MusiqueReportage

Starmania : Le monde est toujours stone

Créé par Michel Berger et Luc Plamondon en 1979,
l’opéra-rock n’a rien perdu
de sa force et de sa contemporanéité.
Porté par une nouvelle génération d’artistes,
il n’a jamais paru aussi actuel en abordant des thèmes
comme l’écologie, l’homosexualité
ou la quête de célébrité.

C’est devenu un passage obligé. À la fin du spectacle, alors que la Seine Musicale se lève pour offrir une standing ovation à «sa» troupe, Thomas Jolly dégaine son portable et filme la scène, avant de rejoindre les artistes sur les planches pour profiter pleinement de cet instant de communion avec le public. Il partagera ensuite ces images sur les réseaux sociaux. Est-ce une façon de s’assurer que tout cela est bien vrai? Ou cherche-t-il simplement à convaincre les indécis qu’ils ont tort de ne pas avoir encore acheté leurs billets? Depuis sa renaissance, fixée au 8 novembre dernier sur l’île Seguin, à Boulogne-Billancourt, Starmania provoque une vague d’affection sans précédent. Et ça, le metteur en scène ne l’avait pas vu venir! «En étant la tête dans le guidon pendant trois ans, à démonter ce monument pierre par pierre, puis à le rénover, à le dépoussiérer, je n’avais pas mesuré à quel point ce spectacle appartient au patrimoine intime des gens», explique-t-il. «Dès les premières notes, l’émotion est palpable dans la salle, les gens sont avec l’œuvre et ressentent de la joie de la retrouver et d’écouter cette musique. C’est une grande fierté!»

De Shakespeare à Plamondon

Qu’est-ce que Thomas Jolly – que certains médias tricolores ont pris l’habitude de surnommer «l’enfant terrible de la scène française» – est venu faire dans cette aventure? Depuis 2006 et la création de sa compagnie à Rouen, La Piccola Familia, l’homme est plutôt connu pour ses versions revisitées des classiques du théâtre, tels que Henri VI ou Richard III de William Shakespeare, Arlequin poli par l’amour de Marivaux ou Thyeste de Sénèque. Pendant le confinement, il a même joué Roméo et Juliette sur son balcon. On est à des années-lumière de Monopolis et de son univers sombre. Et pourtant… Lorsque Thierry Suc et Aurélien Binder, les deux producteurs, l’ont contacté pour lui proposer la mise en scène de Starmania, le Normand n’a pas hésité une seule seconde: il a sauté à pieds joints dans le projet. «Je suis né en 1982, je n’ai donc jamais vu les trois premières versions du spectacle. Mais j’ai un lien affectif avec lui, parce que mes parents ont écouté ces chansons à la maison et ils étaient fans de France Gall.» Thomas Jolly pose néanmoins une (petite) condition: il tient à revoir le livret d’origine pour rendre l’histoire «un peu plus claire». «Cette œuvre allie l’exigence et le populaire. C’est toujours ce que j’ai défendu au fil de ma carrière. Pourtant, j’ai trouvé l’histoire un peu complexe. Son propos reste puissant, aujourd’hui encore, mais il n’est pas assez mis en valeur.»

«Cette œuvre allie l’exigence
et le populaire. Mais j’ai trouvé l’histoire un peu complexe…»

