HUMOUR Peut-on rire de tout ?
A cause des réseaux sociaux, le quotidien des humoristes s’est complique : un sketch peut être sorti de son cadre et provoquer un « bad buzz ». Désormais, on évite les sujets qui fâchent et on opte le plus souvent pour l’autodérision.
Peut-on rire de tout ? La question agite la société depuis que l’humour se met en scène. Quelles sont les bornes à ne pas dépasser ? Peut-on se moquer des minorités sans outrepasser ses droits ? Jusqu’à quel point une blague peut paraître drôle pour certains et choquante pour d’autres ? En 2014, Patrick Timsit en avait fait le titre de son spectacle : On ne peut pas rire de tout. Sciemment. En écho à une affaire qui avait secoué le monde du spectacle en 1999 : l’humoriste avait été traîné en justice par le père d’un handicapé après une vanne violente sur les trisomiques. Il n’en était pas à son coup d’essai, puisque le pianiste Michel Petrucciani, handicapé de naissance, était déjà l’une de ses cibles favorites. L’affaire s’était terminée par une conciliation.
Plus près de chez nous, et plus récemment, Claude-Inga Barbey a aussi subi les foudres de la vox populi. Autre temps, autres mœurs : la fronde est venue des réseaux sociaux. En mars 2021, l’une de ses capsules vidéo – qu’elle livrait chaque lundi au journal Le Temps – fut jugée « transphobe » par le Collectif radical d’Action Queer. L’attaque fait tant de bruit que la RTS lui consacre même un débat dans son émission Infrarouge. Rebelote en décembre : cette fois, on taxe la comédienne de « racisme anti-chinois ». Visiblement, son personnage de psychologue névrosée ne plaît pas. Claude-Inga Barbey décide alors de cesser sa chronique et de se retirer des réseaux sociaux. « Je ne comprends plus ce monde de censure, ou plutôt si, mais ce que je comprends me fait tellement peur, et la peur, c’est bien connu, empêche de réfléchir », écrit-elle dans les colonnes du quotidien. Prenant les pièces de Shakespeare comme témoin, dans lesquelles le bouffon, « s’il n’est pas suffisamment subtil, lèche-cul, mielleux ou agressif », est condamné à être exécuté par le roi. Y a-t-il eu erreur dans le dosage ? Ou la société d’aujourd’hui est-elle désormais dirigée « par des petits dictateurs qui règnent sur la pensée et la culture » ?
Évidemment, on ne peut pas aborder l’humour transgressif et disruptif sans parler de Dieudonné. Même s’il vient de publier une lettre dans Israël Magazine pour demander pardon « à celles et ceux que j’ai pu heurter, choquer, blesser au travers de mes gesticulations artistiques », l’ex-compère d’Elie Semoun est un récidiviste notoire, condamné à plusieurs reprises par la justice française pour injures raciales, incitation à la haine et à la discrimination, diffamations, négationnisme et apologie du terrorisme. Cela fait beaucoup pour un seul homme. Est-ce l’expression d’une dérive personnelle ? Ou simplement une volonté gratuite de choquer pour continuer d’exister ?
« Il n’y a plus d’humoristes politiques : personne ne veut être catalogué de gauche ou de droite. »
Subtilité et responsabilité
Ces trois exemples, aussi différents l’un que l’autre, montre que l’humour n’est pas un art simple. Qu’il ne suffit pas de coucher un sketch sur le papier pour faire rire sans arrière-pensée. Cela demande de la subtilité, de la finesse, de l’intelligence, et appelle à une certaine responsabilité. « On peut rire de tout lorsque c’est bien fait », disent en chœur Émilie Chapelle et Olivia Gardet, fondatrices du Caustic Comedy Club, à Carouge. « Dans certains spectacles, il y a parfois des moments qui ne sont pas drôles ou qui mettent mal à l’aise. Mais c’est souvent de la maladresse, l’écriture n’avait pas été assez polie. » En revanche, elles n’abordent pas frontalement le sujet avec l’humoriste : pas évident d’asséner son verdict, alors que l’artiste vient à peine de sortir de scène ! « En revanche, s’il nous demande notre avis, nous le lui donnons. » Avec plus d’une dizaine de spectacles programmés chaque mois dans leur « cave » de l’avenue Cardinal Mermillod, entretenant surtout des relations privilégiées avec eux, le duo a souvent pu mesurer le conflit intérieur qui affecte parfois certains humoristes. Sont-ils condamnés à pratiquer l’autocensure ? Ou, à l’image d’un Jérémy Ferrari ou un Alexis Tramoni, reconnus pour leur humour trash, toujours à la limite, choisissent-ils de ne jamais s’affranchir de leur identité ? « Le but est de trouver une solution pour s’adresser à la majorité et se faire entendre, tout en conservant son intégrité de pensée », concluent-elles.
