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Grand Corps Malade

Porté par le succès de son septième album, «Mesdames», dédié à toutes les femmes, le slameur s’arrêtera le 27 janvier à Genève.

Grand Corps Malade, c’est d’abord une taille, 1,94 m sous la toise, et des yeux d’un bleu troublant. C’est aussi cette béquille qui l’accompagne partout, sur scène et dans son quotidien, réminiscence de cet accident, survenu en 1997, qui lui brise les cervicales et le laisse paralysé: après une année de rééducation, il retrouve pourtant une partie de sa motricité. Quatre ans plus tard, Fabian Marsaud découvre le slam et se choisit un nom d’artiste. Mais Grand Corps Malade, c’est surtout une voix, grave, profonde, et des textes ciselés avec doigté, celui d’un passionné de la langue française. En sept albums, le Parisien est devenu un auteur qui compte dans le paysage audiovisuel, avec ses mots puissants et ce regard si critique sur notre société. «Porte-parole» des Français après les attentats de Charlie Hebdo, il est aussi celui de la culture, jugée «non essentielle» par le gouvernement en pleine pandémie. Il profite néanmoins de cette crise sanitaire pour dédier un album aux femmes, dénonçant les inégalités et le harcèlement de rue. Porté par des duos avec Camille Lellouche, Louane, Véronique Sanson ou Laura Smet, «Mesdames» fait un carton depuis sa sortie en 2020. Grand Corps Malade vient d’ailleurs de commencer une tournée des Zénith – qui le conduira à l’Arena de Genève, le 27 janvier prochain. «On a mis les petits plats dans les grands», précise-t-il au téléphone. «Il y a un écran géant qui permettra d’entrer dans le concert par le biais d’un court-métrage, mais aussi de faire des duos virtuels, car les invitées ne seront pas avec moi sur scène.»

OFF: Comment l’album «Mesdames» est-il né?
Grand Corps Malade: J’avais d’abord envie de faire un disque de duos, ce qui était nouveau pour moi, et assez rapidement, j’en ai trouvé le titre. Je voulais mettre les femmes à l’honneur et du coup, je n’allais faire des duos qu’avec des femmes. Forcément, au-delà du plaisir artistique et de la forme, on allait injecter un peu de fond, en évoquant cette société où les inégalités perdurent, et montrer que, malheureusement, il n’est toujours pas facile d’être une femme aujourd’hui dans plusieurs milieux. 

OFF: Comment avez-vous choisi les interprètes?
GCM:
C’est un choix totalement subjectif. J’ai sélectionné des femmes que j’admire, avec qui j’avais envie de travailler. Mais le but n’était pas de faire douze chansons avec une trame similaire – même âge, même origine, même métier. C’est pour cette raison que l’on trouve des profils différents sur cet album, avec des influences diverses. On y croise des chanteuses, des actrices, des musiciennes. Cela permettait de mettre toutes les femmes à l’honneur, quelle que soit leur génération ou leur profil.

OFF: Avez-vous été étonné par le raz-de-marée provoqué cet album?
GCM: Forcément, parce qu’un succès comme celui-là est impossible à prévoir. On a tout de suite obtenu le soutien des radios, l’album a très vite bien marché et les ventes ne s’essoufflent toujours pas. Là, on s’approche des 400’000 exemplaires vendus, alors qu’on vient de lancer la réédition. Ce sont des chiffres plutôt rares. J’ai un peu d’expérience dans la musique, cela fait quinze ans que je fais ça: je sais que ce genre de succès arrive très rarement. On en profite donc pleinement.

Grand Corps Malade et Camille Lellouche interprètent «Mais je t’aime» lors de la cérémonie des Victoires de la musique à la Seine Musicale. Photo: yann orhan/universal

«Le mouvement #MeToo nous a pas mal remués et interrogés sur nos pratiques.»