Le constat pourrait surprendre les puristes de la première heure, mais il s’appuie sur un fait: avec les années, les tubes de Starmania ont pris le pas sur la narration. Tout le monde connaît S.O.S d’un terrien en détresse, Le monde est stone, Ziggy ou Besoin d’amour. Ces chansons ont été interprétées par les plus grands, on les choisit régulièrement pour passer des auditions à l’aveugle dans les télé-crochets, elles ont donc continué d’exister sans leurs personnages. «Moi, je viens du théâtre, je raconte des histoires. Ces titres n’ont pas besoin de moi pour qu’on les connaisse davantage. En revanche, savoir pourquoi on les entonne, à quel moment de l’intrigue elles viennent enclencher un sentiment chez le personnage, ça m’intéresse! C’est pourquoi j’ai poussé pour que l’on «retravaille» le livret de 1979.» Et, pour ce faire, le metteur en scène a pu compter sur un «assistant» de poids: Luc Plamondon lui-même. «C’était fascinant de revenir aux sources du projet. J’avais l’impression de faire de l’archéologie. J’ai eu entre les mains les premiers feuillets du livret dactylographiés, avec les ratures de Plamondon faits à la main, et j’ai pu réécouter les masters originaux où l’on entend Daniel Balavoine et même Michel Berger faire des essais de voix.» En remontant le temps jusqu’à la fin des années 70, Thomas Jolly a eu le sentiment, agréable, de toucher la légende du bout des doigts et d’estimer tout ce que cet opéra-rock – attention, on ne parle jamais de «comédie musicale»! – recélait comme messages.

Magnifiée par les projecteurs, Stella Spotlight fait ses adieux au cinéma. Mais à la vie aussi…

Un fait divers comme point de départ

L’histoire de Starmania commence en 1974. Cette année-là, Patricia Hearst, fille et petite-fille de milliardaires, est enlevée en Californie. En dépit des mauvais traitements qu’elle subit, elle prend pourtant fait et cause pour ses ravisseurs et choisit de se battre à leurs côtés. Ce que les spécialistes appellent le syndrome de Stockholm… Michel Berger se passionne pour ce fait divers et, surtout, pour l’attitude de cette jeune femme de 19 ans. Il y trouve tous les ingrédients d’un scénario romanesque: un rapt, une demande de rançon, des slogans anti-bourgeois, du sexe, de la violence… Il les transpose alors dans une comédie musicale, Angélina Dumas, un spectacle qui ne verra jamais le jour. Mais l’idée est toujours là, dans un coin de sa tête. Il lui faut simplement trouver un auteur à l’écriture à la fois poétique et provocatrice, un parolier qui puisse traduire cette violence de manière réaliste, tout en restant populaire. C’est France Gall qui lui suggérera de prendre contact avec Luc Plamondon, un Québécois d’une trentaine d’années qui vient de signer des textes puissants sur le dernier album de Diane Dufresne.

Metteur en scène de Starmania, Thomas Jolly vient d’être nommé, à 40 ans, directeur artistique pour les Jeux olympiques de Paris en 2024.

Pourtant, la gestation de cet opéra-rock n’a pas été simple. «Nous n’avions jamais travaillé comme ça, ni l’un, ni l’autre», raconte le Canadien dans le programme. «Lui n’avait jamais composé de musique à partir d’un texte. Toutes ses chansons, il les écrivait en les chantant. Et moi, c’était le contraire…» Berger et lui ont fini par s’enfermer dans sa maison, au Cap d’Antibes, dans le sud de la France, pour créer Starmania. Trois ans sont cependant nécessaires avant que les titres ne soient prêts. Notre duo décide d’abord de sortir un album concept, avec des interprètes encore méconnus: Daniel Balavoine, Fabienne Thibeault, Claude Dubois… Face à la perplexité des producteurs – comment vendre des billets sans têtes d’affiche? – Berger et Plamondon invitent alors leurs deux muses, France Gall et Diane Dufresne, à la table des artistes. Le bouche à oreille s’occupe du reste. Le disque s’écoule très vite à plus de 100 000 exemplaires et, le 10 avril 1979, le Palais des Congrès accueille la première de l’opéra-rock. La légende est sur les rails.

«Luc Plamondon a mis des mots, simples, sur nos angoisses profondes et universelles.»

Spectacle d’anticipation?