Président du comité d’organisation du Maxi-Rires Festival à Champéry – qui fêtera ses 15 ans en 2023 (28 mars-1er avril), Maxime Délez constate néanmoins qu’il existe de moins en moins d’humoristes qui se risquent sur le terrain (glissant) des sujets clivants. « Observez ! On ne trouve plus d’humoristes politiques, parce que personne ne veut être catalogué de droite ou de gauche. La société évolue, les sensibilités aussi : on ne peut plus dire les choses de la même manière qu’avant. » L’exemple le plus frappant ? Certains sketches de Michel Leeb, datant des années 80 – L’Africain, Le Chinois – ne sont plus en odeur de sainteté aujourd’hui : il les a repris en 2018 pour fêter ses 40 ans de scène, la critique ne l’a pas loupé. « L’humour est fondamentalement lié à une société, à un instant T », analysent Émilie Chapelle et Olivia Gardet. « Ce qui était accepté hier ne l’est plus aujourd’hui, ce qui est rigolo aujourd’hui ne le sera plus demain. Il faut l’accepter ! »
Céder à la cancel culture ?
Anthony Kavanagh – revenu sur scène après cinq ans d’absence – ne dit pas le contraire. Avec plus de trente ans de carrière, il a eu tout loisir de mesurer le changement. « On ne rit plus aux mêmes choses qu’à mes débuts », admet-il. « La société évolue et l’humoriste en reste le miroir. Si vous prenez les spectacles des vingt ou trente meilleurs artistes, vous obtenez un instantané sur l’état de la société, au niveau économique, politique, sur les relations hommes-femmes. Mais, aujourd’hui, on ne peut plus être aussi frontal que dans les années 90. On est peut-être devenu trop sensible, trop susceptible. » De ce constat, il en a fait des sketches, où il dénigre le politiquement correct et se gausse de cette manie que les humoristes ont désormais de s’excuser avant de lâcher une vanne. « J’ai voulu écrire la suite d’un sketch sur le racisme que j’avais présenté au Canada. Cela n’est pas passé. Notre terrain de jeu se restreint. Mais, attention, une société qui n’a pas le sens de l’humour, est vouée au déclin. »
Faut-il néanmoins tout jeter à la poubelle ? Céder à cette cancel culture qui pratique la politique de la terre brûlée ? Autrement dit : faut-il vouer Michel Leeb et Patrick Timsit aux gémonies ? Tout effacer des archives comme on déboulonne les statues ? « Nous avons grandi avec certains humoristes et nous avons été bercés par ce qu’ils ont pu dire », analysent Émilie Chapelle et Olivia Gardet. « Il est important de savoir que ça a fait partie de notre histoire et qu’on a pu en rire à un moment donné. » Rébecca Balestra partage le même avis. Si le rire fait partie de son ADN (sa mère et son grand-père ont écrit des revues humoristiques), la comédienne genevoise ne s’est lancée dans le stand-up qu’en 2022. Sous le regard protecteur de Marina Rollman. « Au contraire de Jean-Marie Bigard, Michel Leeb et ses accents ne me font pas rire. Mais faut-il les interdire pour autant de YouTube ou de la télévision ? Non. Le fait que ça ne me fasse pas rire provoque de la pensée. C’est même intéressant, cela permet de porter un regard critique sur ce qui se faisait avant ! »
La crainte des réseaux sociaux
Pour la Genevoise, le plus important, c’est le cadre théâtral. Le contexte dans lequel le sketch est dévoilé. Si on le sort de ce cadre, il n’a plus lieu d’être et peut être mal interprété. Attention au retour de bâton ! « C’est ce qui est arrivé avec la vidéo de Claude Inga-Barbey. Elle est entrée dans tous les foyers, dépouillée de son contexte. Moi-même, je n’aurais pas envie que quelqu’un capte une partie de mon spectacle et le diffuse à l’état brut sur les réseaux sociaux. » Le mot est lâché. Que l’on navigue sur Instagram, Facebook ou Twitter, le Net est devenu un tribunal public où chacun peut, à sa guise, et parfois sous couvert d’anonymat, juger, condamner, insulter, voire menacer son prochain pour une parole inopportune. Évidemment, les humoristes ne sont pas épargnés.
