MusiqueL’enquête

Comédies musicales Quelle est la recette du succès ?

Molière, le spectacle musical, Starmania, Bernadette de Lourdes, Notre-Dame de Paris, Les Dix commandements… De Paris à Genève, la comédie musicale a de nouveau le vent en poupe. Comment expliquer le phénomène ? Qu’est-ce qui a changé depuis Le Roi Soleil ? Nous avons fait le point avec trois experts en la matière.

Après avoir été joué à Lourdes, le spectacle Bernadette de Lourdes quitte le sanctuaire pour s’offrir une tournée en France et en Suisse. Des versions en anglais et en italien sont aussi prévues. Photo: DR

Dove Attia est de retour aux affaires. Cela fait en effet près de dix ans que le producteur français était aux abonnés absents – juste après avoir fêté un nouveau triomphe avec La légende du Roi Arthur, avec Zaho, Florent Mothe et Camille Lou. Et puis, juste avant l’été, il est apparu sur la scène de l’Édouard VII à Paris, pour présenter son nouveau projet. Une comédie musicale, évidemment, consacrée à Jean-Baptiste Poquelin, alias Molière. Ce lieu, il ne l’a pas choisi par hasard : quand on souhaite rendre hommage à l’un des plus grands dramaturges de la langue française, il fallait lui offrir un théâtre à sa grandeur, plus que centenaire, qui a servi d’écrin à tant de talents – de Sacha Guitry à Orson Welles, en passant par Michel Simon, Sarah Bernhardt ou Robert Lamoureux.

Mais, comme à son habitude, Dove Attia a cherché à fuir le feu des projecteurs, avec l’humilité qui est la sienne, plus enclin à pousser sous la lumière son complice, Ladislas Chollat, metteur en scène du spectacle, nominé à quatre reprises aux… Molières, et, surtout, cette troupe de jeunes artistes, façon génération Z, qui fera (re)vivre, dès le 7 novembre au Palais des Sports, l’histoire de cet homme, auteur de quelques-unes des pièces qui font encore le bonheur de nos écoles : L’Avare, L’École des femmes, Le Misanthrope, Le Bourgeois gentilhomme. Pourquoi cet intérêt soudain pour Molière ? Comment en est-il venu à s’intéresser à ce personnage ? « Pour être franc, cela remonte à mon spectacle du Roi Soleil. Quand j’écris un livret, je fais toujours des recherches historiques croisées, afin de trouver des anecdotes qui pourraient me servir. » Il tombe alors sur Jean-Baptiste Poquelin – qui a logiquement croisé la route de Louis XIV. Et là, Dove Attia est surpris par la richesse de sa vie. « C’est un rocker, un héros de film. Tout le monde connaît ses œuvres, mais personne ne se doute à quel point son histoire est exceptionnelle : il a osé affronter la société, il a été interdit, il a fait de la prison, il a épousé une femme qui avait 20 ans de moins que lui… » À ses yeux, il y avait toute la matière pour créer une comédie musicale.

L’envie n’était plus là…

Et puis, 2015 est arrivée et l’envie s’est tarie. On dit que Dove Attia fut « traumatisé » par la mort de Marcus Toledano, directeur technique sur le spectacle 1789 : les Amants de la Bastille, à la suite d’une explosion survenue pendant les répétitions, en 2013. Est-ce ce qui a provoqué un déclic dans son esprit ? Le producteur a le sentiment d’avoir fait le tour de la question. Il pense qu’il ne peut plus se réinventer après quinze ans de création continue et huit spectacles. « Mon moteur, ce n’est pas l’argent, mais la passion », explique-t-il au téléphone. « Et, pour travailler 90 heures par semaine, sans vacances, pendant deux ans, il en faut de la passion, croyez-moi ! » Il ne reste pas les bras croisés : il voyage, beaucoup, en Asie surtout, pour suivre « ses » héros, Mozart et le roi Arthur en tête, vivre leur deuxième ou troisième vie au Japon, en Chine et en Corée. « Je suis devenu Platinum for life chez Air France », se marre-t-il. Son savoir-faire est si reconnu au Pays du Soleil Levant qu’on lui commande même des spectacles : l’histoire de Casanova et d’Arsène Lupin se raconte en japonais.

