CinémaReportage

« Winter Palace  » La naissance du tourisme alpin de luxe

Alors que son film Bisons vient de sortir en salle, le réalisateur fribourgeois Pierre Monnard est en plein tournage de la première série suisse coproduite par Netflix et la RTS. Reportage au col du Simplon (VS), en plein hiver.

Le ciel est déjà bleu clair, mais le soleil n’a pas encore surgi de derrière les montagnes. Dans la cour du Barralhaus, à près de 2000 m d’altitude, on s’apprête à tourner la première séquence de la journée. Caméras et micros sont en place, on ajuste costumes et maquillage, on pousse les poules sur le plateau… « Allez les cocottes, au boulot ! », leur lance Pierre Monnard sur un ton encourageant. « Tu verras, c’est une scène de dispute, ça va barder ! », nous lance en passant le comédien Cyril Metzger, qui tient le rôle principal de Winter Palace. En effet, on entre directement dans le vif du sujet avec un échange fiévreux entre l’hôtelier André Morel et sa femme Rose. Silence… ça tourne !

–          Rose: Je sais ce que tu as fait!

–          André: Qu’est-ce que tu veux entendre? Que j’ai perdu la tête, que je ne voulais pas…

–          Rose: Me trahir, dis-le! C’est pas compliqué, allez, dis-le!

–          André: J’aurais jamais dû…

Désarroi, colère et tristesse se lisent sur les visages des deux comédiens. La puissance de leur interprétation prend aux tripes, alors que deux minutes avant, André et Rose étaient Cyril Metzger et Manon Clavel, tout sourires.

Sur sa chaise, emmitouflé dans sa grande doudoune noire et bonnet vissé sur la tête, Pierre Monnard sourit légèrement en regardant son acteur et son actrice sur les écrans. Convaincu, il murmure un « Yes ! » en levant les poings. Outre les gloussements des poules, on entendrait une mouche voler. Les caméramen en mouvement suivent l’action au plus près, permettent des plans très immersifs. « Coupez ! »

« C’était vachement bien, c’était très beau », s’exclame le réalisateur, en se levant de sa chaise, courant vers Cyril et Manon. Il leur demande d’ajouter un peu d’intensité. « Si on veut aller un cran plus loin dans les émotions, aller chercher les larmes, c’est une scène où l’on peut se le permettre. » Après plusieurs prises, on retourne la séquence sans les poules – qui parasitent la prise de son – et sous différents angles. Environ 90 minutes plus tard, c’est dans la boîte « Ça, c’est du cinoche ! », clame Pierre Monnard en allant enlacer ses comédiens. Il félicite toute l’équipe, sans oublier les gallinacés : « Bravo les poules, vous êtes superbes, vous avez été excellentes ! »

Bien qu’un peu bruyants, les volatiles n’ont pas gêné le travail des deux protagonistes : « Au théâtre, on est extrêmement entraînés à utiliser les accidents, à les intégrer dans le scénario », explique Manon Clavel. « Les poules m’ont donné un sentiment encore plus réel, faisant ressortir cet état où l’on se déchire avec quelqu’un, tandis qu’autour, la vie continue. » « Quand je joue avec Manon, une bulle se crée autour de nous et je suis si concentré que je n’entends plus ce qui se passe autour », lâche Cyril Metzger. Dans tous les cas, entre les caquètements des poules et l’articulation rendue difficilement claire à cause du froid, le dialogue passera probablement par la postsynchronisation. Comprenez, par un réenregistrement des voix en studio après le tournage. La séquence, avancée au planning à la dernière minute, résonne particulièrement pour Manon et Cyril : il s’agit aussi de la scène de casting sur laquelle les deux interprètes se sont rencontrés.

« J’aime la tension entre le cadre idyllique de l’hôtel et l’hostilité de cette nature sous son manteau blanc. »

Cyril Metzger et Manon Clavel, alias André et Rose dans la série Winter Palace, interprètent une scène de dispute dans la cour du Barralhaus. Photo : Laurent Bleuze / Color Factory 8.0
Sous sa casquette et sa fausse moustache fer à cheval, Thierry Romanens est méconnaissable dans le rôle de chef du personnel. Photo : Laurent Bleuze / Color Factory 8.0
Tourner en hiver, au col du Simplon, à près de 2000 m d’altitude, n’est pas de tout repos pour l’équipe. Il faut gérer le froid, la neige, la fatigue… Photo : Laurent Bleuze / Color Factory 8.0

Loin du faste offert aux clients

Winter Palace dépeint la naissance du tourisme alpin de luxe en Suisse. Les événements racontés dans cette série en huit épisodes, coproduite par la RTS et Netflix, se déroulent à l’aube du XXe siècle. L’hôtelier André Morel tente le pari un peu fou d’ouvrir un hôtel cinq étoiles pendant la saison d’hiver, et parvient à convaincre un aristocrate anglais de financer son projet. Après le surnaturel avec Anomalia, le polar avec Wilder et Hors Saison ou encore le drame familial avec Neumatt et Bisons, Pierre Monnard s’essaie à un ton plus léger. L’idée ? Une comédie « bulle de champagne » avec un côté bande dessinée, fun et divertissante. Un genre de Downtown Abbey à la montagne, avec un casting bariolé et des histoires « bigger than life », mettant en avant la confrontation des classes sociales.