Car Starmania propose un concept novateur: une scène inclinée, des télévisions partout, des danseurs en costume, un orchestre live… Ce sont surtout les thèmes abordés qui interpellent – le pouvoir, la quête de la célébrité, l’écologie, le terrorisme, le poids de la télévision et des médias, l’homosexualité ou le transgenre. Rappelons que nous sommes en 1979. On ne parlait pas encore de réchauffement climatique; les réseaux sociaux n’existaient pas; la télé-réalité n’avait pas proliféré sur les chaînes de TV; et être gay était considéré comme une maladie honteuse (le premier cas de sida apparaîtra en 1981). Pourtant, Ziggy ne cache rien de son homosexualité, au grand dam de Marie-Jeanne. Quant à Sadia, celle qui recrute Johnny Rockfort et crée les Étoiles Noires, elle revendique son identité: «N’m’appelez pas madame, sans savoir qui je suis. Je n’suis pas une femme, je suis un travesti», chante-t-elle avec force. Michel Berger et Luc Plamondon étaient-ils visionnaires? Eux préfèrent se dédouaner: ils n’ont rien anticipé, c’est l’histoire qui les a rattrapés!

Star de la télévision, Cristal est enlevée par les Étoiles Noires, mais tombe sous le charme de Johnny Rockfort.
«J’ai besoin d’amour». finit-elle par chanter.

Ainsi, comment ne pas voir, sous les traits de Zéro Janvier, les visages de ces présidents égocentriques et mégalomanes apparus au XXIe siècle?  Donald Trump aurait pu chanter Le blues du businessman sans paraître anachronique. Le discours du Gourou Marabout prônant un retour à la nature et à l’essentiel n’a pas pris une ride. «Nous sommes aussi la première version de Starmania post-2001», précise Thomas Jolly. «Quand on parle d’un attentat sur la plus haute tour de l’Occident, en 1979, on prend ça pour de la science-fiction. En 2022, on sait que cela peut arriver. Cela donne à l’œuvre encore plus de noirceur.» La scène de l’explosion, avec cette fumée qui s’avance dans la salle, rappelle en effet les images des attentats du World Trade Center à New York, en 2001. Un sentiment exacerbé par l’apparition de Marie-Jeanne, seule survivante de cet «apocalypse», fantômatique au milieu des débris qui volètent autour d’elle. «Le monde est stone», chante-t-elle. La planète l’était à la suite de l’écroulement des deux tours à Manhattan…

«Des mots sur nos angoisses»

Comment expliquer que Starmania soit toujours autant d’actualité, près de cinquante ans après sa création? «Luc Plamondon a mis des mots sur nos angoisses profondes et universelles», analyse Thomas Jolly. «L’être humain a du mal à se projeter dans le futur. Or, nous traversons une période de plus en plus floue, économiquement, écologiquement, politiquement et sanitairement, ce qui rend cette projection dans l’avenir plus anxiogène encore. Comme c’est mal parti pour que ça s’arrange, Starmania continuera de nous parler très fort au cours des prochaines années.» Le Normand admet également que le Québécois est parvenu à poser des formulations simples sur «des sentiments très complexes, tels que la dépression, le manque de sens dans l’existence, l’ennui, la mélancolie ou la vacuité». «En général, on prend rendez-vous chez un psy pour essayer de comprendre ces choses-là. Lui, il écrit le monde est stone et chacun s’y retrouve.»

Le personnage de Cristal a été inspiré d’un fait divers qui a eu lieu en Californie en 1974.

Cet opéra-rock a donc traversé les générations sans perdre son essence. À la Seine Musicale, il y a certes les fans de la première heure, la cinquantaine bien frappée. Mais on croise des spectateurs plus jeunes qui voient dans Starmania le miroir d’un monde désenchanté. En faisant appel à Thomas Jolly pour la mise en scène, à Sidi Larbi Cherkaoui, nouveau directeur du Ballet du Grand Théâtre à Genève, pour la chorégraphie, à Victor Le Masne pour la direction musicale, ou à Nicolas Ghesquière, directeur artistique de Louis Vuitton, pour les costumes, les producteurs ont néanmoins tenu à apporter un twist contemporain au spectacle. «C’était malin de leur part, car nous venons d’univers totalement différents et nous ne sommes que les héritiers d’un mouvement, d’une énergie, que nous avons essayés de retranscrire.»