Avec son meilleur ami, Mehdi Idir, qui réalise tous ses clips et avec lequel il a  mis en images son roman autobiographique «Patients». Photo: yann orhan/universal

OFF: La cause féministe, c’est quelque chose que vous défendez depuis longtemps? Le mouvement @MeToo a-t-il provoqué la création de ce disque?
Grand Corps Malade:
Provoqué, non, je dirais plutôt accompagné… Je ne me suis jamais prétendu féministe. En revanche, et je n’ai pas attendu les mouvements @MeToo ou @balancetonporc, j’ai été assez choqué par certaines réalités. Quand j’ai appris à quel moment les femmes avaient eu le droit de voter ou même d’ouvrir un compte en banque en France, j’ai halluciné. On a encore beaucoup de retard en la matière. J’ai une éducation et des valeurs qui sont ancrées en moi. Le mouvement @MeToo nous a pas mal remués, dans le bon sens, et interrogés sur nos pratiques.

OFF: Cela vous est-il arrivé de remettre quelqu’un à sa place pour un comportement que vous jugiez inapproprié?
GCM:
Oui, mais pas assez et depuis pas assez longtemps… On s’est tous remis en question. Est-ce que je n’ai pas eu moi-même à un moment ou à un autre des propos dégradants? Est-ce que je suis intervenu au bon moment quand j’ai été le témoin de quelque chose? Je ne suis pas sûr d’avoir tout fait comme il fallait. C’est pour ça que je vous ai dit que cela nous a tous poussés à nous interroger. C’est une excellente chose!

OFF: Comment avez-vous travaillé avec toutes ces femmes?
GCM:
C’était une vraie collaboration. Je n’avais pas envie d’écrire des textes au hasard et ensuite, de les proposer à telle ou telle chanteuse. J’ai d’abord proposé ces duos à mes invitées et une fois qu’elles avaient donné leur accord, on s’est rencontré, on a discuté de ce qu’elles avaient envie de faire ou du thème qu’elles souhaitaient aborder. La question s’est ensuite posée si j’écrivais l’intégralité du texte ou si elles s’occupaient elles-même de leur partie. C’était vraiment du sur-mesure pour chaque duo.

OFF: En termes d’écriture, comment procédez-vous? Est-ce un processus facile pour vous?
GCM:
Je ne souffre pas trop du syndrome de la page blanche. À partir du moment où j’ai trouvé un thème, je me lance. Le tout est de savoir comment démarrer, quel angle d’attaque… Pour cet album-là, le thème, on le trouvait ensemble, on savait ce qu’on allait écrire et, après, ce n’est que de la forme. C’est plutôt un jeu. Cela ne prend pas des jours à venir.

OFF: D’où viennent vos inspirations? Existe-t-il des auteurs que vous appréciez plus particulièrement?
GCM:
Je suis plus inspiré pas la chanson à texte que par la poésie classique. J’en ai fait à l’école comme tout le monde, mais je ne suis pas un féru de cet art.  Je serais incapable de vous citer un texte de Baudelaire ou de Rimbaud par cœur. En revanche, je peux vous chanter plusieurs chansons de Brassens, Renaud, Barbara ou de rap français. Les mots me sont plus venus par la musique.

OFF: Vous vous considérez comme un amoureux de la langue française?
GCM:
C’est d’abord la seule que je parle. (sourire) Mais c’est évidemment une matière formidable. Le jeu sur les sonorités, les rimes, les jeux de mots, les doubles sens, les métaphores… La langue française est très riche.

OFF: On observe aussi dans vos chansons, notamment sur le titre avec Laura Smet, «Un verre à la main», un sens de la mise en scène quasi cinématographique…
GCM:
J’ai réalisé deux films, le cinéma est donc forcément quelque chose qui me parle. Mais, même avant de réaliser des films, j’ai toujours vu les chansons comme des mini scénarios. J’aime bien que celui qui écoute voit les images, imagine une scène, avec un début, un développement et une chute.

OFF: Comment le slam est-il arrivé dans votre existence?
GCM:
Comme tous les slameurs, je suis entré dans un bar où il y avait un session de slam. Je me suis assis, j’ai écouté pendant deux heures, des gens très différents et très talentueux, il y avait une qualité d’écriture et d’écoute dans ce bar qui m’ont immédiatement attiré. Cela m’a donné envie de participer.