« Molière, c’est un rocker, un héros de film. Tout le monde connaît ses œuvres, mais pas son histoire… »

La troupe de Molière, le spectacle musical : Abi Bernadoth, Vike, Shaïna Prozonla, Lou, Morgan et PetiTom, qui interprètera Molière sur scène. Photo : NATHALIE ROBIN

En 2019, Dove Attia assiste à une représentation de Hamilton à New York. « J’ai vraiment pris une grosse claque », dit-il. « Cette comédie musicale amène un nouveau langage, offre un renouveau du genre. Avant, dans tous mes spectacles, il y avait une alternance entre chansons et dialogues pour que le public puisse suivre l’histoire. C’était terrible, parce qu’on observait à chaque fois une baisse de rythme. En plus, les chanteurs ne sont pas tous de bons comédiens. » À Broadway, il n’y a rien de tout ça ! Le destin d’Alexander Hamilton, fondateur des États-Unis, défile entre chansons à mélodies et chansons narratives. Il n’en fallait pas plus pour rallumer la flamme. Et le thème de Molière s’est alors imposé de lui-même. Il ne restait plus qu’à écrire le livret et, surtout, à réunir le budget pour ce spectacle créé de zéro.

En France, la situation n’est pourtant plus tout à fait la même. La pandémie de Covid-19 est passée par là, rendant fragile le microcosme économique de la culture, jugée alors « non essentielle » par les politiques. Mais, entre attentats terroristes, crise des gilets jaunes, manifestations et grèves à répétition, Paris s’est elle aussi repliée sur elle-même. « En temps de crise, le divertissement est la première chose que l’on sacrifie », prévient Roberto Ciurleo, producteur de deux spectacles récents, Je vais t’aimer et Bernadette de Lourdes. « Avec le streaming et le télétravail, les gens ont aussi pris d’autres habitudes. » Le temps bénit des comédies musicales est-il alors révolu ?

Créée par Michel Berger et Luc Plamondon en 1979, Starmania est, selon Michael Drieberg, « le plus gros succès de l’année ». Photo : THOMAS VOLLAIRE; FIMALAC ENTERTAINMENT; DR
Produit par Roberto Ciurleo, la comédie musicale Je vais t’aimer est inspirée des chansons de Michel Sardou. C’est elle qui aurait convaincu l’artiste de revenir sur scène… Photo : THOMAS VOLLAIRE; FIMALAC ENTERTAINMENT; DR

Des tubes pour séduire le public

En 2000, lorsqu’il crée Les Dix commandements, avec Elie Chouraqui et Pascal Obispo, Dove Attia surfe sur le triomphe de Notre-Dame de Paris. Le spectacle imaginé par Luc Plamondon et Richard Cocciante, inspiré du roman de Victor Hugo, a été vu par près de 3 millions de personnes dans l’Hexagone et a propulsé Garou, Patrick Fiori, Hélène Segara et Daniel Lavoie au firmament. Vingt ans après Starmania (1979), cette comédie musicale a (re)lancé le phénomène en France et a surtout imposé un savoir-faire que Dove Attia et Albert Cohen, son alter ego, ont su exhalter au fil des années.

« À Londres ou à Broadway, les succès de Cats ou du Fantôme de l’Opéra sont moins basés sur le vedettariat ou sur un tube », analyse Michael Dieberg, directeur de Live Music Production. « En France, ce sont les chansons qui portent les comédies musicales, et donc, en corollaire, leurs interprètes. Christophe Maé (ndlr. Le Roi Soleil) et Daniel Lévi (ndlr. Les Dix commandements) sont devenus célèbres ainsi. La recette est infaillible. Il n’y a qu’un seul inconvénient : si les chansons ne plaisent pas, alors, il y a peu de chance que le spectacle cartonne. » D’ailleurs, Dove Attia ne s’en cache pas : c’était la seule manière d’imposer ce genre dans l’Hexagone qui ne possédait pas cette tradition de la comédie musicale. « Nous devions en faire un événement et, pour y arriver, il fallait médiatiser les chanteurs, passer à la radio ou à la télévision, enchaîner les tubes… » Avec le recul, il estime désormais que chaque tube est « une chanson qui ne sert à rien pour faire avancer l’histoire ». N’empêche que cette science du marketing porte ses fruits, puisqu’en quinze ans, Moïse, le roi Arthur, Mozart et Louis XIV remplissent les salles. Et c’est là, l’autre particularité de Dove Attia !

