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Béatrice Berrut : «Le son commence dans la tête, dans l’imaginaire…»

La pianiste Suisse brûle de passion pour la musique et pour cet instrument qui la fascine depuis sa plus tendre enfance. Si Franz Liszt reste son compositeur préféré, elle vient de se lancer dans ses propres créations.

«C’est vous?» «Je crois, oui!» «Alors, c’est moi…» Ça commence par des présentations un peu surréalistes, dans un café bruyant et donc propice aux confidences. Elle est descendue de sa montagne, j’ai quitté la grande ville pour la plus petite où nous nous retrouvons. Puisqu’elle est elle et que je suis moi, puisque c’est bien ensemble que nous avons rendez-vous, nous nous prenons dans les bras, avant que je me demande si c’est bien journalistique, comme salutation. Allons bon! Face à cette jeune femme ultra sensible, on le redevient. Et on l’écoute trouver les mots pour nous décrire sa relation à son piano. Après le surréalisme, on s’enchante d’effleurer le mystique.

Le piano est dans la vie de Béatrice Berrut depuis toujours. Enfant, les mélodies qu’il produisait lui tenaient lieu de berceuses. «Ma mère nous mettait au lit et s’octroyait son moment avec le piano, tous les soirs, elle jouait très bien.» Béatrice était fascinée par cet instrument qui vivait, vibrait, dès que l’on appuyait sur ses touches. Pourtant, on comprend rapidement que se satisfaire de ce son-là est insuffisant. «Le vrai travail, c’est de créer son propre son, et c’est d’une grande difficulté, car il s’agit d’insuffler une âme à un marteau qui frappe sur une corde». C’est à 8 ans qu’elle décide qu’il s’agira de sa quête à elle, son métier, sa religion: devenir pianiste. Ses parents la soutiennent sans la pousser: «Ils ont eu un rapport sain à ma vocation, ils n’ont pas été ambitieux à ma place.» Commence alors son histoire d’amour avec son instrument, et la recherche d’un son intérieur qui lui serait propre.

Sur scène, Béatrice Berrut est sobre davantage que théâtrale, pour ne pas distraire du message à transmettre. Photo : Christian Meuwly

Franz Liszt, cet humaniste

«Le son commence dans la tête, dans l’imaginaire, si on n’a pas une image sonore de ce que l’on veut entendre, on ne va nulle part.» Pour créer son propre univers, Béatrice voyage dans celui des autres, écoute les concerts et récitals de ses maîtres ou collègues, incorpore, digère, métabolise, jusqu’au son propre. «Il faut brûler de passion pour la musique, si on n’a pas ce feu intérieur et cette volonté absolue de faire passer un message, le piano reste un instrument qui peut être froid.»

Ce message à faire passer serait surtout un message à entendre, à capter, à reproduire et à transmettre. «La musique est une connexion à quelque chose qui nous dépasse totalement, qui est d’une beauté que je ne pensais pas exister avant d’entendre les grandes œuvres.» Le deuxième concerto de Brahms, par exemple, qui a déclenché sa vocation. Et Franz Liszt, son compositeur préféré. De lui, elle dit joliment qu’il parle le langage de sa vie intérieure, et que sa musique lui est incroyablement familière.

«J’ai l’impression qu’il est là quand je joue, j’ai une connexion avec lui, c’est inexplicable, ça a toujours été le cas. Il était profondément mystique, son regard toujours tourné vers le haut. Il était profondément humaniste aussi, il a donné des concerts pour les orphelins ou pour les victimes des inondations à Prague, il a offert une fois tout son cachet au personnel d’un hôtel qui l’avait bien traité, il a aidé beaucoup de compositeurs, Berlioz, Wagner… C’était un mec incroyable, quelqu’un de bon, généreux, ce qui est assez rare dans l’histoire de la musique pour être mentionné.»  Liszt, Brahms… «J’ai l’impression que les tous grands génies ont été traversés par la musique, lorsqu’ils l’ont créée, ça ne vient pas uniquement de leur esprit, mais ils ont été suffisamment ouverts pour la capter.» Ainsi, les compositeurs aussi seraient des interprètes, transmetteurs de cette «beauté absolue».

Béatrice Berrut est enceinte de son premier enfant. «C’est déjà l’expérience la plus incroyable que j’ai jamais vécue», dit-elle. Photo : Andreas Bitesnich

«Berlin? C’était tellement plat!»

Suivant leur pas depuis ses huit ans, elle se souvient que c’est le concours de l’Eurovision pour la musique classique qui l’a réellement lancée, il y a 20 ans. Elle l’emportait avec un concerto de Rachmaninov, et l’Orchestre de la Suisse italienne. «J’ai construit ma carrière patiemment. Je ne me suis pas retrouvée à devoir être sur scène tous les deux jours, ce qui m’a laissé le temps de devenir une meilleure artiste.» Il faut du temps et un peu de solitude pour capter les messages, probablement, avant de les diffuser. Après l’Eurovision, il y a eu les études à Berlin, dès 2005. C’est à partir de ces années que la jeune femme donne des concerts à l’étranger. De Berlin, elle garde le plaisir de jouer dans l’une des salles à la meilleure acoustique du monde, et la reconnaissance envers celle qui a été sa professeure durant six ans, et à qui elle rend encore visite lors de ses déplacements. «Sinon, Berlin, c’était dur, car tellement plat», nous confie-t-elle. Ben oui, en Valais, il y a les montagnes, explique-t-elle pour justifier l’incongruité de sa description. Et puis, l’anonymat de la capitale allemande lui a pesé tout autant que sa «platitude», se remémore celle qui aime sortir à Monthey, certaine de croiser quelqu’un qu’elle apprécie. Bien sûr, elle a tout de même fait de belles rencontres en Allemagne, avec des musiciens russes, polonais, des Slaves, «qui aiment la fête, peut-être, comme en Valais», plaisante-t-elle.

