DanseReportage

Danse Reflections : Un best of contemporain

A Londres, Van Cleef & Arpels vient de présenter son premier festival dédié à la danse contemporaine. Avec la mission de soutenir un répertoire et de faciliter l’accès public a des œuvres historiques.

Photo : Julien Benhamou

Un joaillier de la place vendôme qui organise un festival de danse contemporaine à Londres… L’idée pourrait paraître iconoclaste. Une marque de luxe n’a pas pour habitude de se substituer à une institution pour créer un événement de toutes pièces. En règle générale, elle se contente de signer un contrat de partenariat et profite de cette plateforme pour s’adonner à sa discipline favorite: le story-telling. Van Cleef & Arpels est désormais dans une autre galaxie. Avec Dance Reflections – dont la première édition a eu lieu du 9 au 23 mars dans la capitale anglaise, le joaillier s’inscrit dans un rôle de prescripteur. Sans effet tapageur. Évidemment, le nom de la marque figure en bonne place sur les affiches de la manifestation. Mais, au Royal Opera House, à la Tate Modern ou à Sadler’s Wells, les trois sites sélectionnés pour accueillir les pièces, il n’y a pas trace de logo surdimensionné, ni de parures spectaculaires dédiées à l’univers de la danse. Comme si là n’était pas le propos. En revanche, la maison s’est totalement investie dans le choix des spectacles et des valeurs qu’elle souhaitait transmettre.

«Nous avons l’extrême arrogance de vouloir être impliqué dans la direction artistique», sourit Nicolas Bos, CEO de Van Cleef & Arpels. «Plus sérieusement, nous nous engageons toujours sur des territoires qui sont proches de l’identité de la maison. Être uniquement dans une position de mécénat serait totalement déconnecté de notre activité. Nous aimons partager notre vision, nos envies, dans les projets que nous menons. Il y a une ligne directrice derrière tout ça!» La danse n’est d’ailleurs pas une lubie tombée de la dernière pluie: la marque a un lien historique avec cet univers. Ainsi, en 1920, Louis Arpels, passionné de ballet, emmenait régulièrement son neveu, Claude, à l’Opéra de Paris pour assister aux spectacles. Dès les années 40, les premiers clips ballerines font leur apparition dans la collection: gracieuses, aériennes, avec leur costume et leur diadème ornés de pierres précieuses, elles deviennent vite des références pour définir le style poétique et féerique de la maison.

Créée en 1979, Dance de Lucinda Childs a été interprétée par dix-sept danseurs du Ballet de l’Opéra de Lyon sur la scène du Royal Opera House. Photo : Lucie Jansch


De Balanchine à Millepied

Cet amour pour la danse prend une autre dimension, lorsqu’en 1961, Claude Arpels fait la connaissance du chorégraphe George Balanchine, co-fondateur du New York City Ballet: originaire de Géorgie, mais né à Saint-Pétersbourg, il se met en tête de créer un triptyque, dont chacun des trois actes est dédié à une pierre précieuse et à un compositeur différents: l’émeraude pour Gabriel Fauré, le rubis pour Igor Stravinsky et le diamant pour Piotr Ilitch Tchaïkowski. En 1967, Jewels est présenté pour la première fois au New York State Theater. «George Balanchine voyait son travail de chorégraphe comme celui d’un artisan», explique Benjamin Millepied. «À l’instar de la joaillerie, la chorégraphie est également une affaire de polissage et d’affinage.» Comme en écho à ce ballet, le Français, avec sa compagnie L.A. Dance Project, imaginera, près de cinquante ans plus tard, une autre trilogie: parrainé par Van Cleef & Arpels, Gems marie danse contemporaine et arts visuels, sur des musiques de David Lang («Reflections»), puis de Philip Glass («Heart & Arrows», «On the Other Side»). Cette collaboration a-t-elle servi de déclic pour ce projet, plus ambitieux encore, de festival?

«Ces dernières années, nous avons souvent aidé à la création de nouvelles œuvres, indépendamment de savoir quel avenir elles auraient ou quel public elles atteindraient», explique Nicolas Bos. «Nous en avons même accompagné quelques-unes, en organisant des premières, notamment à Londres. Or, ces pièces n’ont certainement pas été vues autant qu’elles méritaient de l’être.» Le CEO en est alors convaincu: Van Cleef & Arpels avait incontestablement un rôle à jouer, en complément de l’existant, pour amener sa propre vision. Et l’idée d’un festival s’est imposée d’elle-même. Pour concrétiser ce projet, la marque parisienne a pu compter sur un personnage-clé: ancien de la Fondation Cartier pour l’art contemporain, Serge Laurent s’est ensuite chargé de la programmation des spectacles pour le Centre Pompidou. C’est là qu’il croisa la route de Nicolas Bos…