Après le Righi à Glion et le Palace de Caux (VD), où ont été filmées les scènes d’intérieur, l’automne dernier, c’est au col du Simplon que s’est poursuivi le tournage. L’hospice des Chanoines sert de base pour la façade extérieure de l’hôtel, qui sera travaillée numériquement par la suite pour être transformée en palace. Plus bas, la cour intérieure du Barralhaus représente l’arrière-cuisine : « Des séquences narrativement très importantes y sont tournées, car il s’agit de tout ce que les clients ne voient pas », indique Xavier Derigo, directeur de production. « Il y a beaucoup de scènes de conflit autour de la gestion de l’établissement, qui contrastent avec le luxe dans lequel baignent les clients. »

La dispute qui vient d’être filmée ce jour-là se situe à la fin de l’épisode 7. Alors que Cyril va enchaîner avec une scène où il nettoie l’écurie adjacente à la cour, Manon repasse à la case habillage et coiffure. Levée à 5 heures (l’équipe est logée à Brigue), arrivée sur le set vers 6h15, elle y a déjà passé près de deux heures ce matin. Elle doit maintenant retrouver une coiffure moins élaborée, qu’elle porte dans la séquence de l’épisode 3 qui sera tournée cet après-midi. « Même si l’on porte des corsets modernes, plus souples que ce qui se faisait à l’époque, ces costumes sont contraignants », confie-t-elle. « Ils imposent une posture, une façon de marcher, ils ne permettent pas de courir… Ils rappellent aussi à quel point nous, les femmes, venons de loin. Heureusement qu’on a aboli ça ! Créativement, en revanche, c’est génial, car dès que j’enfile ma tenue, je me mets dans la peau de Rose. »

L’après-midi, entre figurants, comédiens et équipe technique, une quarantaine de personnes s’activent dans la cour. Ainsi qu’un cheval, appelé Coco. « On n’est pas là pour le confort, on est des roots ! C’est le camping de Paléo sous la pluie », lance Pierre Monnard avec son enthousiasme légendaire, alors que les techniciens livrent un numéro d’équilibristes en tentant de se caler dans une pente raide enneigée, pour filmer un cadre plus large.

« La neige est caractérielle »

La veille, au 36e jour de tournage (sur 65), l’arrivée au col du Simplon à l’aube fut magique. Face à cette grande étendue de neige sauvage, déjà on se sentait ailleurs, dans une autre époque. « On a un gros problème de manque de neige », nous avait pourtant informés Xavier Derigo sur le trajet depuis Brigue. « On devait filmer des chevaux et des calèches qui arrivent à l’hôtel, mais la route est plein sud, et comme la semaine passée, il a fait très chaud et qu’il a plu, tout a fondu. Il ne reste que de la glace, même le mur qu’on avait construit pour avoir de la réserve a fondu. On a donc reporté à la semaine prochaine, en espérant qu’il neige à nouveau ou, au moins, qu’il fasse assez froid pour pouvoir utiliser les canons à neige. » Plan B : trouver un lieu plus en altitude, accessible à 14 chevaux et 7 calèches, ce qui sera plus compliqué et plus cher, puisqu’il faudra ensuite ajouter le palace numériquement. Malgré ces contraintes de logistique, Pierre Monnard ne renoncerait à la neige pour rien au monde : « J’aime la tension entre le cadre idyllique des intérieurs chatoyants de l’hôtel et l’hostilité de cette nature sous son manteau blanc. La neige est magique, elle a un côté surnaturel. Alors oui, ça coûte cher, ça demande des efforts, elle est caractérielle et nous fait passer des nuits blanches… Mais c’est une vraie plus-value visuelle et elle offre un terreau dramatique fertile. »

Dans la vieille cour, un feu brûle. C’est le début de l’épisode 8, un drame s’est produit la veille et face au bûcher, André Morel voit le rêve de sa vie s’envoler. Isobel, fille du Lord anglais et amie d’enfance d’André, vient le réconforter. « Il y a eu une sorte d’histoire d’amour inaboutie entre eux, lorsqu’ils étaient plus jeunes », nous expliquera plus tard Astrid Roos, qui avait initialement auditionné pour le rôle de Rose. « Isobel a un côté aventurière, féministe et moderne qui me plaît beaucoup. » À 10 heures, la séquence est bouclée, juste à temps alors que le soleil grignote du terrain.