Lors de ses récitals, elle est sobre davantage que théâtrale, pour ne pas distraire du message à répandre, pour être canal de transmission plutôt que bête de scène, explique la jeune femme aussi modeste que talentueuse… Lors de ses récitals, on la voit en tailleur beige, en robe noire, agrémentée parfois de paillettes, pour les étoiles d’où vient la musique. Reste à espérer que l’acoustique soit bonne, et le piano de qualité, pour que l’âme de la musique se diffuse parmi le public; et pour le plaisir de jouer, au Philharmonique de Berlin, elle l’a dit, mais aussi au Victoria Hall de Genève, une de ses salles préférées. En revanche, dernièrement, à Londres, «le piano, pourtant, un Steinway de concert, n’était vraiment pas bon. Il faut faire avec», sourit la pianiste. «Mais la joie est moins intense.»

Ce mois de juin est dédié à apprendre le répertoire des concerts de l’été, en particulier le quatuor pour piano et cordes N° 1 de Brahms, qu’elle interprètera avec trois autres musiciens, le 13 juillet au Festival de Bellerive, à la ferme Saint Maurice de Collonge-Bellerive. Lorsqu’elle donne un récital, c’est elle qui choisit ce qu’elle va jouer. «Et puis, les gens connaissent mon répertoire.» Mais là, ils seront quatre. La musique est belle, et le défi, joyeux. Quelques semaines plus tard, le 19 août aux Variations musicales de Tannay, ce sera Bach, ses concertos en fa mineur et en ré mineur, accompagnée par l’Orchestre de chambre Nouvelle Europe, dirigé par Nicolas Krause.

Alors qu’elle se sent toujours le devoir et la joie de transmettre et de continuer de valoriser le riche patrimoine provenant du XIXe siècle, elle se lance aussi tout juste dans ses propres créations. Et on ne parle pas encore de l’enfant qu’elle attend et qui est déjà «l’expérience la plus incroyable que j’ai jamais vécue, malgré toute la musique, les émotions que cela m’a procurée, c’est vraiment un mystère et une beauté absolue, de s’apprêter à donner la vie.» Pour l’instant, la musique prime encore. Ensuite, «je suis vraiment à l’arrache côté organisation, mais j’ai décidé de ne pas me faire de souci». Fin mai, elle jouait pour la première fois ses œuvres à la Fondation Gianadda. Elle vient également de composer la musique de deux films. «Ça devenait assez essentiel pour moi de trouver mon propre langage. J’avais envie de composer depuis 15 ans et le Covid m’en a donné le temps.» Entre l’interprétation et la création, il y a eu l’étape des transcriptions. Une symphonie de Mahler et sextuor à cordes de Schönberg par exemple, qu’elle adapte au piano. «C’est un travail qui m’a pris des années et qui se rapprochait de la composition. Ça m’a permis d’affiner ma plume, j’ai trouvé des formules pianistiques qui me sont propres désormais.»

Plus proche de la musique française?

Et sa musique à elle, alors? «Elle me surprend. Comme pianiste ce que j’aime le plus c’est la musique germanique, c’est Wagner, Mahler, Liszt, Schumann, Brahms… Pourtant, mon style d’écriture ne se rapproche pas du tout de ces gens-là, mais de Ravel, de la musique russe, de la musique française! C’est de la musique que je ne joue pas, et c’est ce qui m’étonne.» Béatrice a creusé le mystère, peut-être aidée par son scientifique de mari, avec qui elle partage un questionnement permanent et une quête d’absolu. Et elle se demande si l’énigme de sa musique non germanique ne s’explique pas par sa langue maternelle, le français. Comme la pensée, la langue que l’on parle donnerait ses accents à la musique que l’on crée. «C’est pour cela que la musique russe diffère de la française, de l’anglaise ou de l’allemande, et qu’elles sont reconnaissables les unes des autres. Ce sont des inflexions différentes, comme les langues», conclut celle qui est soudain convaincue de son argumentation, et nous avec elle. Ce qui compte, de toute façon, c’est de continuer à chercher, à capter, à créer. Au bout du chemin, l’absolu.

Béatrice Berrut en concert en Suisse: le 13 juillet au Festival de Bellerive; le 19 août aux Variations musicales de Tannay

«J’avais envie de composer depuis quinze ans et le Covid m’en a donné le temps.»

Bio

1985 Naissance le 19 avril à Genève.
2002 Lauréate suisse du Concours Eurovision des jeunes musiciens.
2005 Début de ses études à Berlin dans la classe de Galina Iwanzowa.
2006 Prix Jean Clostre de la Société des Arts de Genève.
2011 Prix «Revelaciòn» de l’Association des critiques musicaux argentins.
2018 Sortie du disque Athanor, consacré aux œuvres concertantes de Franz Liszt.
2022 Première collaboration avec la maison de disques française, La Dolce Vita, pour cet album Jugendstil consacré à ses transcriptions d’œuvres de Mahler et Schœnberg.
1985 Naissance le 19 avril à Genève.
2002 Lauréate suisse du Concours Eurovision des jeunes musiciens.
2005 Début de ses études à Berlin dans la classe de Galina Iwanzowa.
2006 Prix Jean Clostre de la Société des Arts de Genève.
2011 Prix «Revelaciòn» de l’Association des critiques musicaux argentins.
2018 Sortie du disque Athanor, consacré aux œuvres concertantes de Franz Liszt.
2022 Première collaboration avec la maison de disques française, La Dolce Vita, pour cet album Jugendstil consacré à ses transcriptions d’œuvres de Mahler et Schœnberg.