MusiqueL’enquête

Stradivarius : Un trésor de l’humanité

On dit de ces instruments, créés par Antonio Stradivari il y a 300 ans, qu’ils ont une âme. Objets de spéculation, ils voient aussi leur valeur grimper en flèche. Mais qui sont-ils finalement ?

Antonio Stradivari doit sa réputation à son savoir-faire, mais aussi à son souci de la perfection dans le choix des matériaux utilisés. Photo : Franck Socha

Situé au cœur du toggenburg, dans le canton de Saint-Gall, le village d’Ebersol ne se laisse pas facilement appréhender: il n’apparaît pas toujours sur les cartes topographiques et la route qui mène jusqu’à ses premières maisons reste parfois mystérieuse. Pourtant, ce lieu-dit est connu des gastronomes: c’est là, dans une ferme posée à flanc de colline, que le saumon Balik est produit depuis plus de quarante ans. Les poissons arrivent, congelés, de Norvège, avant d’être apprêtés, puis fumés dans l’une des quatre cheminées – selon un procédé utilisé à la cour du Tsar sous la dynastie Romanov à Saint-Pétersbourg jusqu’en 1918. Débarrassés de leur peau, puis désarêtés à la main, les filets sont ensuite parés, calibrés, par un subtil jeu de lames, affûtées comme jamais. Près de 100 tonnes de saumon – le «meilleur du monde», dit-on – quittent le Neckertal pour s’en aller égayer les palais de la planète.

Mais la ferme Balik concentre d’autres vibrations entre ses murs. Elle brille en effet d’une aura particulière, artistique et inspirante. Et ce n’est pas seulement parce qu’elle a abrité les amours, mal vus à l’époque, du comédien et réalisateur Hans Gerd Kübel et de son compagnon, Martin Klöti, dans les années 70: dans leur quête d’idéal, les deux hommes ont d’abord vu cette maison, alors abandonnée, comme un moyen de vivre leur utopie, loin de la ville, en y créant une exploitation agricole, avant que leurs ambitions d’entrepreneurs ne les poussent à développer le projet Balik. L’âme de Kübel, décédé en 1994, continue néanmoins de planer dans cette ferme. Sur le mur du salon, on aperçoit encore les numéros de téléphone de ses proches qu’il avait pris soin de noter au feutre noir. Sa porcelaine, signée le plus souvent Royal Copenhagen, est toujours utilisée pour les repas. On chuchote même que son fantôme s’invite parfois dans la bibliothèque…

Après avoir repris Balik en 1991, avec la bénédiction de Kübel, Peter Rebeiz, président de Caviar House & Prunier, entreprend des travaux dans cette ferme. L’homme est un mélomane. Un passionné de musique. «À l’âge de 13 ans, je pouvais écouter, dans la même journée, Smoke on the Water de Deep Purple et le Concerto pour violon de Mendelsohn», précise-t-il. «On ne fait preuve d’aucune ouverture d’esprit quand on n’aime qu’un style de musique.» Au-dessus des bureaux, il décide logiquement de créer un studio d’enregistrement. Sans lésiner sur la qualité du matériel. L’excellence est un art qu’il maîtrise à la perfection. Le lieu, presque anachronique dans cette nature préservée, devient le carrefour des talents, le terreau des opportunités, engendrant des instants magiques, exceptionnels. Mick Jagger, Tina Turner et la moitié du groupe Abba sont venus y jouer, dans l’anonymat le plus total. C’est là, sous ces mêmes combles, qu’Antoine Tamestit et Walter Küssner viennent d’enregistrer une sonate de Georg Philipp Telemann. Entre leurs mains, deux altos attribués à Antonio Stradivari: le Gustav Mahler (1672) et le Gibson (1734) – soit le premier et le dernier altos fabriqués par le célèbre luthier. Moments de grâce. Impression de toucher au sacré.

«En le sortant de la boîte, j’ai ressenti un puissant coup de foudre qui, depuis, ne cesse de se renouveler.»

