ScèneReportage

MUMMENSCHANZ : 50 ans de silence poétique

En 1972 naissait le langage de l’émotion, sans mots, des Mummenschanz, la troupe créée par Floriana Frassetto, Andres Bossard et Bernie Schürch. Les situations rocambolesques vécues par leurs personnages ont très vite conquis le monde, de Zurich à New York, de Téhéran à New Dehli. La tournée «50 Years» retrace leur parcours.

Photo : Mummenschanz Stiftung / Noe Flum

Un grand visage posé dans l’allée de l’immeuble et partout, entreposés sur deux étages, des costumes et des masques qui ont fait rêver plusieurs générations aux quatre coins de la planète. Il y a là le Slinky Man, au corps tout en tubes, les bonshommes à la tête pleine d’air, une immense main gantée qui semble prête à saluer. Nous sommes à Altstätten (SG), dans l’atelier des Mummenschanz. C’est là que la comédienne Floriana Frassetto, en véritable chef d’orchestre de l’entreprise, dessine et confectionne les nouveaux personnages, imagine des chorégraphies autour d’un objet, récupéré çà et là. Depuis le début de la pandémie et l’annulation de nombreuses dates, elle n’a pas chômé: elle a mis sur pied 50 Years, le spectacle-anniversaire marquant le demi-siècle de ces musiciens du silence. Avec l’aide de sa fille, elle a également compilé souvenirs et succès pour un livre (Mummenschanz, de Roy Oppenheimer, Wer und Weber Verlag) et une rétrospective, prévue à Saint-Gall au printemps 2022.

Floriana Frassetto est le dernier membre fondateur de la troupe suisse plusieurs fois primée, encore en activité. Elle a perdu, en route, ses deux complices: Andres Bossard est décédé il y a 30 ans. Bernie Schürch a pris sa retraite en 2012. «Je ne suis pas près de m’arrêter. C’est une telle chance de pouvoir offrir en silence, avec seulement le cœur, ce jeu intime au public», confie-t-elle dans un charmant français aux notes italiennes, alors qu’elle nous fait visiter les lieux. L’artiste, italo-américaine, naturalisée suisse, parle et respire Mummenschanz. Comme sur scène, elle est toujours vêtue de noir. Elle souligne parfois ses phrases d’un geste rappelant l’un de ses personnages. Au détour d’un couloir, elle enfile un masque géant pour prendre la pose. Elle vibre toujours de la même passion, la même facétie, la même envie de jouer qu’à ses 20 ans: «Je le dois aux spectateurs qui m’emportent à chaque fois dans la stratosphère de l’invention, avec leur interprétation personnelle de nos numéros. C’est une richesse que je ne veux pas perdre.»


Pâte à modeler, papier WC

Ce visage lumineux et cette voix douce et posée, Floriana Frassetto les a depuis un demi-siècle mis au second plan, derrière le langage, universel, de la gestuelle. Des mouvements gracieux, qu’elle appelle des «virgules», des «accents», pour raconter. Un corps qui s’efface sur un fond noir pour aider à transmettre un message. Un masque qui prend vie pour l’exprimer. Aujourd’hui, Floriana Frassetto a 71 ans, et si elle ne porte plus le costume de Slinky Man, lourd de 17 kilos et cinquante ans de tournées, elle est encore de tous les spectacles, jouant dans le numéro des masques d’argile ou ceux en papier toilette, entourée de la relève – cinq artistes suisses et un Italien – à qui elle a enseigné dans les moindres détails le langage silencieux des Mummenschanz. «J’apprends aussi beaucoup d’eux, de leur personnalité, leur caractère et leur habileté», ajoute-t-elle. 

Dans une halle de l’atelier d’Altstätten, une vingtaine de malles renfermant costumes et accessoires attendent déjà un nouveau départ. L’Arabie saoudite, puis Belfort, avant de lancer la tournée nationale de 50 Years. Pour l’occasion, Floriana a refait les deux célèbres masques en argile qui se transforment sur scène au gré d’une compétition de beauté que se livrent deux comédiens, devenant tour à tour soleil, chien, rapace ou éléphant. Un masque exigeant, à manier avec minutie et qui demande quatre mois de répétitions pour être maîtrisé. Ce numéro clôturera le show-anniversaire. Comme un clin d’œil aux origines: il s’agit en effet du tout premier numéro de la troupe, conçu par Bernie et Andres. «Ils ont imaginé ce masque alors qu’ils étaient encore les clowns Avant et Perdu, avant les Mummenschanz, raconte Floriana. Il leur permettait de ne pas sortir de scène toutes les deux minutes pour changer de masque et d’expression. On l’a utilisé pour le premier numéro des Mummenschanz. Bernie y jouait le beau, l’hédoniste. Andres, le moins beau, un peu jaloux et caractériel.» Le secret de la matière? «Un peu de poudre de lune, de terre suisse et beaucoup d’amour! On a refait la pâte, car l’ancienne avait 50 ans. Elle était tellement pleine de poussière et de souvenirs du monde entier qu’elle était devenue trop dure.» Après emploi, il faut trois heures pour redonner leur forme initiale aux deux masques, précise encore l’artiste, en les sortant précautionneusement d’une caisse pour nous les présenter.

