« Espèce menacée » Nos « Bronzés » ne font plus de ski…
Produite par Rita Productions, cette nouvelle série rassemble toute la crème de l’humour romand et aborde le sujet de la mutation, inévitable, du tourisme alpin, provoquée par le réchauffement climatique. Reportage estival à Anzère dans une ambiance de colonie de vacances.
Un panneau en bois, accroché au bout d’une potence, accueille le visiteur : le mot « Welcome », écrit en lettres capitales, vient chatouiller les rayons d’un soleil minimaliste. Trois chaises longues. Une première yourte sur le replat. Un hamac tendu entre deux arbres. Une baignoire de fortune avec un tonneau en guise de réservoir d’eau. Impression étrange de découvrir le campement secret d’un groupe de militants écolos ! Ce sentiment enfle quand on aperçoit, plus bas, à l’orée de la forêt, les rondeurs d’une caravane Airstream à côté d’une deuxième yourte, plus large, un feu de camp, un potager en jachères et une vieille Fiat transformée en poulailler. Que se passe-t-il par ici ? Qui peut bien habiter là, en marge de la société ? Mais ces questions sont vite balayées par le panorama qui s’offre aux regards : les Alpes valaisannes, la vallée du Rhône, un ciel bleu (quasi) immaculé… On se verrait bien passer l’été dans cet endroit idyllique. À profiter de la fraîcheur de la montagne. À cuire des cervelas sur la braise en refaisant le monde sous les rayons d’une lune bienveillante. Malheureusement, ce lieu n’est pas réel, c’est un décor…
Bienvenue au Cercle de la Marmotte ! Cette retraite, en pleine nature, imaginée par Victor, un guide de montagne en pleine reconversion professionnelle, réunit normalement un groupe d’hommes, afin qu’ils se réconcilient avec leur masculinité. Ce jour-là, cependant, le camp est vide : tous sont partis, dès potron-minet, en altitude pour un stage de survie. Ne restent que Tiffany, la femme de Victor, et un drôle de couple dans un van noir, Karl et Venla. La première s’inquiète du sort de Solange, son amie, disparue au lendemain de son enterrement de vie de jeune fille ; le duo, lui, convoite la concession d’eau, issue de la fonte du glacier voisin, pour la mettre en bouteille. L’intrigue se déroule en février, en pleine période de carnaval, dans une station de basse altitude baptisée Excelsior, touchée de plein fouet par le réchauffement climatique et le manque de neige. Mais ce n’est qu’une partie du puzzle échafaudé par Bruno Deville, Léo Maillard et Marina Rollman pour cette nouvelle série TV de six épisodes, produite par Rita Productions : Espèce Menacée. Car, sous le prétexte d’aborder le sujet de la mutation, inévitable, du tourisme alpin, les trois auteurs traitent aussi de notre capacité à changer de vie, d’attitude et de perspective au gré des circonstances de l’existence.
« Réunir le Splendid suisse »
« Nous avions envie de parler de changement, climatique et politique », explique le réalisateur d’origine belge. « Ce monde n’a plus tellement de modèle, nous sommes tous en train d’essayer de nous réinventer. Mais nous voulions également nous concentrer sur l’être humain et son aptitude à transformer son univers intérieur, au moment de traverser la crise de la quarantaine : suis-je prêt à changer ? » Partant de ce pitch, le trio a créé deux groupes – un féminin, un autre masculin – et s’est amusé à inverser les rôles : les femmes montent en station pour faire la fête, les hommes participent à un stage de développement personnel. Avec ce fil rouge, il n’y avait « plus qu’à » tisser la trame tragicomique pour élaborer cette satire sociale, une comédie d’aventure et de mœurs qui jongle entre rires et larmes.