Camille Thomas avec son violoncelle daté de 1730: le De Munck-Feuermann. Photo : Franck Socha


Les secrets du maître

Stradivarius. Il suffit de prononcer ce nom pour que les regards s’illuminent, pour que les esprits vagabondent… Né à Crémone en 1644, Antonio Stradivari est considéré comme le maître incontesté de la lutherie. Une réputation qu’il doit à son savoir-faire, certes, mais surtout à son souci de la perfection dans le choix des matériaux utilisés. Plusieurs études ont néanmoins tenté d’expliquer la qualité de ses instruments. Excellent mathématicien, le luthier aurait-il créé le violon parfait en appliquant la géométrie née du nombre d’or? Certains ont aussi avancé l’hypothèse de cette période de refroidissement à la fin du XVIIe siècle qui aurait ralenti la croissance des arbres et, ainsi, augmenté la densité du bois. Jusqu’à sa mort, en 1737, à l’âge de 93 ans, Stradivari a fabriqué un millier d’instruments, dont près de 700 sont arrivés jusqu’à nous, certains dans un état exceptionnel de conservation, avec leur montage d’origine. Le plus emblématique reste le Messie, né en 1716: rarement joué, resté dans l’atelier du maître jusqu’à son décès, il est exposé à l’Ashmolean Museum d’Oxford.

Ce passé romantique a forcément titillé la curiosité de Peter Rebeiz, lorsqu’il apprend, en janvier 2020, que le Philharmonic Stradivari Sextet donne un concert à Saint-Gall. Il se met en tête d’inviter cet ensemble, originaire de Berlin, à venir jouer pour ses amis et ses partenaires d’affaires à la ferme Balik. La Fondation Habisreutinger – propriétaire des instruments – accepte la proposition. Contre toute attente. «Le 12 janvier, j’accueille donc les musiciens, je les conduis à leurs chambres, puis je descends dans le salon afin de préparer mon discours», raconte-t-il. «Et là, les six artistes commencent à s’entraîner, chacun dans leur coin, créant une merveilleuse cacophonie dans la maison. J’ai été submergé par l’émotion: je me suis rendu compte que j’avais réuni chez moi plus de 2000 ans d’histoire de la musique!» Instants privilégiés et, forcément, marqués d’une pierre blanche. Le récital a emporté les convives dans une bulle de félicité. Il est surtout le point de départ de cette rencontre, tout aussi improbable, des deux altos les plus rares de Stradivari et de cet enregistrement audiovisuel exclusif.

Le Gustav Mahler (1672) et le Gibson (1734), soit le premier et le dernier alto fabriqués par Antonio Stradivari. Photo : Lena Ka

«Ils ont été fabriqués pour faire de la musique, non pas pour rester derrière une vitrine!»

Comme un être humain

Jouer sur un Stradivarius, en effet, n’est pas commun. C’est même un honneur réservé à une élite. Car, en règle générale, un musicien, aussi virtuose soit-il, n’a pas les moyens de s’offrir un tel instrument: selon son passé ou sa qualité sonore, son prix peut vite atteindre des sommets vertigineux. Ivresse garantie. Antoine Tamestit, lui, se souvient de ce jour où la Fondation Habisreutinger l’appela pour lui proposer le prêt du Gustav Mahler. À l’époque, en 2008, le Français n’est encore qu’aux prémices de sa carrière. «Je faisais partie d’un trio à cordes, je jouais un alto moderne d’Etienne Vatelot», raconte-t-il. «Mais on m’encourageait déjà à changer d’instrument.» Le Parisien croule alors sous les récompenses et les superlatifs. Est-ce ce qui a éveillé l’intérêt de la fondation et de son président, Curdin Coray? «Il y a 20 ans, on courait les concerts pour écouter les artistes. Internet nous a grandement facilité la vie pour récolter des informations», souligne ce dernier.

