Renaud Capuçon
Le violoniste rêvait de diriger depuis vingt ans. En 2021, il est nommé chef de l’orchestre de chambre de Lausanne. Un «bol d’air frais» dans sa brillante carrière.
Une montre à sonnerie peut-elle être pensée comme un instrument de musique? Elle incarne l’acmé de l’art horloger, par la complexité de son mécanisme, mais aussi par l’émotion qu’elle transmet. Née au XVIIe siècle, avant l’arrivée de l’électricité dans les maisons, pour permettre de connaître l’heure dans l’obscurité, elle est désormais l’objet des recherches les plus pointues afin d’obtenir le son parfait. Avec ses timbres en saphir sur la L.U.C Full Strike, une innovation brevetée en 2016 déjà, Chopard a poussé le curseur très loin. Son coprésident, Karl-Friedrich Scheufele, à la fois perfectionniste et mélomane, s’est pourtant posé cette question au sortir d’un récital de Renaud Capuçon lors des Sommets Musicaux de Gstaad. Virtuose, le violoniste français est «un spécialiste de l’acoustique»: pourquoi ne pourrait-il pas prêter son oreille absolue dans cette quête de perfection? Avec son frère, Gautier, violoncelliste, il a donc été invité à la manufacture, à Fleurier, pour apporter sa sensibilité artistique à l’élaboration d’une nouvelle série limitée de répétitions minutes. On convoque les ingénieurs de la maison, le Laboratoire d’acoustique appliquée de l’HEPIA… Lors du salon Watches & Wonders à Genève, Chopard présente le fruit de ce remue-méninges: trois garde-temps au son «plus pur, plus long et plus harmonieux» que la plupart des montres à sonnerie traditionnelles.
Voilà pour l’histoire! «Il serait prétentieux de dire que nous avons influé sur le développement de ces montres», sourit Renaud Capuçon. «Nous avons en effet parlé de sonorité, de tonalité, de pureté, mais nous ne sommes pas horlogers!» En revanche, le violoniste savoyard entretient bel et bien un lien particulier avec la Suisse. Jusqu’à devenir directeur artistique du festival à Gstaad, en 2016, puis d’accepter le poste de chef titulaire de l’Orchestre de chambre de Lausanne (OCL) en 2021. C’est même une banque helvétique, la BSI, qui lui confia son fameux violon, le «Vicomte de Panette», un Guarneri daté de 1737, en 2005, avant qu’il ne décide de l’acheter treize ans plus tard.
OFF: D’où vient cet amour pour notre pays?
Renaud Capuçon: La Suisse est le premier pays, avant la France, qui m’a fait confiance: c’est là que j’ai donné l’un de mes premiers concerts, lorsque j’avais 20 ans. Je ne l’ai jamais oublié. Mais j’y venais déjà souvent avant: à Montreux, pour le festival, à Verbier, pendant les vacances, à La Chaux-de-Fonds… Je m’y suis très vite créé un cercle d’amis. On m’a ensuite proposé de remplacer Pierre Amoyal au poste de professeur à la Haute École de Musique de Lausanne (ndlr. en 2014). Ensuite, les choses se sont enchaînées. Je me sens bien en Suisse, qu’est-ce que vous voulez que je vous dise! (sourire) Dès que je passe la frontière, je me sens aligné. Une relation de confiance et de fidélité réciproques s’est installée au fil des ans. Les Suisses m’ont adopté.
«Je me sens bien en Suisse. Dès que je passe la frontière, je me sens aligné.»
OFF: L’idée d’y habiter un jour vous a -t-il traversé l’esprit?
