philosophie, propice au questionnement et à la remise en question. Violoncelliste dans le Trio Arnold, un ensemble composé entièrement d’alumni de l’académie, Bumjun Kim l’a ressenti de plein fouet, dès son arrivée à l’âge de 19 ans. « En règle générale, on devient musicien avant d’avoir pleinement conscience de l’être », analyse-t-il. « Vous sortez de l’école, vous travaillez pour jouer des concerts, sans vous demander si vous seriez plus heureux à faire autre chose. » Le Sud-Coréen, lui, s’est posé ces questions. « Mais ma rencontre avec cette académie, avec Seiji Ozawa, a levé tous ces doutes. Ici, on apprend à exister, à vivre ensemble, à profiter de ces moments d’échanges humains, on comprend pourquoi on a besoin de diversité pour que tout devienne plus simple… C’est un sentiment précieux ! »

Bumjun Kim n’a pas été convaincu tout de suite. Comme d’autres élèves, il s’est aussi demandé comment il était possible de travailler deux mouvements d’une œuvre pendant dix jours, matin, midi et soir, sans s’ennuyer. Aujourd’hui, le violoncelliste est un ambassadeur fidèle de l’académie, d’autant plus qu’il y a rencontré sa compagne, Suyoen Kim, dès sa première année de résidence à Rolle. Depuis trois ans, il revient chaque année dans le rôle du «grand frère», à l’écoute des étudiants, avec ce souci permanent d’intégrer chacun dans le groupe et de s’assurer que tout le monde s’entende bien. « C’est de ma responsabilité de transmettre ce que m’a appris cette académie ! »

Fille du chef d’orchestre Seiji Ozawa, décédé en février 2024, Seiza Ozawa a rejoint le conseil de fondation de l’académie aux côtés de Blanche d’Harcourt, directrice.
Photos : Nicolas Lieber

Comme Julien Szulman et Suyoen Kim, Marie Chilemme a choisi récemment de rejoindre, en tant qu’ancienne élève, le rang des professeurs, et de perpétuer la mémoire du chef d’orchestre. « L’esprit de l’académie est particulier », admet la Toulousaine. «L’objectif n’est pas de chercher la perfection, on n’encourage pas, non plus, la performance. L’approche de la musique est plus humaniste. On le sentait très fort quand Seiji était avec nous : il  se montrait toujours disponible pour partager ses idées musicales. Personne ne reste sur ses acquis : on est là avant tout pour progresser. » Blanche d’Harcourt se félicite de l’investissement des alumni dans le futur de l’académie. C’est un gage de pérennité. Une garantie que la vision de Seiji Ozawa lui survive. Pour l’instant, Sadao Harada (80 ans) et Nobuko Imai (81 ans), les deux professeurs que le chef japonais avait lui-même nommés, sont toujours présents, prodiguant leurs conseils à la jeune génération avec la même passion. Le premier, violoncelliste, fondateur du Quatuor de Tokyo, n’a d’ailleurs manqué aucune audition depuis 20 ans.

La Seiji Ozawa Academy est une école de vie où les jeunes artistes apprennent à vivre ensemble, à s’écouter, à chercher des compromis…
Photos : Nicolas Lieber
Le 9 juillet dernier, les 24 élèves de l’académie se sont retrouvés sur la scène du Victoria Hall, sous la direction de Kazuki Yamada, pour interpréter La Nuit transfigurée d’Arnold Schönberg
Photos : Nicolas Lieber

Une affaire de transmission

« Les racines de notre académie sont japonaises », précise la directrice. « Les trois ont d’ailleurs eu le même maître, en la personne de Hideo Saito. Mais Seiji a insufflé sa ligne artistique, son style, sa vision. » En 2010, il a également désigné son « héritier » naturel pour conduire l’orchestre de l’académie en son absence : chef de l’Orchestre symphonique de Birmingham depuis 2023, après avoir dirigé notamment l’Orchestre de la Suisse romande (2013-2017), Kazuki Yamada est la nouvelle star de la baguette au Japon. Cet été, la chaîne NHK s’est d’ailleurs déplacée jusqu’en Suisse pour tourner un documentaire sur lui. À 45 ans, il est, lui aussi, l’incarnation d’une transmission réussie.

Mais l’étoile de la Seiji Ozawa Academy ne risque-t-elle pas de pâlir après la mort de son fondateur ? Blanche d’Harcourt ne l’imagine pas. Seira Ozawa, la fille du chef d’orchestre, vient de rejoindre le conseil de fondation, chargée de veiller sur l’héritage musical de son père. Elle était d’ailleurs présente au Victoria Hall, le 9 juillet, pour célébrer les 20 ans de l’institution. Quant aux candidatures, elles n’ont jamais été aussi nombreuses qu’en 2024. « Le niveau technique était tel que dix étudiants de 2023 n’ont pas pu revenir cette année… » Ce qui inquiète le plus la directrice de l’académie, c’est son financement ! Les habitudes des mécènes ont changé depuis la pandémie. Leurs priorités aussi : ils soutiennent plus volontiers la santé ou le sport. « C’est tout le paradoxe de la situation: la relève frappe à notre porte, mais nous avons de plus en plus de difficultés à trouver de nouveaux mécènes. » Blanche d’Harcourt croit fermement à l’identité forte de l’académie autour de la planète pour convaincre, ouvrir des portes. « C’est la seule institution qui porte son nom en dehors du Japon ! »

Deux Suissesses dans la volée

À 19 ans, Sarah Strohm n’a pas hésité longtemps, quand on lui a parlé de la Seiji Ozawa Academy : elle s’est portée candidate. « Mais, lorsque je suis arrivée à Cologne, pour la finale, je ne me faisais pas trop d’illusion sur la suite : il y avait du beau monde sur la liste ! » Le fait de connaître Nobuko Imai, membre du jury, lui a-t-il porté chance ? La Genevoise a une autre explication : les profs avaient une idée derrière la tête. Avec Ilva Eigus (16 ans), l’autre Suissesse de la volée, Maxime Grizard (17 ans, France) et Yiwei Gu (18 ans, Chine), elle a formé le plus jeune quatuor de l’académie. Avec la mission de maîtriser une pièce de Ludwig von Beethoven en do mineur (0p. 18 N° 4). « Nous avons passé les dix jours de résidence ensemble, forcément, cela a créé des liens particuliers entre nous », sourit-elle.

« Aux âmes bien nées, la valeur n’attend pas le nombre des années», s’exclame Rodrigue dans Le Cid. Comment se dessine l’avenir de Sarah ? Alors qu’on prédit déjà une belle carrière à Ilva, ce prodige zurichois d’origine lettone qui joue sur un Stradivarius Omobono daté de 1707, la Genevoise, elle, s’apprête à poser ses valises à Paris, au Conservatoire national supérieur de musique (CNSM), pour suivre les cours de Jean Sulem, professeur d’alto reconnu. « Je ne me considère pas encore comme une musicienne professionnelle. Je viens de passer ma matu, je peux désormais me consacrer à mon art. » Pourquoi ne pas aller ensuite en Allemagne, patrie de son père ? « Cela peut ouvrir des portes pour la suite. » Et, peut-être qu’un jour, elle aussi reviendra à la Seiji Ozawa Academy, à Rolle, pour transmettre son amour du quatuor à cordes à la génération suivante…

www.ozawa-academy.ch