Antoine Tamestit est donc invité à se rendre à Zurich pour une première rencontre. Ce rendez-vous résume à lui seul la solennité du moment. La discussion avec les deux membres de la fondation ne dure que cinq minutes. «Ils m’ont laissé seul avec l’alto pendant une heure, pour faire connaissance», sourit le violoniste. Pendant ces soixante minutes en tête-à-tête, impressionné, il s’est d’abord contenté de le regarder, avant d’essayer de le jouer. «Je n’y suis pas arrivé complètement, mais déjà, j’ai entendu des notes exceptionnelles, tellement magiques, des couleurs dans l’oreille que je n’avais encore jamais découvertes. Je me suis senti curieux, attiré, comme on l’est d’une personne. Une émotion qu’on n’arrive pas à décrire totalement.» Depuis treize ans, le Parisien vit cette relation, si particulière, avec son alto. À ses yeux, il est devenu un complice, son alter ego, un être avec ses états d’âme et ses mystères. «Avant, et jusqu’en février 2008, l’instrument était là pour me servir, je l’utilisais pour créer mon propre son et transmettre mes idées musicales. Comme j’avais reçu mon alto à la sortie de l’atelier, j’ai donc pu le façonner à ma guise. Mais dès que j’ai eu le Stradivarius entre les mains, j’ai su que nous serions désormais deux sur scène.» L’altiste français a dû composer avec les sautes d’humeurs de son instrument. Maîtriser ces sons qu’il n’avait pas forcément «commandés». Il a fallu du temps pour que les deux s’apprivoisent et fassent corps. Antoine Tamestit continue de lui parler avant de monter sur scène. Il ne lui demande pas comment il se porte le matin, au lever, mais presque… «Cela reste un objet. Mais il est tellement vivant, il a tant de vibrations propres qu’il semble avoir une personnalité. C’est un sentiment bizarre: sans l’archet, ces couleurs, ces vibrations n’existent pas. Elles sont pourtant bien là, contenues dans l’instrument.» Aujourd’hui, il considère cet alto comme une partie de lui-même. «Mon identité sonore est liée à lui.» Forcément, il en a la responsabilité, il doit en garantir la préservation.«Mais on ne peut pas se dire chaque jour que l’on a entre les mains un tableau de Léonard de Vinci, sinon, on ne vit plus», souffle-t-il. Il y a une seule chose qu’il a arrêté de faire: dormir dans le train. Par peur du vol. Autrement, il choisit avec soin le tissu qui le protège, la housse dans lequel il le transporte, les humidificateurs nécessaires à stabiliser l’humidité du bois. «La fondation prend régulièrement des nouvelles de moi et du violon, il est essentiel que nous nous sentions bien ensemble…»

Le luthier de Crémone a fabriqué un millier d’instruments, dont près de 700 sont arrivés jusqu’à nous, certains dans un état exceptionnel de conservation. Photo : Franck Socha

Le violoncelle et Chopin

«Aucun artiste n’entretient une relation aussi forte avec son instrument», s’extasie Peter Rebeiz. «Brian May ou Eric Clapton ont une trentaine de guitares et ils passent de l’une à l’autre sans problème.» Camille Thomas ne dit pas le contraire. Quand elle parle de son violoncelle, le De Munck-Feuermann, sorti en 1730 de l’atelier de Stradivari, la Française use des mêmes images qu’Antoine Tamestit. C’est un coup de fil du Japon en 2019 qui a changé le cours de sa carrière: propriétaire de l’instrument depuis 1996, la Nippon Music Fondation l’invitait à venir le chercher à Tokyo. «J’étais en pleine tournée en Europe, j’ai fait un aller-retour en une journée et je me suis retrouvée, totalement jetlaguée, à jouer devant l’ensemble de la fondation», se rappelle-t-elle. «Mais, au moment de le sortir de la boîte, j’ai ressenti un puissant coup de foudre qui, depuis, ne cesse de se renouveler.»

Camille Thomas a tout de suite vu, dans ce prêt tombé du ciel, le moyen de passer un palier. Mais là aussi, il fallu s’apprivoiser, apprendre à se connaître. «Avant, je dominais l’instrument. Aujourd’hui, je suis à son service, je m’adapte à lui: à quelque part, je suis devenue l’instrument de l’instrument.» Comparé à son ancien violoncelle, fabriqué par Ferdinand Gagliano en 1788, le Feuermann présente plus de variétés sonores, plus de profondeur. Il a surtout une histoire unique: il a été joué par Auguste-Joseph Franchomme au XIXe siècle. Or, ce violoncelliste français a entretenu des liens d’amitié étroits avec Frédéric Chopin, composant deux pièces pour violoncelle avec le pianiste. Dans un salon, donnant sur la place Vendôme, il aurait même accompagné les derniers instants de Chopin, en 1849. On aimerait que le violoncelle puisse parler pour nous raconter…