Avec son personnage de Rose, Manon Clavel découvre les joies du corset. « Ces costumes sont contraignants. Ils imposent une posture, une façon de marcher, ils ne permettent pas de courir… » Photo : Laurent Bleuze / Color Factory 8.0

Les techniciens se déplacent pour filmer un cheval qui traverse la plaine enneigée. Cette image aux airs de western représente le trajet qu’André effectue entre l’hôtel et son village. Pilote drone et guide de montagne, Éric capture les images avec son engin volant. « Noch eine letzte », hurle Pierre Monnard à Danielle, la doublure de Cyril sur la monture. La séquence suivante se déroule dans l’écurie. Le comédien Thierry Romanens, qui joue le chef du personnel, nettoie le crottin des chevaux avant de s’interrompre en râlant, car il doit aller aider en cuisine.

L’ambiance est bon enfant, joyeuse, tout le monde s’active, semblant connaître et maîtriser parfaitement sa mission. L’organisation est impressionnante, tout semble aller comme sur des roulettes. On dit souvent qu’un tournage ressemble à son metteur en scène, ce que tout le monde ici semble confirmer. « Pierre a cette capacité de mettre à l’aise, de faire des blagues et d’être hyper pro en même temps », note Astrid Roos.  « Il sait exactement où il va, c’est un vrai capitaine de navire. » « Je ne l’ai jamais vu s’énerver ou perdre patience », abonde Manon Clavel. « Il nous fait confiance et c’est réciproque. C’est un sans-faute artistique et humain. » « Pierre est clair, direct, efficace », assure Éric. « Et en tant que guide de montagne, je remarque que la restitution de la montagne à cette époque est très juste. »

Pour le cinéaste, instaurer un climat agréable sur le plateau est une évidence : « C’est dur d’être comédien, il faut du courage pour s’exposer au regard des autres, donc, il faut être bienveillant avec eux. Si je suis détendu, ils le sont aussi et ça leur permet de lâcher prise davantage. Pour ma part, je puise beaucoup d’énergie dans la belle relation que j’entretiens avec l’équipe. » Le Fribourgeois compare le tournage d’une série à la « Champions League du travail d’équipe », avec un côté sportif d’élite non négligeable. « C’est extrêmement épuisant, on est sur les rotules. Cet exercice m’excite, je me sens à l’aise, mais parfois, je regarde le programme de la journée et je me demande pourquoi j’ai accepté ça. Il faut vraiment être maso ! », conclut-il en riant.

Machine à remonter le temps

Après une pause repas au chaud, l’équipe se déplace autour d’un petit étang. Une luge d’époque, un jeu de curling, un bar à thé et des bancs avec des plaids ont été installés. C’est le parc du palace où les clients viennent se détendre. Au programme : tir au pigeon, lecture… Petit miracle, au vu des conditions climatiques : l’étang est suffisamment gelé pour qu’il soit possible d’y patiner ! Le soleil étincelant réchauffe les corps. Le set est prêt, l’humour jamais loin. Cyril Metzger, alias André Morel, est blessé au visage : « C’est mon cuisinier qui m’a mis un coup, il cuisine bien, mais c’est un poivrot », lance-t-il, pendant que Pierre Monnard observe chaque détail : « Ajustez la couverture sur ce banc, il est central ce banc, donnez-lui de l’amour ! Thierry, tu as mémorisé ta position ? » « Ah oui, j’ai les couilles sur le coin de la table, je ne peux pas me tromper ! », répond Thierry Romanens derrière le bar à thé, sous sa fausse moustache fer à cheval.

Une douzaine de comédiens et de figurants sont filmés par drone, ainsi que par trois équipes caméra positionnées autour du lac. À nouveau, c’est impressionnant à quel point tout semble coordonné, maîtrisé, fluide. En fin de journée, on improvise une vraie partie de curling, afin d’avoir du stock d’images, puis on demande à Anastasia, une figurante, de patiner seule sur la glace. « Magnifique, Anastasia ! Tu as un vrai talent, quelle élégance ! », s’extasie Pierre Monnard. Il chante pour l’encourager. « Ah, cette série est une vraie machine à remonter le temps, je me sens vraiment en 1899 ! »

