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Anne Teresa De Keersmaeker La danse comme laboratoire

La chorégraphe belge était présente au festival de la Bâtie, soutenu par Van Cleef & Arpels, pour présenter sa pièce Mitten wir im Leben sind. Rencontre en coulisses.

Pendant deux heures, et devant une assistance recueillie, Jean-Guihen Queyras, accroché à son instrument, interprète l’intégralité de la partition des Suites pour violoncelle seul de Jean-Sébastien Bach. Parfois dos au public, parfois dans l’obscurité, avec juste ce projecteur braqué sur son archet. Autour de lui, cinq danseurs sautent, virevoltent, courent. En solo ou en groupe, ils semblent incarner ces notes baroques. Le souffle épais. Le geste tantôt joyeux, tantôt douloureux. Comme si la vie déroulait son fil romanesque sur les planches de la Comédie de Genève. Mitten wir im Leben sind : créée par Anne Teresa De Keersmaeker en 2017, cette pièce, présentée au Festival de La Bâtie, à Genève, rappelle les affinités de la chorégraphe belge avec le compositeur allemand. « C’est la rencontre entre deux esthétiques : l’une qui date du XVIIIe siècle, l’autre contemporaine », s’enthousiasme Serge Laurent, directeur des Programmes Danse et Culture de Van Cleef & Arpels. « Si l’on observe bien, la danse n’est pas assujettie à la musique, elle est libre. Et on sent que la partition a été étudiée note après note. »

Il n’y a pas de hasard dans cette chorégraphie. Chaque geste, chaque pas, a sa raison d’être. Même les silences ou les instants d’inertie ont leur sens propre. Alors, lorsque l’animateur de la causerie, organisée en fin de spectacle, lui demanda quelle part d’improvisation elle permet à ses danseurs, Anne Teresa De Keersmaeker a pris un petit air renfrogné. « Cette chorégraphie est très écrite », s’est-elle d’abord contentée de répondre. Histoire de rappeler que danse contemporaine ne veut pas dire affranchissement total des codes et des règles ? Peut-être.

Développer un vocabulaire

Quand on retrouve l’artiste flamande dans une salle de la Comédie, à l’étage, quelques minutes plus tard, elle prend le temps d’éclairer son propos. « Créer une chorégraphie passe, dans ce cas-ci, par l’analyse minutieuse de la musique », explique-t-elle. « On pose ainsi des principes afin d’organiser le temps et l’espace. Je travaille toujours avec des modèles sous-jacents, basés sur des cercles, des ellipses, des triangles ou des pentagrammes. Cela me permet de développer ensuite un vocabulaire inspiré de ces formes géométriques et de ce principe d’harmonie. » Cette pièce, Mitten wir im Leben sind, est composée de six suites et chacune d’entre elles comprend six parties. Des sarabandes, des menuets, des allemandes, des gigues… Toutes des formes de danses préclassiques, populaires au XVIIIe siècle ! « À cette époque, on ne dansait pas sur ces musiques », reprend Anne Teresa De Keersmaeker. « Mais il y avait toujours du mouvement dans la musique de Bach, et c’est ce mouvement qui nous anime ! » À ses yeux, on retrouve le génie de Jean-Sébastien dans cette partition. « C’est une célébration de la vie, même si la notion de mort est très présente dans son œuvre. Ses deux épouses sont décédées très tôt et dix de ses vingt enfants sont morts à la naissance ou très jeunes. »

Cette méthode, ou plutôt ce savoir-faire, n’est pourtant pas gravé dans le marbre. La chorégraphe belge le conçoit d’ailleurs : on approche différemment une musique de John Coltrane, Toshio Hosokawa ou Jean-Sébastien Bach. Et, après plus de quarante ans de carrière, elle reste curieuse et passionnée, continuant d’explorer des territoires inconnus. En 2019, à la demande du metteur en scène Ivo van Hove, elle imagine ainsi une nouvelle chorégraphie pour la comédie musicale West Side Story, reprise à Broadway. Que dire aussi de cette « exposition de danse », Work/Travail/Arbeid, créée au Wiels, centre d’art contemporain de Bruxelles ? Écrite pour quatorze danseurs et six musiciens, cette pièce dura neuf jours et transforma la danse en « œuvre d’art qui s’expose au musée ».

Dès le départ, j’ai ressenti ce besoin, très fort, de créer ma propre danse », explique Anne Teresa De Keersmaeker. Photo : Johan Jacobs

La valeur du travail

Aux yeux de Serge Laurent, Anne Teresa De Keersmaeker fait partie de « ces artistes qui ont traversé l’histoire de la danse contemporaine ». « Dès sa pièce, Fase, écrite alors qu’elle n’avait que 21 ans, on voyait, dans cette écriture, dans ce rapport à l’espace et à la musique, qu’on se trouvait face à une grande artiste », analyse-t-il. « Et, aujourd’hui, si on retrouve cette écriture, si singulière, qui lui appartient, elle parvient encore à inventer quelque chose de nouveau. » Il prend l’exemple de ce projet créé au Louvre en 2022, soutenu par Van Cleef & Arpels, Forêt, qui l’a amenée à investir une partie des galeries du musée parisien : elle a choisi d’embarquer un jeune chorégraphe, Nemo Flouret, ancien élève de son école P.A.R.T.S., dans le processus de création. « C’est une femme qui cherche constamment », reprend Serge Laurent. « Avec Anne Teresa, on est à la fois dans un univers que l’on connaît et, en même temps, elle nous emmène toujours vers quelque chose qui nous surprend et où on ne l’attend pas vraiment… » Ce passionné de danse se souvient encore de cette conversation où il lui vantait « cette intelligence extraordinaire liée aux mouvements, au temps et à l’espace » qu’il décelait dans ses chorégraphies. « Vous savez ce qu’elle m’a répondu ? Que tout cela n’était dû qu’au travail. Et ça, ça me plaît beaucoup ! »