«Pendant le confinement, je me suis plongée dans la correspondance de Chopin, j’ai fait plusieurs recherches sur le sujet», explique Camille Thomas. «La connexion est tellement forte que j’ai décidé d’enregistrer, avec ce violoncelle, un disque dédié à ces deux artistes.» Ce disque sortira en juin prochain. Peu avant un documentaire réalisé par Martin Mirabel qui a suivi l’évolution du lien entre la Française et son instrument. De New York à Tokyo. De Dubaï à Bruxelles. Un tournage qui a été retardé à cause de la crise sanitaire. Mais, si le Covid l’a exhortée à jouer dans des musées vidés par la pandémie pour «les réveiller et créer de la beauté», Camille Thomas en a aussi profité pour rester en tête-à-tête avec son Feuermann. Rassurée d’apprendre que le prêt de la Nippon Music Fondation a été prolongé jusqu’en 2023.

Photo : Lena Ka, Philippe Matsas

Un record à 11 millions

«Un Stradivarius, c’est un trésor de l’humanité», analyse-t-elle. «Je le place au même niveau qu’un tableau de Rembrandt ou un écrit de Victor Hugo. C’est l’incarnation d’un éclat de génie, une œuvre d’art qui rend l’humain immortel.» Ce statut, si singulier, entraîne forcément une responsabilité chez l’artiste. «Je dois le protéger, ne jamais baisser la garde, anticiper les dangers», poursuit-elle. Mais cela peut aussi être une source de spéculation sur le marché – à l’instar d’une montre Patek Philippe ou d’une œuvre de Banksy. On entre dans l’irrationnel, l’inexplicable, le démesuré… En 1998, le Kreutzer, daté de 1727, a été adjugé par Christie’s au prix de 1,5 million d’euros. Treize ans plus tard, le Lady Blunt (1721) a été vendu dix fois plus cher – à 11 millions d’euros. Record à battre pour un violon.

Pour la Fondation Habisreutinger, cette hausse des prix constitue un réel problème: plus l’instrument prend de la valeur, plus l’assurance qui lui est allouée augmente. Or, par ses statuts, elle a l’interdiction formelle de vendre ses Stradivarius – «à quelque part, ils appartiennent au gouvernement», souligne Curdin Coray – et elle tient à ce que les huit instruments dont elle est propriétaire soient joués. «Nous ne voulons pas les transformer en pièces de musée», se justifie le président. «Ils ont été fabriqués pour faire de la musique, non pas pour rester derrière une vitrine!» Mais, forcément, violons, altos et violoncelles s’exposent à plus de dangers en quittant les bureaux de Saint-Gall.

«Si les primes continuent de grimper, cela pourrait devenir compliqué pour nous de les payer», souffle Curdin Coray. Certains évoquent la somme de 50’000 à 60’000 francs par instrument… La Fondation Habisreutinger peut compter sur des donations privées pour couvrir son budget de fonctionnement. Jusqu’à quand? Devra-t-elle se résoudre à céder un ou deux violons pour ne pas avoir à séquestrer ses Stradivarius dans un coffre-fort? Pour Peter Rebeiz, il est urgent de stopper cette spéculation. «Ces instruments continueront de prendre de la valeur, on ne peut rien y faire. La seule solution, c’est de les confier à des musées ou à des fondations, et non plus à des investisseurs privés! Un processus de sélection permettrait ensuite de choisir les artistes amenés à les jouer et à les sauvegarder, sans crainte de se voir déposséder de l’instrument du jour au lendemain.» Car la séparation avec le Stradivarius est un moment difficile à vivre. Tout aussi bouleversant que peut l’être la première rencontre. Dans le Toggenburg, Walter Küssner, violoniste à l’Orchestre philharmonique de Berlin, vivait ses dernières heures avec «son» Gibson – confié désormais à Ursula Sarnthein, du Trio Oreade. Il a demandé à sa femme de venir le rejoindre à Ebersol pour l’aider à franchir le cap. Tout un symbole! 