«Je préfère dire que je suis un auteur et un chanteur concerné par le monde dans lequel je vis…»

Photo: yann orhan/universal

OFF: Qu’est-ce qui vous a plu?
GCM:
C’est une liberté totale d’expression, c’est le jeu avec la langue française… Le slam se pratique à cappella. Sur mes albums, je dis mes textes en musique, ce n’est donc plus vraiment du slam. La base du slam, c’est vraiment le texte à nu, tu ne peux pas te cacher derrière une musique ou un refrain.

OFF: Donc, si je comprends bien, vous ne pratiquez plus le slam sur vos disques?
GCM:
Oui, c’est ça. J’insiste, le slam, à la base, ce n’est pas un genre musical, c’est un instant de rencontre, dans des petits théâtres ou des cafés. Pour les journalistes, c’est plus commode de dire que je fais du slam, mais c’est un non-sens. C’est pourquoi je ne suis pas un fan des définitions. Si on cherche à me définir, le plus simple est que l’on dise «auteur et chanteur». Certains diront que cela se rapproche du rap ou que c’est de la poésie en musique; les Anglo-saxons parlent de spoken word, appelez-le comme vous voulez. Mais ce que je fais depuis 15 ans, ce n’est pas du slam… En revanche, je revendique pleinement que je suis un slameur et que je viens de ce milieu-là. Sans le slam, je n’aurai jamais fait de musique.

OFF: Vous avez mis en place des ateliers d’écriture pour la jeune génération. Pourquoi la transmission est-elle importante pour vous?
GCM:
Cela fait partie de mon ADN, j’ai toujours voulu être prof de sport, entraîneur, j’ai été moniteur de colo, j’ai animé des ateliers. La transmission aux plus jeunes, c’est quelque chose qui me parle. Ensuite, dans le slam, cette idée de transmission est naturelle: on raconte un texte, on le partage avec l’auditeur.

OFF: Est-ce que vous vous considérez comme un artiste engagé?
GCM:
J’ai toujours eu un peu de mal à répondre à ça. Ce n’est pas à moi de me définir ainsi. Cela dépend où l’on place le curseur. Sans jouer sur les mots, je préfère dire que je suis un auteur et un chanteur concerné. C’est-à-dire que je me sens concerné par mon époque, par le monde dans lequel je vis. Il y a des faits de société sur lesquels je n’hésite pas à écrire quand je me sens suffisamment légitime pour le faire. Je ne suis pas un artiste dans ma bulle: je vote, je prends position…

OFF: Vous avez justement écrit un texte, «Pas essentiel», autour de la culture, impactée par la crise sanitaire. Un moment dur à vivre?
GCM:
Évidemment. Pour nous, les artistes, il y avait surtout cette impossibilité de monter sur scène. On n’est pas les seuls, il y en a beaucoup qui ont attendu leur tour avant de pouvoir pratiquer leur métier. Moi, je me sens privilégié, parce que j’ai pu sortir un album pendant cette période-là. J’ai de la chance de ne pas vivre que de la scène, je peux enregistrer, faire des albums, de la promo… Mais l’essence de mon métier, c’est la tournée, les concerts, et il était compliqué d’attendre de pouvoir reprendre, avec toutes ces incertitudes.

OFF: Qu’est-ce qui vous plaît dans la scène?
GCM:
Pour moi, c’est l’aboutissement de ce métier. Tout ce qu’on fait, c’est pour le partager, à un certain moment, face à un public. Avec le slam, même si j’ai commencé dans des petits bars de 30 personnes, je me suis découvert une fibre artistique grâce à ce moment de partage avec le public. Pour moi, c’est toujours là que j’ai envie de retourner. Chaque album est un prétexte pour faire de la scène. C’est un mélange d’émotions, d’adrénaline, de trac, c’est beaucoup de choses.

OFF: Votre tournée passera en Suisse. Or, il semble que vous appréciez les petits Suisses. Vous avez notamment travaillé avec Quentin Mosimann sur cet album…
GCM:
Oui, et ce n’est pas n’importe quelle collaboration: il a amené énormément sur ce disque, c’est lui qui a tout composé… C’est une belle rencontre humaine et artistique. Il y a une évidence au niveau du travail ensemble, tout est très fluide. Du coup, on a commencé à écrire pour d’autres, moi aux paroles, lui à la musique. J’ai aussi de la chance qu’il soit sur scène avec moi, il sera d’ailleurs présent à Genève. Il est au clavier, aux platines et, aussi, à la direction musicale. C’est une rencontre décisive pour toute cette aventure-là.