C’est vrai, Anne Teresa De Keersmaeker s’est toujours « retroussé les manches ». Elle n’a que vingt ans quand elle écrit sa première chrorégraphie, Asch, une pièce pour deux danseurs. Et cette envie de danse, ce désir d’écrire par et pour la danse, elle les porte en elle depuis sa tendre enfance. La Belgique vit alors les grandes années de Maurice Béjart, marquées par la création du Ballet du XXe siècle en 1969, au Théâtre de la Monnaie, puis de l’école Mudra en 1970. « Mes parents ne fréquentaient pas du tout ce milieu-là : mon père était fermier et ma mère, enseignante », raconte-t-elle. « Mais, alors que j’ai commencé par la musique (ndlr. de la flûte traversière, notamment), j’ai très vite demandé de pouvoir suivre des cours de danse avec d’autres enfants. »

«J’ai pensé mon école comme un lieu où l’on réfléchit sur le passé, le présent et le futur.»

Son école ? Un lieu où l’on réfléchit…

Ballet classique à l’école Lilian Lambert, deux ans de formation chez Mudra, puis études à la Tisch School of the Arts de l’université de New York – où elle découvre la danse post-moderne américaine : Anne Teresa se tourne très vite vers le contemporain. «Je n’avais pas le corps pour faire partie d’un langage aussi codifié que la danse classique », souligne-t-elle. « Et, dès le départ, j’ai ressenti ce besoin, très fort, de créer ma propre danse. » C’est ce qu’elle s’est attelée à faire pendant plus de quarante ans, posant sa griffe sur une soixantaine de spectacles. Et quand on lui demande quelle trace elle souhaite laisser, elle botte en touche. « Cela ne m’intéresse pas. La grande question n’est pas de savoir si je laisserai une trace ou pas, mais plutôt comment survivre avec 8 milliards d’êtres humains sur cette planète sans exploser. Nous devons redéfinir notre relation à la nature. »

Sa volonté de transmettre ses connaissances et sa vision de la danse contemporaine est pourtant bien présente. Elle s’est concrétisée en 1995, avec la fondation de sa propre école à Bruxelles : P.A.R.T.S. Une évidence ! « En Belgique, il n’y a pas vraiment de tradition de danse, à l’exception de Maurice Béjart. Lorsqu’il est parti à Lausanne, j’ai ressenti cette nécessité de développer une école pour toute cette communauté de jeunes, intéressés à devenir danseur ou chorégraphe. Je l’ai pensée comme un lieu où l’on réfléchit sur le passé, le présent et le futur. Que conserver du passé ? Quel futur imaginer ? Quelles valeurs, quel savoir-faire, veut-on léguer à la prochaine génération ? Il est important, surtout pour un art aussi fugitif, de se poser ce genre de questions. » Devenue « strictement végétarienne » depuis des années, rompue à une discipline de fer, Anne Teresa De Keersmaeker est, à 63 ans, un exemple aussi bien sur scène qu’en coulisses. « J’ai parfois l’impression d’être le quatuor à cordes sur le Titanic », dit-elle pourtant. Sans sourire, « Le tout est de savoir quel genre de prix vous êtes prêt à payer pour continuer à danser. » Et, pour l’instant, elle est toujours déterminée à prendre l’addition…

Anne Teresa De Keersmaeker a écrit Mitten wir im Leben sind, une pièce pour six danseurs inspirée des Suites pour violoncelle seul de Jean-Sébastien Bach avec Jean-Guihen Queyras. Photo : Anne Van Aerschot

Keers

1960 Naissance le 11 juin à Malines, en Belgique.
1978 Formation à l’école Mudra de Maurice Béjart.
1980 Première chorégraphie : Asch.
1983 Fonde sa propre compagnie, Rosas, avec trois autres danseuses.
1992 Rosas devient la compagnie résidente du Théâtre de la Monnaie à Bruxelles.
1995 Elle crée son école de danse, P.A.R.T.S. – pour Performing Arts Research and Training Studios.
2011 Rain entre au répertoire du ballet de l’Opéra de Paris. C’est la première fois que l’une de ses œuvres est dansée par une autre compagnie.
2017 Crée une pièce sur les Suites pour violoncelle seul de Bach avec Jean-Guihen Queyras.
1960 Naissance le 11 juin à Malines, en Belgique.
1978 Formation à l’école Mudra de Maurice Béjart.
1980 Première chorégraphie : Asch.
1983 Fonde sa propre compagnie, Rosas, avec trois autres danseuses.
1992 Rosas devient la compagnie résidente du Théâtre de la Monnaie à Bruxelles.
1995 Elle crée son école de danse, P.A.R.T.S. – pour Performing Arts Research and Training Studios.
2011 Rain entre au répertoire du ballet de l’Opéra de Paris. C’est la première fois que l’une de ses œuvres est dansée par une autre compagnie.
2017 Crée une pièce sur les Suites pour violoncelle seul de Bach avec Jean-Guihen Queyras.