RC: Évidemment. Mais ma femme (ndlr. la journaliste Laurence Ferrari) travaille tous les jours à Paris, à la radio et à la télévision. Cela ne ferait aucun sens pour elle d’habiter en Suisse aujourd’hui. Nous résidons à Paris et moi, je m’organise en conséquence. Je viens toutes les deux à trois semaines à Lausanne pour donner mes cours ou pour jouer avec l’orchestre de chambre, selon son programme de concerts. J’y suis donc souvent. Je pense qu’en nombre de jours, je dois même y être plus souvent qu’en France…
OFF: Depuis un an et demi, vous êtes devenu le chef de l’OCL. C’est une nouvelle corde que vous avez ajouté à votre arc…
RC: Je rêve de diriger depuis 20 ans. Mais j’ai longtemps repoussé l’échéance. Ce n’est pas seulement une question de capacité, mais, pour un musicien, il faut aussi accepter l’idée d’entrer sur scène sans son instrument. J’ai 46 ans, j’ai donc 26 ans de métier de violoniste derrière moi. Cette fonction m’a apporté un immense bol d’air frais. Je découvre des symphonies et des œuvres que je n’avais pas abordées jusque-là. D’ailleurs, je viens d’acheter une pile de partitions à Munich, j’ai envie de les travailler avec eux dans les années qui viennent.
OFF: Mais devenir le chef de l’OCL ne se joue pas sur un coup de dé…
RC: C’est vrai. Les gens pensent à tort que nous sommes nommés sur un coup de baguette magique. J’ai dû me présenter face aux musiciens, j’ai dirigé l’orchestre une première fois et, ensuite, ils ont voté de manière totalement démocratique. C’est le conseil de fondation qui entérine le vote. Si on n’obtient pas un certain pourcentage, on est recalé… Il y avait un désir commun de travailler ensemble. Et je vis actuellement une période de ma vie extraordinaire. J’apprends énormément à leur contact. C’est un orchestre qui a des qualités de son et de concentration incroyables. Je suis à chaque fois impressionné et je m’en rends compte encore plus lorsque je joue les mêmes œuvres avec des orchestres différents.
OFF: Comment vous êtes-vous formés à ce métier de chef d’orchestre?
RC: Je n’ai pas fait les choses pragmatiques comme le conservatoire ou des master classes avec des chefs.Mais cela fait plus de 25 ans que je travaille secrètement à la direction d’orchestre. Je posais énormément de questions à mes amis chefs, je leur demandais des conseils, j’assistais aux répétitions et, après mes concertos, je prenais toujours le temps d’écouter les deuxièmes parties. Je l’ai toujours fait spontanément et j’ai ça en moi. Si on devait comparer avec un jeune chef d’une vingtaine d’années qui débute, j’ai une centaine de concerts à mon actif et j’ai dirigé du violon à de nombreuses reprises. Finalement, la seule chose que je n’avais jamais faite, c’est me trouver seul face à l’orchestre, sans mon instrument. Faire des programmations, travailler le son, en revanche, ce sont des domaines que je maîtrise.
«Je n’aurais jamais imaginé ressentir une émotion aussi forte sans mon instrument.»
OFF: On pourrait presque tirer un parallèle avec ces joueurs de football ou de hockey qui veulent devenir entraîneur et observent tout ce qui a trait à la tactique… Dès le début, vous aviez cette volonté de devenir chef d’orchestre!
RC: Ce n’était pas une volonté, et cela risque de sonner un peu prétentieux, mais c’était quasiment un appel. Il y a 20 ans, alors que j’étais violon solo de l’orchestre Gustav Mahler que dirigeait Claudio Abbado, le chef m’a donné sa baguette le temps d’écouter la balance et il m’a laissé diriger l’ouverture de Tannhäuser de Wagner. Cela n’a duré que trois minutes, mais j’ai ressenti de telles vibrations que j’ai compris à ce moment-là, consciemment ou inconsciemment, que ma quête ultime dans la vie serait de diriger. Je n’en avais parlé à personne, mais si vous relisez mes interviews depuis l’an 2000, je n’ai cessé de répéter qu’un jour, je serai chef d’orchestre. Le plus dur a été de trouver le bon moment pour franchir ce cap.
OFF: Dans votre tête, y avait-il un orchestre idéal avec lequel vous auriez rêvé de commencer?
RC: J’aurais été extrêmement prétentieux et sûr de moi si j’avais formulé ce genre d’attentes. J’étais plutôt dans l’expectative… Et, franchement, j’étais très heureux que les musiciens de l’OCL décident de travailler avec moi. C’est un orchestre que j’estimais et que j’estime énormément. C’est la Rolls-Royce des orchestres de chambre, l’un des meilleurs en Europe.