« Attention ! Une société qui n’a plus le sens de l’humour est vouée au déclin. »
« Depuis deux ans, nous ressentons beaucoup de craintes chez les artistes, ils ont peur des vidéos et des réseaux sociaux où le lynchage peut avoir lieu », admettent Émilie Chapelle et Olivia Gardet. « On y trouve une minorité de gens qui imposent leur loi, alors que la majorité ne s’offusque pas. Cela suffit néanmoins à créer un bad buzz… » Maxime Délez revient d’ailleurs à l’idée de contexte : quand il achète son billet, le spectateur a choisi de venir. « Il sait à quoi s’attendre. En général, on ne va pas voir un artiste qu’on n’aime pas. » En revanche, sur les réseaux sociaux, un sketch peut se glisser dans le fil d’actualité de n’importe qui, sans y être forcément invité. « C’est à ce moment-là que les choses peuvent déraper ! » Sortis de leur contexte, certains propos deviennent des bombes à retardement, prêtes à exploser au visage des artistes. Cela expliquerait-il cette vague de « politiquement correct » qui inonde la scène humoristique en Francophonie ? À quelques exceptions près, ils évitent soigneusement tous les sujets polémiques et laissent les minorités en paix. Quel os leur reste-t-il à ronger ?
« On m’a demandé si j’aimais le stand-up et si j’avais vraiment envie de faire rire. »
La révolution du stand-up
« Avec la nouvelle génération, je remarque que les discours se ressemblent beaucoup », regrette Anthony Kavanagh. « On vit tous la même chose, mais chacun doit apporter son point de vue : tout a été dit, sauf pour moi, voilà ce qu’on devrait se dire avant d’écrire son spectacle ! » Avec Happy, le Québécois a choisi de se pencher sur le bonheur, en profitant de sa formation de coach en programmation neurolinguistique (PNL) suivie pendant le confinement, pour décortiquer les recettes de l’homo sapiens pour être heureux. Un sujet passe-partout qui ne l’empêche d’être tranchant. « Je tape sur tout le monde, et sur moi le premier, cela me donne le droit ensuite de rire des autres », rigole-t-il. On se souvient aussi de ce spectacle de Jérémy Ferrari, Vends deux pièces à Beyrouth, présenté un an après les attentats de Paris, où l’humoriste explique les mécanismes du terrorisme. Il fallait oser ! Rébecca Balestra, elle, pose un regard plutôt critique sur le stand-up. « En gros, je dis que c’est cheap, laid et tout petit, comparé au théâtre. » Un parti pris qui a heurté la sensibilité de certains de ses confrères. « On m’a demandé si j’aimais le stand-up et si j’avais vraiment envie de faire rire », sourit-elle. « Mais pourquoi l’humour ne pourrait-il pas se moquer de lui-même ? »
Bonne question ! La scène humoristique est en tout cas en pleine (r)évolution. Et l’explosion du stand-up sous nos latitudes – un art que Jerry Seinfeld, David Chapelle, Ricky Gervais ou Sarah Silverman ont sublimé aux États-Unis – en est l’une des raisons. Souvent opposé au one man show, ce style d’humour impose ses nouveaux codes : un artiste, seul en scène, sans décors, sans artifices, qui s’adresse frontalement au public en le tutoyant et en le prenant à partie. On dit alors qu’il casse le « quatrième mur », face à lui, pour créer un lien avec les spectateurs et partager avec eux les histoires qu’il a vécues. « On observe un phénomène de mode depuis deux ans : beaucoup de gens se sont lancés dans cette discipline, popularisée par des plateformes comme Netflix ou Disney pendant le Covid », analysent Émilie Chapelle et Olivia Gardet. « Le fait que plusieurs humoristes comme Kev Adams (Fridge), Fary (Madame Sarfati) ou Shirley Souagnon (Barbes) ont créé leur propre comedy club, à Paris, a aussi contribué à conforter cette tendance. Mais elle reste dirigée vers une cible très citadine. »
Par sa forme minimaliste, le stand-up est néanmoins devenu le terrain préféré des humoristes en quête d’introspection. Combien sont-ils à parler de leur vie, de leurs amours, de leur enfance ou de leur sexualité, un thème désormais récurrent dans les spectacles ? Faut-il y voir une part de thérapie ? La scène est-elle vécue comme une catharsis ?