Michael Drieberg, directeur de Live Music Production. Photo : THOMAS VOLLAIRE; FIMALAC ENTERTAINMENT; DR
Roberto Ciurleo, producteur de Bernadette de Lourdes et de Je vais t’aimer. Photo : THOMAS VOLLAIRE; FIMALAC ENTERTAINMENT; DR

Le pari de l’urbain

« Je suis un passionné d’histoire et j’ai toujours été fasciné par ces hommes ordinaires qui, un jour, entrent dans un monde extraordinaire », précise-t-il. « Je trouve que l’histoire est riche d’enseignement et qu’il y a toujours une morale à en tirer. » Mais le producteur français a aussi besoin de rêver, de s’évader, de voyager, lorsqu’il assiste à un spectacle. « Le XXe siècle, on le croise tous les jours dans la rue et à la télévision. Moi, j’ai besoin de voir des robes de princesses, d’entrer à Versailles… Au niveau scénique, c’est bien plus beau, quand un spectacle se déroule au XVIIe ou au XVIIIe siècle, non ? » Quand le public assiste à l’une de ses comédies musicales, non seulement il se divertit, mais en plus, il apprend, nourrit sa culture générale. Ce sera encore le cas avec Molière. « Nous avons déjà des accords avec des écoles pour venir découvrir le spectacle avec des classes », ajoute-t-il.

Cela garantira-t-il la gloire au Jean-Baptiste Poquelin 2.0 ? Rien n’est moins sûr. D’autres ont tenté de reproduire la « recette » de Dove Attia, mais se sont cassé les dents. On pense notamment à Dracula, de Kamel Ouali, Adam et Eve de Pascal Obispo ou à Cindy de Luc Plamondon. « Faire chanter du rap à Charlie Chaplin ou transposer l’histoire de Cendrillon dans une banlieue n’était pas forcément une bonne idée, le public ne s’est pas projeté », précise Michael Drieberg. Que dire alors d’un Molière dans un contexte urbain ? Le slam est-il compatible avec le verbe polissé du dramaturge ? « C’est un immense pari », reprend le directeur de Live Music Production. « L’objectif est clairement d’attirer un public plus jeune – qui n’est pas la cible première des comédies musicales. Pourquoi pas ? L’exemple de Matt Pokora dans Robin des Bois montre qu’il est possible de drainer un autre public, plus mélangé, différent en tout cas du Roi Soleil. » Dove Attia, lui, se défend d’avoir créé un spectacle de rap – comme aurait pu le laisser penser le premier titre, Molière, l’opéra urbain. « C’était une erreur de marketing, et je l’assume totalement. Je ne pensais pas que ce mot avait une connotation aussi forte. Ce spectacle se rapproche plus de Mozart l’opéra rock… »

«En France, ce sont les chansons qui portent les comédies musicales et, donc, leurs interprètes. »

Starmania : le pari fou

Avec son équipe, et malgré son savoir-faire, Dove Attia a néanmoins dû se battre pour monter ce spectacle. D’autant que la comédie musicale est « un marché qui coûte cher », selon Michael Drieberg. « Avec la troupe, les décors et les costumes, les budgets sont conséquents. Surtout si on veut de la qualité. Heureusement, avec les nouvelles technologies, comme les LED, les hologrammes et le mapping vidéo, les coûts ont tendance à diminuer. Car les risques sont tellement grands qu’en cas d’échec, tu peux vite perdre des dizaines de millions. » Le Genevois prend l’exemple de Starmania, le pari fou de Thierry Suc, qui a failli ne jamais décoller. « Au début, on ne vendait rien. Pour la première à Nice, il n’y avait que quelques centaines de personnes, on allait droit dans le mur… » Le bouche à oreille a fini par faire son office. « On est passé de 100 billets vendus par jour à 8000 et ce spectacle reste le plus gros succès de l’année. Mais il faudra des années pour le rentabiliser en étant plein chaque soir. »

Dove Attia est conscient que son Molière n’arrive pas en terrain conquis. La concurrence est rude avec les retours annoncés de Notre-Dame de Paris et des Dix commandements, version Obispo, en 2024, et la deuxième vague de Starmania. Sans compter le « mirage » de Roberto Ciurleo, Bernadette de Lourdes, qui quitte enfin le sanctuaire pour une tournée en France et en Suisse (lire l’encadré). « J’aurais pu revenir avec des reprises. Cela aurait été plus facile. Là, il s’agira de convaincre le public… » Et ça, il sait faire !