Quelle réussite! En se basant sur le livret originel, Thomas Jolly a pu «ressusciter» des personnages, disparus dans les versions suivantes, à l’instar du Gourou Marabout, mais surtout rendre sa place à Monopolis, la capitale de l’Occident. «Cette ville est le labyrinthe qui contraint les personnages et qui les fait se croiser, se perdre, voire se confronter. Il fallait lui donner une population, celle qui a peur des terroristes, celle qui élit le président.» Avec Sidi Larbi Cherkaoui, il s’est donc attelé à insuffler de la vie dans cette mégapole: les danseurs forment le gang des Étoiles Noires, la clique d’aristocrates invités au Naziland – la discothèque située au sommet de la tour de Zéro Janvier – ou la foule qui arpente les rues de Monopolis comme des automates. Le metteur en scène s’est aussi permis de clarifier ou de simplifier certaines scènes. «J’ai été surpris de découvrir que la rencontre entre Sadia et Johnny Rockfort était racontée en flashback. Pourquoi? On a tous les éléments pour la relater dans l’ordre chronologique. Et, quand Stella Spotlight chante Les adieux d’un sex-symbol, elle pense clairement à se suicider. Pourquoi ne pas le montrer?» À ses yeux, c’est un manque de dramaturgie, inhérent aux spectacles musicaux, qui a provoqué ces petits défauts. «Comme à l’opéra, c’est prima la musica!»

Monopolis, la capitale de l’Occident, est un personnage à part entière du spectacle.

En revanche,  pour le casting, la production a suivi l’idée initiale du duo Berger-Plamondon: pas de tête d’affiche! «Les deux ans de Covid nous ont permis de sortir des réseaux habituels et de chasser les nouveaux talents dans leur chambre, finalement, via Instagram», précise Thomas Jolly. «Nous cherchions avant tout des athlètes de la voix, avec un timbre singulier, mais chaque artiste devait aussi présenter un caractère naturel à instiller aux personnages sans qu’on ait trop besoin de les coacher.» Sur le papier, cela donne un aréopage d’interprètes, franco-canadiens, avec un talent qui ne demande qu’à éclore – à l’instar de Côme, Miriam Baghdassarian ou Alex Montembault. Comme Sadia, Ziggy, Zéro Janvier ou Cristal, ils rêvent d’être célèbres. Et les lumières de Starmania, omniprésentes, se chargent de les mettre en valeur. Comme elles l’ont été, en 1979, pour Daniel Balavoine, Fabienne Thibeault et les autres. 

«Starmania», de Luc Plamondon et Michel Berger.
Du 10 au 12 mars 2023, à l’Arena de Genève.

Starmania

1977 Début de la collaboration entre Michel Berger et Luc Plamondon.
1978 Sortie du double-album concept – qui sera vendu à plus de 2,2 millions d’exemplaires en France.
1979 Première de l’opéra-rock au Palais des Congrès à Paris.
1980 Le spectacle est joué à la Comédie Nationale de Montréal.
1988 Deuxième version en France, avec Maurane, Renaud Hantson et Nathalie Lhermitte.
1992 Sortie de l’album «Tycoon», adaptation anglaise des chansons. On y retrouve Céline Dion, Cindy Lauper, Peter Kingsbery et Nina Hagen.
1993 Troisième version en France avec une mise en scène de Lewis Furey.
2022 «Starmania» revient à la Seine Musicale.
1977 Début de la collaboration entre Michel Berger et Luc Plamondon.
1978 Sortie du double-album concept – qui sera vendu à plus de 2,2 millions d’exemplaires en France.
1979 Première de l’opéra-rock au Palais des Congrès à Paris.
1980 Le spectacle est joué à la Comédie Nationale de Montréal.
1988 Deuxième version en France, avec Maurane, Renaud Hantson et Nathalie Lhermitte.
1992 Sortie de l’album «Tycoon», adaptation anglaise des chansons. On y retrouve Céline Dion, Cindy Lauper, Peter Kingsbery et Nina Hagen.
1993 Troisième version en France avec une mise en scène de Lewis Furey.
2022 «Starmania» revient à la Seine Musicale.