Le travail des Mummenschanz au quotidien rime avec patience. La préparation des costumes occupe la troupe pendant deux heures avant chaque spectacle. Sans compter les répétitions et les échauffements. Des journées bien remplies dont Floriana Frassetto, qui donne également des cours de création de masques, ne se lasse pas depuis 1972: «La vie est belle avec les Mummen, car ce langage nous permet de faire de magnifiques rencontres avec les différents publics.» Doit-elle parfois adapter ses numéros? «Une fois seulement: nous avions dû retirer celui des prises électriques en Iran. Et dans certains pays où le papier WC est un bien précieux, nous l’offrons après le numéro des masques en papier toilette, car cela peut être mal vu de le gaspiller.»

«À aucun moment, nous n’avons pensé que le choix du silence nous offrirait une carrière mondiale.»

Sept artistes composent la troupe: David Labanca, Sarah Lerch, Kevin Blaser, Tess Burla, Oliver Pfulg, Floriana Frassetto et Christa Barrett. Ici avec Eric Sauge (3e depuis la gauche), directeur technique. Photo : Mummenschanz Stiftung / Noe Flum
Le numéro des prises électriques avait dû être retiré du programme lorsque la troupe jouait en Iran. Photo : Mummenschanz Stiftung / Noe Flum

Le hasard d’une rencontre

L’incroyable épopée des musiciens du silence trouve son origine en 1970, dans un théâtre romain. Le Bernois Bernie Schürch et le Zurichois Andres Bossard, tous deux nés en août 1944 et diplômés de l’école Jacques Lecoq à Paris où ils se sont connus, y jouent leur spectacle de clowns, Avant et Perdu. Floriana est dans la salle. Subjuguée par leur performance, elle en parle avec eux à la fin de la représentation. Après trois ans d’école de théâtre et de mime, elle a le projet de quitter Rome pour suivre, comme eux, les cours de Lecoq à Paris. Rendez-vous est pris: les trois jeunes se revoient peu après dans la capitale française, où Bernie et Andres vivent depuis 1967. Ils ne se quitteront plus: Bernie devient le premier grand amour de Floriana, Andres, le frère qu’elle n’a jamais eu. Elle intègre le spectacle d’Avant et Perdu et renonce à sa formation. Les deux hommes se chargent de lui transmettre ce qu’ils ont appris chez Lecoq sur la commedia dell’arte, l’acrobatie, le mime, la pantomime, l’abstraction du corps, l’usage du masque. «Mais un problème les préoccupait depuis toujours, peut-être parce qu’ils avaient grandi dans un pays avec quatre langues. C’était le conflit de la communication, se souvient Floriana. Un numéro perdait son rythme quand on le traduisait.»

Un vrai casse-tête pour le trio désormais installé à Zurich. Ils décident alors de supprimer toute parole et de privilégier les effets visuels réalisés au moyen de mouvements et de masques devant un fond noir, sans scénographie et sans musique. Nous sommes en 1972. Les Mummenschanz viennent de voir le jour. «À aucun moment, nous n’avons pensé que le choix du silence nous offrirait une carrière mondiale. On ne pensait même pas pouvoir en vivre! On voulait juste partager ce monde imaginaire et poétique qu’on avait entre les mains, la tête et le cœur.» Leur nom, ils le trouvent au hasard d’une exposition sur l’artiste du Bauhaus, Oskar Schlemmer: «Il y avait une mention du mouvement Mummenschanz qui, dans la culture allemande, avait presque une connotation négative, car il qualifiait le spectacle de rue. Nous avons été fascinés par ce mot composé de «Vermummen» (dissimuler son visage) et de «chance». La chance d’être masqué: c’était exactement ce que nous faisions!»

En Suisse, les débuts sont difficiles. Inclassable, la troupe, qui ne danse pas, ne mime pas, ne parle pas, peine à séduire. Le coup de pouce viendra – très vite – de Fay Lecoq, l’épouse de Jacques. Elle met les Mummenschanz en contact avec un agent américain qui les engage pour dix représentations aux États-Unis. Outre-Atlantique, le public leur réserve une surprise: «A l’époque, on se prenait un peu au sérieux, avoue Floriana. Mais lors de la première soirée à Rochester, le public a ri aux éclats durant tout le spectacle. Nous étions choqués. Nous n’avions jamais imaginé que notre œuvre, qu’on pensait stylisée et sérieuse, serait perçue comme comique. Cela a été une révélation qui nous a permis de redéfinir notre travail, de trouver notre voie, d’être plus juste.» Ce spectacle signe leur premier grand succès, le New York Times les encense, les dates et les tournées s’enchaînent dans le monde entier, la Suisse les réclame enfin, puis c’est Broadway, où ils jouent sans interruption de 1977 à 1980. Une deuxième troupe doit même être créée afin de répondre à la forte demande.