Après cette quinzaine de jours au Simplon, direction le Binntal, petite vallée reculée en direction du Tessin. Là-bas, seront filmées les scènes qui se déroulent au village fictif de Champaz, où est né André. Il retourne y chercher ses amis d’enfance pour qu’ils viennent travailler à l’hôtel. Ensuite, le château Mercier à Sierre servira de décor pour les séquences en chambre. Au total, la production gros calibre aura nécessité 14 semaines de tournage, 950 figurants, plus de 50 comédiens, environ 80 techniciens, 12 000 pièces de costumes, une dizaine de calèches et traîneaux, pas loin de 30 chevaux et une vingtaine d’autres animaux, entre chiens, poules, oies, chèvres, ânes et cochons. Après une fin de tournage le 12 mars, Winter Palace sera diffusée fin 2024 sur la RTS. Cela en exclusivité durant sept semaines, avant d’atterrir sur Netflix pour la Suisse et l’Europe. Si la sauce prend, la diffusion sera ensuite mondiale. En attendant, on nous a confié qu’une deuxième saison était en développement…

Pierre Monnard

1976 Naissance le 11 février à Vevey.
1998 Après des études de lettres à l’Université de Lausanne, il est diplômé de la Bournemouth Film School.
2002 Son court métrage Swapped fait le tour du monde et remporte plus de vingt prix.
2013 Sortie de son premier long métrage, Recycling Lily.
2020 Sortie et immense succès pour son film Les enfants du Platzspitz.de la Saison Culturelle de Montreux.
2023 Après les séries Wilder et Hors saison, le cinéaste retrouve la neige des montagnes suisses pour la série Winter Palace.
2024 Sortie de son troisième long métrage, Bisons, le 7 février.
1976 Naissance le 11 février à Vevey.
1998 Après des études de lettres à l’Université de Lausanne, il est diplômé de la Bournemouth Film School.
2002 Son court métrage Swapped fait le tour du monde et remporte plus de vingt prix.
2013 Sortie de son premier long métrage, Recycling Lily.
2020 Sortie et immense succès pour son film Les enfants du Platzspitz.de la Saison Culturelle de Montreux.
2023 Après les séries Wilder et Hors saison, le cinéaste retrouve la neige des montagnes suisses pour la série Winter Palace.
2024 Sortie de son troisième long métrage, Bisons, le 7 février.
On dit souvent qu’un tournage ressemble à son metteur en scène. Pierre Monnard, lui, a « cette capacité de mettre à l’aise, de faire des blagues et d’être hyper pro en même temps ». Photo : Laurent Bleuze / Color Factory 8.0

LE PROJET
DU TÉLÉSIÈGE À NETFLIX

Tout a démarré sur un télésiège, skis aux pieds. « J’étais à Saint-Luc avec ma conjointe, et en regardant l’hôtel Weisshorn, on a imaginé une histoire qui se déroulerait autour du tourisme de luxe », décrit Jean-Marc Fröhle, producteur délégué de Winter Palace (aussi producteur du film Olga d’Elie Grappe ou de la série Quartier des banques). De retour dans la vallée, il découvre l’histoire du pari de Badrutt – où de l’invention du tourisme d’hiver à St-Moritz – et décide de s’en inspirer. Destinant son idée à l’international, Jean-Marc contacte des scénaristes de série à l’étranger, jusqu’à tomber sur Lindsey Shapiro. Ils se rencontrent et développent la suite ensemble. Lindsey assume l’écriture de la série – en collaboration avec la scénariste suisse Stéphane Mitchell sur deux épisodes.

Pierre Monnard se greffe et accompagne le développement du scénario pour l’adapter à la réalité du terrain. Accompagné d’Evelyne Lüthi-Graf, historienne de l’hôtellerie et de la gastronomie, ils font le tour des grands palaces de Suisse dont la création remonte environ à la fin du XIXe siècle, vont dans les coulisses, dans les archives et se nourrissent de détails authentiques pour les intégrer au scénario. Pendant ce temps, sachant qu’un financement 100 % suisse ne suffira pas à cette production d’envergure, Jean-Marc Fröhle cherche des coproductions. Au bout de deux ans, il signe avec Netflix, faisant de Winter Palace la première série suisse coproduite par le géant du streaming. « Ce sont de grands professionnels qui pensent à leur public. Ils sont jeunes, fiables, investis, bienveillants et font des retours très constructifs », se réjouit le producteur, qui s’accorde avec le metteur en scène : « Netflix, c’est le sésame, le mot magique, mais la façon de travailler n’est pas différente de ce dont on a l’habitude avec la RTS. » À noter que la Lex Netflix, votée favorablement le 22 mai et entrée en vigueur le 1er janvier 2024, oblige désormais les plateformes de streaming à investir au moins 4 % de leurs revenus domestiques dans la production cinématographique suisse. Au total, le travail d’écriture, de recherche de financements, de repérages et de préparation jusqu’au premier jour de tournage aura duré environ cinq ans.