OFF: Cela fait bientôt deux ans que vous dirigez l’OCL. Quel bilan pourriez-vous dresser?
RC: À chaque fois qu’on se retrouve, c’est mieux! C’est comme dans la vie, lorsque vous rencontrez quelqu’un: plus vous passez du temps ensemble, plus vous apprenez à vous connaître. Surtout, musicalement, et je le savais depuis la première seconde où j’ai dirigé cet orchestre, nous sommes sur la même ligne. Ce sont des choses que l’on sent… C’est une question d’alchimie. Au fil des mois, nous nous libérons et nous ne formons plus qu’une seule et même personne. Quant à cette vibration dont je vous ai parlée tout à l’heure, elle est décuplée. Je n’aurais jamais imaginé ressentir une émotion aussi forte sans mon instrument. Et cela dépasse le simple fait d’être sur scène. Vous sentez que la musique passe par votre corps comme une sorte de vecteur. C’est fascinant !
OFF: Est-ce que cela a été difficile de laisser votre violon dans son étui?
RC: C’est la chose la plus difficile que j’ai dû faire dans ma vie. Lors de ma première répétition sans mon violon, j’avais l’impression que je sautais dans le vide d’un immeuble de 50 étages. J’avais un sentiment d’excitation mêlé de trac, j’étais même limite paralysé. Mais à la minute où la musique a commencé, j’ai eu la conviction que mon instinct était bon et que j’étais à la bonne place.
OFF: Comment le violon est-il entré dans votre existence?
RC: Par hasard. Je suivais un cours de solfège et d’éducation musicale. Ma mère cherchait à me faire jouer d’un instrument et elle a demandé quelques conseils à ma professeure. Mme Perrache – c’était son nom – lui a répondu que j’avais l’oreille absolue et que je devais commencer le violon. Je dois donc le tournant de ma vie à cette dame, c’est assez surréaliste. Il se trouve que j’ai tout de suite aimé le violon, mais je crois que ce que j’aime par-dessus tout, c’est la musique. Si on m’avait conseillé d’apprendre le piano, j’aurais aussi aimé le piano…
OFF: Qu’est-ce que vous apporte la musique?
RC: Difficile à dire. À l’exception de ma famille, c’est le centre de ma vie. Mais la musique est ce qui me procure le plus de joie. À travers mon violon, je peux m’exprimer mille fois plus librement et facilement que lorsque je réponds à vos questions. J’ai l’impression d’être à 100% moi-même et de pouvoir dire des choses que je n’oserais pas exprimer avec des mots.
OFF: Vous avez quitté Chambéry à l’âge de 14 ans pour intégrer le Conservatoire à Paris. Est-ce que cela a été difficile à vivre?
RC: Pas du tout. J’étais porté par cette fringale de musique, cette soif d’apprendre et cette excitation de découvrir la capitale. Quand vous passez de Chambéry à Paris, c’est stratosphérique! On est dans les années 90, c’était le début du TGV… Après un petit moment d’appréhension, j’ai été grisé, comme je l’ai été quand je suis parti à Berlin. Franchement, depuis que j’ai quitté la Savoie, il n’y a pas une seule journée de ma vie de musicien qui ne m’a pas passionné.
OFF: Et à quel moment vous êtes-vous dit que cela pourrait devenir votre métier?
RC: À l’âge de 8-9 ans. C’est à ce moment-là que j’ai commencé à être auditionné par des gens sérieux, on me disait doué, on m’encourageait à continuer. Mais c’est vraiment à 14 ans, avec l’entrée au Conservatoire, que c’est devenu sérieux, avec six heures de cours par jour, j’ai quitté l’école normale pour poursuivre des études par correspondance… C’était une vie particulière. En repensant à cette vie-là, jamais je n’ai eu de doutes et jamais je n’ai souffert, parce que c’était totalement voulu par moi-même. Ce serait trop de sacrifices demandés s’ils étaient imposés par quelqu’un d’autre.