Mais en coulisses, le couple que forme Floriana et Bernie s’étiole. Après dix ans d’amour fusionnel, le succès éloigne les époux. «On avait joué huit spectacles par semaine à Broadway, sans compter les répétitions, la formation des nouveaux artistes, puis toutes les tournées. On a oublié de penser à nous.» Leur rupture entraîne la première pause du trio. Il se reforme après un an. «Peut-être parce que Mummenschanz, c’était un peu l’enfant que Bernie et moi n’avions jamais eu. C’était notre grand amour à tous les deux. Alors, on a essayé de faire au mieux pour qu’il survive à notre séparation.»

Le deuxième choc pour la troupe est lié à un drame: Andres contracte le virus du sida. Il décède le 25 mars 1992, à 48 ans. «Jusqu’au dernier moment, à l’hôpital, on lui disait qu’il remonterait sur scène avec nous. On lui donnait un peu de force, mais on savait que c’était la fin. Et lui aussi», raconte son amie. Sa voix se perd dans ses souvenirs. «On pensait arrêter les Mummen, mais Andres nous avait fait promettre de continuer. Alors, après un temps de réflexion, c’est ce qu’on a fait. Heureusement, car cela nous a fait beaucoup de bien. 50 Years est pour Andres aussi, pour les 30 ans de sa disparition.»

Nouvelle épreuve en 1998: les Mummenschanz sont au bord du gouffre suite à la gestion désastreuse d’employés de la compagnie. L’entrepreneur Hans Jörg Tobler, compagnon de Floriana, prend alors les rênes, redresse la situation et crée la Fondation Mummenschanz, à Altstätten, où il a trouvé un lieu assez grand pour abriter les activités de la troupe. Il dirigera la Fondation jusqu’à sa mort en 2010.

Le quatrième écueil surgit le 17 juin 2012: à 68 ans, après 40 ans de tournées et 5700 représentations, Bernie Schürch raccroche ses costumes. Floriana hésite, mais continue. En 2016, elle présente You & Me avec sa nouvelle troupe. Le succès planétaire la confortera dans sa décision d’avoir continué l’aventure. Et son alter ego n’est jamais loin: «Bernie vit au Tessin avec son épouse, mais assiste toujours aux répétitions. Il ne crée plus de numéros, je le fais seule, mais il me conseille beaucoup. J’insiste pour qu’il soit là, car son avis est très important.» Et d’ajouter en riant: «Et ce, même s’il est extrêmement critique et encore plus perfectionniste que moi!» Avant de lui montrer les nouveaux tableaux de 50 Years, la troupe s’est donc préparée longuement. «Il y a tant de choses à apprendre, des petits gestes, des accents, des arrêts. Il faut beaucoup de temps pour mettre au point un numéro. Ils ne sont pas encore parfaits, car on a besoin du public pour les finitions. C’est l’histoire des Mummenschanz, nous avons toujours travaillé ainsi. Les numéros grandissent avec le temps, en fonction des réactions des spectateurs. Lecoq disait même que c‘est lorsqu’un artiste présente son numéro sur scène que le vrai travail commence. Il faut s’adapter au rythme du public, écouter les réactions et jouer avec.»

Les trois membres fondateurs des Mummenschanz: Andres Bossard, Floriana Frassetto et Bernie Schürch (de gauche à droite) en 1972. Photo : Mummenschanz Stiftung / Noe Flum

Planche à repasser et virus

Avant d’arriver à cette finition, le point de départ d’un numéro est toujours un objet du quotidien, repéré par Floriana Frassetto. Parmi les nouveaux venus dans 50 Years, citons une planche à repasser, dernier lien entre deux êtres qui se déchirent. Ou encore un virus Covid: «Je ne voulais pas insister sur la pandémie, car tout le monde en a marre. Je l’ai juste frôlée allégoriquement avec ce personnage qui vit une transformation magnifique sur scène.» Un défi osé, même pour l’artiste. Car pour s’inviter dans son show, un objet doit «comporter une part de rêve». Elle s’emploie ensuite à le transformer pour pouvoir, par son biais, communiquer une émotion. «Je donne ensuite un thème de base à la troupe et on commence les improvisations autour de l’objet. Puis, on choisit l’improvisation la plus forte et on la redéfinit ensemble. On répète jusqu’à ce que ce soit bon. Ce sont des semaines de travail.» Un travail auquel le public est invité à mettre la touche finale lors de la tournée. 

«Le vrai travail commence, lorsqu’un artiste présente son numéro sur scène, avec les réactions du public…»

Floriana Frassetto est le dernier membre fondateur de la troupe des Mummenschanz en activité. À 71 ans, elle est encore de tous les spectacles. Photo : Mummenschanz Stiftung / Noe Flum
Photo : Mummenschanz Stiftung / Noe Flum
Photo : Mummenschanz Stiftung / Noe Flum