« Les humoristes ont le sens de l’engagement : pour faire rire, seul sur scène, sans décor, il faut y croire ! »
Très vite, cependant, est arrivé un autre dessein : rassembler la crème de l’humour romand dans un seul et même scénario. « J’ai eu envie de réunir le Splendid suisse », sourit Bruno Deville. « Non pas dans les sketches que ces humoristes ont l’habitude de faire, mais dans un projet plus long, avec des personnages plus fouillés. L’idée, et c’est comme ça que je l’ai présentée aux producteurs, c’était de tourner Les Bronzés ne font plus de ski… » Nonobstant la boutade, cette ambition, un peu folle, s’est rapidement concrétisée. « Cela s’est fait assez naturellement », souligne Pauline Gygax, fondatrice de Rita Productions avec Max Karli. « Il y a eu une sorte de cooptation au sein du groupe, une évidence qui est apparue au fil de l’écriture. » L’idée de faire jouer son propre rôle, fictionnalisé évidemment, à Thomas Wiesel est tombée assez vite sur la table. Présente dès le début du projet, Marina Rollman a hérité d’un second rôle – celui de Venla, avec son accent bizarre et ses répliques sans queue ni tête. « Je trouvais rigolo de remettre un peu les mains dedans. Et puis, il aurait été bizarre que je ne fasse pas partie de cette dream team, non ? », se marre l’humoriste genevoise, installée désormais à Paris. Elle a entraîné Alexandre Kominek, « l’un des mes amis les plus proches », ainsi que Rebecca Balestra – qu’elle a accompagnée sur son premier stand-up en 2022 – dans cette aventure. Quant aux deux Vincent, Veillon et Kucholl, Bruno Deville a souhaité « creuser la relation particulière qui est la leur, basée sur la fraternité, par le prisme de la fiction ». Ils se retrouvent ainsi à interpréter deux frères que tout oppose : l’un, Victor, cherche à se reconvertir, l’autre, Virgile, ex-star du freeride, coincé dans un monde archaïque et matérialiste, n’envisage pas la montagne sans skieurs : il est prêt à tout pour transformer l’eau en or blanc. Quitte à organiser une expédition en altitude pour récupérer un mystérieux magot.
Humoristes et bons comédiens ?
Mais, pour Bruno Deville, le défi était de taille. Comment tous ces humoristes, plus habitués à la scène, au stand-up et à l’exercice de la caricature, se comporteraient-ils dans cet environnement, méconnu, où ils devraient jouer des scènes au premier degré, avec les émotions que cela implique ? « Tout mon job de mise en scène est là : trouver le ton juste et la meilleure manière de mélanger vrais comédiens et humoristes », précise le réalisateur. « Avec eux, j’ai travaillé à contre-emploi. Du coup, ils découvrent et apprennent tous les jours : on peut ramener les choses à soi, jouer de vrais sentiments… Cela crée beaucoup de troubles chez eux, mais, en même temps, de nouvelles pistes de travail intéressantes. » Cela en fait-il de bons acteurs ? L’histoire a montré, notamment avec Coluche ou Muriel Robin, qu’un humoriste sait aussi jouer le drame. « Ils ont le sens du timing et de la précision, le sens de l’engagement aussi : pour faire rire, seul sur scène, sans décor, il faut y croire », analyse Marina Rollman. « Ils ont la capacité de dire et d’inventer un monde. Alors, si, en plus, on leur donne un univers, ce sera encore plus fort ! »
Une chose est certaine : concentrer une poignée de comiques sur un même plateau est un gage de légèreté et de joie. D’autant que toute l’équipe loge dans un rayon d’un kilomètre autour d’Anzère – la station valaisanne choisie pour accueillir ces cinquante jours de tournage. Cela crée des complicités, cela contribue à donner des airs de colonie de vacances à ces longues journées de boulot. « Il y a une ambiance de dingue », admet Marina Rollman. « Habiter ensemble sur un site, ça change tout ! On improvise des apéros, on se voit le soir pour manger… » Et il y a aussi le fameux karaoké, tous les jeudis soirs, chez Anja et Hubi, où chacun peut montrer ses talents de chanteur (ou pas). « Il est fondamental d’avoir une atmosphère saine et sereine sur un plateau, je le dis d’autant plus volontiers que ce n’est pas toujours le cas », ajoute Pauline Gygax. D’ailleurs, entre les mois de juin et d’août, la productrice est souvent « montée » en Valais, « pour voir si tout se passe bien ». « Cela permet également de déminer les soucis qui pourraient se présenter. Comme surveiller le lait sur le feu… »
« Le fait de tourner en été sert notre propos : ça permet de marquer la dystopie futuriste de la série. »
Avec un budget « sous-doté »