«Dès que j’ai eu l’alto entre les mains, j’ai su que nous serions désormais deux sur scène…»

Antonio Stradivari

1644 Naissance à Crémone.
1666 Élève de Niccolò Amati, il fabrique son premier violon.
1684 Mort d’Amati. La production de Stradivari augmente sensiblement. Les instruments de cette période, dits «amatisés», sont d’une moins bonne qualité sonore…
1690 Stradivari apporte deux changements à son style: il allonge le corps de l’instrument – les «Long Strads» – et utilise un vernis plus sombre. Il revient à des modèles plus courts dès 1698.
1700 Début de «l’âge d’or» de Stradivari. Cette période, qui dure jusqu’en 1725, voit la réalisation de ses violons d’anthologie, comme le Viotti (1709), le Messie (1716) ou le Lady Blunt (1721).
1737 Meurt à Crémone à l’âge de 93 ans.
1644 Naissance à Crémone.
1666 Élève de Niccolò Amati, il fabrique son premier violon.
1684 Mort d’Amati. La production de Stradivari augmente sensiblement. Les instruments de cette période, dits «amatisés», sont d’une moins bonne qualité sonore…
1690 Stradivari apporte deux changements à son style: il allonge le corps de l’instrument – les «Long Strads» – et utilise un vernis plus sombre. Il revient à des modèles plus courts dès 1698.
1700 Début de «l’âge d’or» de Stradivari. Cette période, qui dure jusqu’en 1725, voit la réalisation de ses violons d’anthologie, comme le Viotti (1709), le Messie (1716) ou le Lady Blunt (1721).
1737 Meurt à Crémone à l’âge de 93 ans.

Interview

François Lebeau
«La lutherie n’est pas un sport»

Artisan

Né à Chalon-sur-Saône, en Bourgogne, François Lebeau a appris son métier à l’École internationale de lutherie Antoni Stradivari de Crémone, mais construit ses violons selon un modèle de Giuseppe Guarneri del Gesù, daté de 1740. Installé à la rue de l’Arquebuse, à Genève, il porte son regard de spécialiste, à la fois objectif et critique, sur le phénomène Stradivarius.

Qu’est-ce que représente le nom de Stradivari pour vous?
C’est l’un des plus grands luthiers de l’histoire. Un homme qui, au bout d’un certain nombre d’années d’exercice, a révolutionné la construction du violon et établi les bases sur lesquelles nous travaillons aujourd’hui. Il a notamment modifié les dimensions de l’instrument, surtout au niveau de la géométrie des voûtes. Avant, elles étaient plus hautes, plus maigres, Stradivari a conçu des voûtes un peu plus tendues.

Pourquoi dit-on que ce sont les meilleurs instruments au monde?
Parce qu’on veut toujours qu’il y ait un champion du monde… Mais la lutherie n’est pas un sport. Vous connaissez le meilleur peintre, vous? Pourquoi y aurait-il donc un meilleur luthier? Certains musiciens préfèreront un violon de Giuseppe Guarneri del Gesù ou de Jean-Baptiste Vuillaume. Des violoncellistes choisiront plutôt un Goffriller. On ne fait pas de la compétition.

Cette question semble vous chiffonner?
D’une certaine façon, ces comparaisons me paraissent déplacées. Ce qui est sûr, c’est que Stradivari a produit énormément d’instruments et qu’ils sont joué par les meilleurs solistes d’aujourd’hui. En termes d’esthétisme, et en toute objectivité, ce sont aussi les plus beaux, parce que le travail est propre et raffiné. Mais, si on doit y ajouter une part de subjectivité, telle que la qualité sonore, cette appréciation n’a plus sa raison d’être. Je préfère dire que Stradivari est l’un des meilleurs luthiers…

Qu’est-ce qui a changé dans votre métier depuis 300 ans?
La demande du musicien. Au XVIIIe siècle, Stradivari concevait des violons baroques. Ce qui signifie qu’ils ne sont pas faits pour la musique classique moderne. En revanche, ce que vous voyez là, sur l’établi, tout ce savoir-faire, c’est sensiblement pareil. J’utiliserai un fer électrique, plutôt qu’un fer chauffé au poêle, pour plier les éclisses… Ce qui a peut-être changé, c’est ce que j’appellerais le «rétro engineering»: on sait comment il a fait et pourquoi ça fonctionne. A l’époque, Stradivari n’avait certainement pas la connaissance des modes de vibration de la table et du fond, car c’est de la physique du XIXe siècle.