OFF: Dans le chapitre suisse, on trouve aussi les sœurs Berthollet, sur le titre «Chemin de traverse». Une autre belle rencontre?
GCM:
Mosimann a réécrit toute la musique quand on a décidé de faire ce duo avec elles, afin de mettre les cordes en valeur. Dans le texte, j’évoque ce moment capital où l’on décide de devenir un artiste. Forcément, cela leur parle aussi. Ce sont des virtuoses, elles sont talentueuses, pleines d’énergie, elles sont très impressionnantes, les petites sœurs Berthollet. (sourire)

OFF: Vous avez travaillé sur deux films. Qu’est-ce qui vous séduit dans le septième art?
GCM:
Le point commun avec la chanson, c’est de raconter des histoires. C’est un art tellement vaste, qui regroupe tellement de disciplines: il y a de l’image, de l’humain, de la direction d’acteurs, mais aussi de la technique, de la musique et, évidemment, de l’écriture. C’est passionnant!

OFF: Pour vous, était-il important de mettre en images votre roman autobiographique, «Patients»?
GCM:
Non, en fait, je n’avais pas prévu d’en faire un film, ni de le réaliser moi-même. Après le slam, la chanson et le livre, je me suis simplement intéressé à un nouveau code d’écriture qui est le scénario. Comme je maîtrisais déjà bien mon script, comme j’avais aussi plein d’images en tête, ayant vécu cette histoire, je me suis dit que j’irais au bout du projet. Mais je ne voulais pas le faire tout seul, c’est pourquoi j’ai demandé à mon pote, Mehdi Idir, de travailler avec moi. C’est lui qui a déjà réalisé tous mes clips…

OFF: Et était-ce tout aussi essentiel de raconter votre histoire au travers de ce livre?
GCM:
C’est mon histoire, mais c’est aussi l’histoire de beaucoup de monde. Tous les personnages ont existé, toutes les scènes ont eu lieu. En même temps, l’objectif était de témoigner au-delà de mon propre parcours. Que ce soit le livre ou le film, ce n’est pas du tout un biopic. Ce n’est qu’un an de ma vie, mon année de rééducation, dans cet univers qui accueille des personnes lourdement handicapées. Je décris cet univers-là, la dépendance totale des gens pour les gestes les plus élémentaires et, en même temps, cette espèce de rage de vivre, cet humour hyper fort, comme un instinct de survie. 

Grand Corps Malade

1977 Naissance le 31 juillet au Blanc-Mesnil.
1997 Victime d’un accident lors d’une colonie de vacances, il se réveille paralysé.
1999 Après un an de rééducation, il retrouve une partie de sa motricité.
2003 Découvre le slam. Choisit son nom de scène qui fait référence à son handicap et à sa taille.
2006 Premier album, «Midi 20».
2007 Révélation de l’année aux Victoires de la musique.
2012 Parution de son livre autobiographique, «Patients». Il en tirera un film en 2017.
2015 Écrit le texte «#JeSuisCharlie» en hommage aux victimes de l’attentat contre Charlie Hebdo.
2020 Sortie de son septième album, «Mesdames».
1977 Naissance le 31 juillet au Blanc-Mesnil.
1997 Victime d’un accident lors d’une colonie de vacances, il se réveille paralysé.
1999 Après un an de rééducation, il retrouve une partie de sa motricité.
2003 Découvre le slam. Choisit son nom de scène qui fait référence à son handicap et à sa taille.
2006 Premier album, «Midi 20».
2007 Révélation de l’année aux Victoires de la musique.
2012 Parution de son livre autobiographique, «Patients». Il en tirera un film en 2017.
2015 Écrit le texte «#JeSuisCharlie» en hommage aux victimes de l’attentat contre Charlie Hebdo.
2020 Sortie de son septième album, «Mesdames».