Chez Rita Productions, on est habitué à ce genre d’aventures. De Ma Vie de Courgette à La Ligne, le dernier long-métrage d’Ursula Meier, en passant par la série Sacha, avec Sophie Broustal, la PME genevoise, fondée en 2003, a le nez et l’expérience pour dénicher des pépites au milieu de toutes les propositions qu’elle reçoit et pour leur permettre de rencontrer leur public. Espèce Menacée vivra-t-elle un parcours similaire ? On ne le saura qu’en 2024, date de sa diffusion sur la RTS. Mais, avec un budget de 5,6 millions de francs, seulement, sa conception s’est révélée complexe. « C’est complètement sous-doté pour une série de six épisodes de 45 minutes », explique Pauline Gygax. « Un film de cinéma, de 90 minutes, comme ceux que nous fabriquons en Suisse romande, coûte en moyenne de trois à cinq millions. Et, pour un téléfilm, à moins de 2 millions, c’est peu d’argent ! »
Qu’est-ce que cela implique sur un plateau ? Des journées bien remplies, beaucoup de minutes de tournage par jour, un planning serré… Il a surtout fallu se montrer imaginatif pour ficeler le financement, car en Suisse, nous dit-on, arrive toujours le moment où il manque les dernières centaines de milliers de francs pour boucler le budget. Si le choix d’Anzère s’est imposé assez rapidement, il a permis à ce projet de profiter du soutien de la Valais Film Commission (lire notre édition de décembre 2022). « Mais, comme tout nouveau fonds, il manque de moyens : l’aide est plafonnée à 100 000 francs, mais dans une économie comme celle d’une série, cette somme reste nécessaire et bienvenue », relève Pauline Gygax, tout en incitant les politiciens valaisans à « nourrir ce fonds de manière plus conséquente ».
En revanche, elle n’a pas encore trouvé d’accord avec les chaînes françaises. « Nous avons des discussions avancées avec Canal Plus, Arte et France Télévisions. Mais la nature très particulière de notre humour rend notre tâche plus compliquée. Même si certains de nos humoristes sont visibilisés en France – comme Yann Marguet dans Quotidien ou Alexandre Kominek sur France Inter – cela reste des têtes d’affiche peu identifiées dans l’Hexagone. » Et, pour la productrice, il était hors de question de « franciser » le casting : « le concept aurait perdu tout son sens », souffle-t-elle.
L’hiver en… été
Avoir peu de moyens pousse aussi à la créativité et, parfois, au système D. On l’a dit, cette série est censée se dérouler en février en pleine période de carnaval, mais elle a été tournée en été, dans une nature florissante, avec un mercure qui flirtait parfois avec les 30 degrés. Si cela permettait un accès plus facile, moins exigeant, productionnellement parlant, à la haute montagne (plusieurs scènes ont été tournées à 2650 mètres d’altitude !), il s’agissait d’être crédible en matière d’images : comment restituer l’hiver à l’écran ? Avec Joseph Areddy, un chef opérateur issu principalement du documentaire, Bruno Deville a trouvé la solution : pousser le curseur dramaturgique, « casser » tous les verts, des sapins et des pelouses, leur donner une teinte jaune, comme si le soleil avait tapé si fort et si longtemps qu’il avait fini par brûler la nature.
« Le fait de tourner en été sert totalement notre propos », relève le réalisateur. « Cela nous permet de créer un univers fort, de marquer la dystopie futuriste de la série et de plonger le spectateur dans des Alpes qu’il n’a pas l’habitude de voir. On évoque une nature asséchée… Et cela pose la question : si on continue comme ça, avec des hivers sans eau et sans neige, pourrait-on arriver à une situation pareille dans vingt ans ? J’ai vu des images satellites des Alpes, datant d’une cinquantaine d’années, et la neige était encore bien présente. Aujourd’hui, le vert a gagné du terrain. Qui nous dit qu’en 2050, la montagne ne sera pas jaunie à cause du réchauffement climatique ? »
Pour l’occasion, nos « Bronzés » ont donc définitivement rangé les skis à la cave. Plus de planté de bâton, plus de chaussures trop serrées, plus de panne de télésiège… En revanche, le rire sera bel et bien au rendez-vous. « Est-ce que ça vient de mes origines belges ? », s’interroge Bruno Deville. « Cette série est une comédie acide, ça correspond bien à mon regard sur le monde. Il y a des moments où je vois une humanité très positive, d’autres où elle se révèle pathétique. » Le réalisateur espère surtout que le public se sentira concerné par toutes les problématiques soulevées par la série. Avec les questions qu’elles impliquent. Forcément.