À l’instar de Blanche Gardin – qui doit son succès à cette image de femme névrosée, la majorité des stand-uppers sont des êtres torturés. Se retrouver « nu » face au public, avec un micro pour unique accessoire, ne permet aucune échappatoire. On ne se cache pas derrière un personnage, on affronte la vérité, sans fard. Le risque ? Ne pas faire rire. « Je suis anxieuse de l’avenir et nostalgique du passé. Pour moi, être sur scène, faire du stand-up, c’est rechercher le temps présent, car je n’ai pas d’autres choix que d’être là », explique Rébecca Balestra.
Et puis, parler de soi, se concentrer sur son nombril, permet aussi d’éviter les sujets qui fâchent. « Aujourd’hui, l’humour a basculé dans l’autodérision », concluent les fondatrices du Caustic Comedy Club. « On se moque de soi d’abord et, si on arrive à rire de soi, il devient plus facile de se moquer des autres. » Cela signifie-t-il dès lors qu’on peut rire de tout ? On n’en sort pas…
A l’agenda :
Maxi-Rires à Champéry (28 mars-1er avril) Vérino, Nora Hamzawi, Laura Laune, Nathanaël Rochat, Michel Drucker, Olivier de Benoist, Thomas Wiesel, Anthony Kavanagh, Inès Reg.
Morges-sous-Rire (11-17 juin) Blaise Bersinger, Anne Roumanoff, Elodie Poux, Olivier de Benoist, Baptiste Lecaplain, Laura Laune, Tristan Lopin, Roman Duduik, Pablo Mira.
Caustic Comedy Club à Carouge Programme complet sur le site Internet.
HUMOUR AU FEMININ
« Une démarche plus engagée »
SCENE
Peut-on être une femme et être vulgaire ? La question est arrivée sur la table avec une chronique de Rébecca Balestra sur les ondes de la Radio romande : un auditeur s’était plaint du langage peu châtié de la Genevoise. Ce dont elle s’est amusée en direct. « Cela fait partie de moi, j’utilise ce vocabulaire-là », se justifie-t-elle. « Quand Yann Marguet et Alexandre Kominek usent du même ton dans leurs chroniques, cela ne pose pas de problème. En revanche, moi, avec mon physique de grand oiseau, ça passe moins bien ! » Pas facile de s’imposer dans ce milieu d’hommes – qui pourrait être assimilé à certains égards à un vestiaire de football avec ses blagues sexistes. « Il y a quelques années, il ne fallait pas être jolie pour faire rire », font remarquer Olivia Gardet et Émilie Chapelle. « Si tu étais belle, tu faisais du cinéma ! » Pour une femme, être humoriste reste encore « une démarche différente, plus engagée ». « Elle prend un espace qui ne lui est pas donné. Elle doit donc lutter, se montrer deux fois plus efficace qu’un homme pour être au même niveau que lui. C’est une histoire de culture ! » Les fondatrices du Caustic Comedy Club observent cependant une évolution positive depuis quelques années : même si elles continuent d’être moins nombreuses (on compte environ une femme pour six hommes !), les femmes ont désormais leur communauté de fans. Et imposent leur présence dans les festivals. Ou sur les plateaux des comedy clubs. Laura Laune, Nora Hamzawi et Inès Reg seront à l’affiche de Maxi-Rires à Champéry. Anne Roumanoff, Elodie Poux, Rébecca Balestra et Alexandra Pizzagali retrouveront ensuite Laura Laune à Morges-sous-Rire. Au Caustic, Olivia Gardet et Émilie Chapelle réservent, une fois par mois, leur plateau aux standupeuses, afin d’encourager la nouvelle génération. « Nous organisons aussi des ateliers d’écriture. À l’époque, nous avions beaucoup d’inscriptions de femmes, attirées par le succès de Marina Rollman – la première humoriste en Francophonie à être à la fois belle, drôle et intelligente. » Désormais, la Genevoise s’est retirée de la scène pour relever d’autres défis. Et les femmes sont moins nombreuses à toquer à la porte du club carougeois. N’y a-t-il donc pas de relève en Suisse ? « Il y a quatre noms qui circulent régulièrement : Cinzia Cattaneo, Julie Conti, Aude Bourrier et Vanessa Lépine. En comparaison, la Belgique compte bien plus de femmes humoristes. » Cela pourrait presque faire le début d’un sketch, non ?