« Molière, le spectacle musical », le samedi 30 mars 2024 à l’Arena de Genève. Deux représentations à 15h30 et 20h30. Billets sur TicketCorner.

Dove Attia, producteur de Molière, le spectacle musical, a retrouvé l’inspiration. Photo : NATHALIE ROBIN

À l’Arena de Genève

Bernadette de Lourdes: 17 février 2024 (15h / 20h).
Notre-Dame de Paris: 23 et 24 février 2024 (15h / 20h30).
Starmania : du 2 au 6 octobre 2024 (15h / 20h).
Les Dix commandements: 7 décembre 2024 (15h / 20h30).
Bernadette de Lourdes: 17 février 2024 (15h / 20h).
Notre-Dame de Paris: 23 et 24 février 2024 (15h / 20h30).
Starmania : du 2 au 6 octobre 2024 (15h / 20h).
Les Dix commandements: 7 décembre 2024 (15h / 20h30).

Interview

 BERNADETTE DE LOURDES

« L’ŒUVRE LA PLUS IMPORTANTE DE MA VIE »

PARIS

Il en parle avec beaucoup d’émotion. Il dit même que ce spectacle, c’est « l’œuvre la plus importante de ma vie ». Quand on lui demande de raconter la genèse de Bernadette de Lourdes, Roberto Ciurleo est intarrissable. Et il nous ramène en 2010, alors qu’il est encore en pleine écriture de Robin des Bois. Chez son associée, dans le Gers, Éléonore de Galard, il avait organisé un atelier de travail avec la troupe créative. « J’ai voulu faire une surprise à ma grand-mère, Alice, avec laquelle j’avais une relation fusionnelle », confie-t-il. «Du lundi au vendredi, à 17 heures, dans une petite église à côté de chez elle, elle avait pris l’habitude d’allumer une petite bougie pour moi et de prier Notre-Dame de Lourdes. Quand vous êtes jeune, et même si vous traversez la pire des galères, vous savez qu’à ce moment-là, il y a quelqu’un qui pense à vous. Cela vous donne une énergie folle ! »

Le producteur s’est donc retrouvé, avec toute son équipe, devant la célèbre grotte. « Il y avait des croyants, des non-croyants, des juifs, des musulmans… » Et là, une émotion intense étreint la troupe. Roberto voit ses camarades « à genoux, en pleurs, recueillis ». Ils finissent par s’intéresser à l’histoire de Bernadette Soubirous, « cette fille pauvre, au XIXe siècle, qui a vu quelque chose et qui subira une pression terrible de sa famille, de la justice… Une véritable affaire d’état ! » Ils se disent alors que, si Robin des Bois est un succès, ils le devront peut-être à ces minutes face à la grotte.

Aujourd’hui, Roberto Ciurleo a l’impression d’avoir payé sa dette. Il lui a pourtant fallu plus de dix ans pour monter sa comédie musicale et surmonter tous les obstacles qui se sont présentés sur sa route. « Ce projet est colossal, avec un budget de 13 millions d’euros », souffle-t-il. Il faut dire que Serge Denoncourt, le metteur en scène québécois, n’a pas lésiné sur les moyens pour que le public soit téléporté dans les Hautes-Pyrénées. La grotte a été créée à l’identique. « Nous sommes allés la scanner sur place : sur scène, elle est à 70 % de sa taille réelle… » Pour les costumes, Denoncourt souhaitait les mêmes qu’au XIXe siècle, avec les mêmes tissus. « Nous en avons retrouvés en Amérique latine et les avons cousus selon les techniques de l’époque dans un atelier à Montréal. » Coût : 20 000 euros par personnage ! Mais le résultat est là : depuis sa première, le 1er juillet 2019, le spectacle connaît un succès grandissant. Des versions en anglais et en italien sont en préparation. Encore les effets de la grotte ?