OFF: Avez-vous été surpris que votre frère ait choisi de suivre la même voie?
RC: Non. Il a cinq ans de moins que moi, il a opté pour le violoncelle et a choisi de suivre mes pas en s’installant lui aussi à Paris. J’avais ouvert la voie. Quand je suis parti de Chambéry, c’était la grande aventure pour mes parents: c’était nouveau, inquiétant… Pour Gautier, le chemin était un peu plus tracé et j’ai pu le guider à Paris.
OFF: Et quelle relation entretenez-vous avec lui aujourd’hui?
RC: Quel que soit l’âge, j’aurai toujours cette relation de grand frère à petit frère… Nous avons beaucoup joué ensemble dans les années 2000. Ensuite, il a ressenti le besoin d’exister par-lui-même. Nous avons des projets différents, nos personnalités se sont développées de manière singulière depuis que nous ne jouons plus ensemble. Mais je suis certain que nous nous retrouverons sur scène un jour ou l’autre.
OFF: Au cours de votre carrière, vous ne vous êtes jamais contenté que de jouer au violon, vous vous êtes investi en coulisses dans d’autres projets. Pourquoi cette activité foisonnnte?
RC: Pour moi, c’est une manière de faire de la musique différemment. Toutes ces activités peuvent donner l’impression d’une dispersion, mais si on regarde tout ce que j’ai fait, c’est totalement organique. Cela nourrit une curiosité et un désir d’apprendre qui sont énormes. J’ai toujours senti ce besoin en moi de faire de la musique avec les autres. Je ne l’ai jamais fait de manière solitaire. La preuve: j’enseigne, je m’occupe d’une académie, d’un orchestre…
OFF: Y a-t-il aussi une volonté de promouvoir la musique classique?
RC: C’est venu après… Je me suis rendu compte, à la façon dont le sujet était traité dans les médias, que la musique classique était un club fermé, à cause de nous, les musiciens. Mais il ne fallait pas tomber dans l’excès inverse: remplir les salles à tout prix, en baissant le niveau, en devenant populiste. J’aime l’idée de la musique pour tous; en revanche, je n’aime pas le populisme en musique. Moi, je joue avec la même ardeur dans une grande salle à Berlin que dans une petite église dans le Larzac. C’est en ça qu’on s’agrège un public fidèle. L’attitude est aussi très importante Tous les grands musiciens que j’ai rencontrés ont une intégrité musicale incroyable, mais ne se prennent jamais au sérieux. Ceux qui se prenaient au sérieux n’étaient souvent pas les plus grands. (rires)
OFF: La transmission est également essentielle à vos yeux, n’est-ce pas?
RC: Absolument. Cela participe de cette curiosité qui m’habite et de ce besoin de faire marcher mon cerveau… En 2021, j’ai créé cette société, Beau Soir Productions, avec Stéphane Courbit. Dans le but de faire la courte-échelle à ces jeunes talents. Les organisateurs de concerts rechignent à leur faire confiance et à les engager comme soliste: ils ont peur de ne pas remplir la salle, parce qu’ils ne sont pas assez connus. Je prends donc ces jeunes sous mon aile. Je dirige le concert, cela rassure l’organisateur, mais je les fais jouer comme premier violon. Cela les met en valeur. Ils profitent de ma notoriété, entre guillemets, pour entrer dans lumière.
OFF: Prenons des nouvelles de votre violon,le «Vicomte de Panette»! Quelle relation avez-vous avec lui aujourd’hui?
RC: C’est une relation super intime et intimidante. Je suis un peu moins intimidé, parce que cela fait désormais quinze ans que je le joue. Mais le fait qu’il m’appartienne depuis cinq ans – même si je n’ai pas fini de le payer – a changé les choses. Tout le monde connaît ce violon (ndlr. fabriqué par Guarneri à Crémone en 1737). Isaac Stern l’a joué pendant cinquante ans. C’est comme si vous travaillez avec La Joconde sous le bras. Vous avez donc une responsabilité majeure. Si, demain, vous jouez comme une patate, si vous écrasez le violon, vous n’êtes plus crédible. Cela vous pousse tout le temps vers le haut.