«À chaque fois que je composais une saison, j’essayais toujours d’écrire une histoire», explique le nouveau responsable des programmes Danse & Culture de la marque. «Même si elle ne concerne pas l’ensemble des spectateurs, et même si chaque spectacle peut être apprécié indépendamment des autres, il faut parvenir à une cohérence.» Avec Dance Reflections, Serge Laurent n’a pas agi différemment: ce festival, il l’a imaginé comme «l’histoire raccourcie de la danse contemporaine». «On part des années 70 jusqu’à aujourd’hui, puisque l’une des pièces, Neighbours (ndlr. de Brigel Gjoka et Rauf Rubberlegz Yasit) a été terminée une semaine pile avant notre événement.»

La chorégraphe polonaise Ola Maciejewska  s’est inspirée de la Danse serpentine de Loïe Fuller pour ses deux pièces présentées à Londres. Photo : Martin Argyroglo; Van Cleef & Arpels

Le post-modernisme aux Etats-Unis

Cette dimension curatorielle se retrouve  dans le choix très pointu des œuvres présentées – considérées comme de «véritables jalons de cette époque». «Toute la programmation s’est construite autour de trois axes, trois valeurs essentielles pour Van Cleef & Arpels: la création, l’éducation et la transmission», ajoute Serge Laurent. «Nous avions le souhait d’apporter un regard rétrospectif sur la danse, mais aussi de soutenir un répertoire. Dans le programme, vous trouvez une pièce de Gisèle Vienne, mais, au lieu de choisir une œuvre récente, nous avons sciemment sélectionné This is how you will disappear, créée il y a une dizaine d’années pour le Festival d’Avignon, car elle marqua le paysage chorégraphique. À mes yeux, il était essentiel de la montrer dans un contexte présent!»

Et pourquoi alors avoir commencé par les années 70? Passionné de danse, Serge Laurent a sa réponse. Forcément. Il remonte pourtant le fil de l’histoire jusqu’à la fin du XIXe siècle où il situe la première rupture avec les dogmes de la danse classique, une «amorce de vague de liberté» dans la création imposée par Loïe Fuller, à New York, avec sa célèbre Danse serpentine – dont la chorégraphe polonaise Ola Maciejewska s’est librement inspirée pour sa pièce Bombyx Mori présentée au Royal Opera House. «À partir du début du XXe siècle, d’autres chorégraphes suivront cette voie», poursuit-il. «Et c’est encore une femme, Isadora Duncan, qui invente une nouvelle écriture, en arrivant avec une robe en mousseline, très légère, le corps libéré, avec des mouvements qui ne répondent à aucun canon.» C’est le début de la danse moderne. Le siècle sera traversé par ces deux courants: les classiques d’un côté, les avants-gardes de l’autre.

«Dans les années 60, la scène américaine, à New York, invente alors le post-modernisme», reprend Serge Laurent. «On décide de sortir des plateaux. La danse peut se tenir n’importe où: dans la rue, dans une galerie ou sur une façade d’immeuble. Chaque geste de la vie quotidienne peut alors devenir danse. Cela a ouvert un champ extraordinaire à cette discipline.» Du hip hop au cirque, toute expression artistique vient enrichir le vocabulaire de la danse contemporaine. Or, ces chorégraphes post-modernistes, tels que Merce Cunningham, Trisha Brown ou Lucinda Childs, sont devenus de véritables icônes en France. «Ils sont plus célèbres en Europe qu’ils ne le sont aux États-Unis», précise encore Serge Laurent. Ce courant a inspiré d’autres artistes, à l’instar d’Anne Teresa de Keersmaeker, à Bruxelles, qui, après avoir fréquenté l’École Mudra de Maurice Béjart, a créé sa propre compagnie, Rosas, en 1983. «Dans les arts, aujourd’hui, il n’y a plus de mouvement», dit-il en guise de conclusion à ce rapide survol. «L’écriture est personnelle à chaque artiste. C’est la même chose pour la danse. D’où la difficulté, pour un néophyte, de trouver ses repères…»

«Nous avons l’extrême arrogance de vouloir être impliqué dans la direction artistique.»

«Dance», le premier jalon

Tous ces chorégraphes, on les retrouve logiquement dans la programmation de Dance Reflections. Avec cette volonté, revendiquée donc, de raconter cette histoire de la danse contemporaine comme on le ferait dans une scénographie muséale. Pas forcément dans un ordre chronologique, mais en mixant les influences et les générations. Créée en 1979, Dance de Lucinda Childs en constitue le premier jalon fondamental: interprété par dix-sept danseurs de l’Opéra de Lyon, enchaînant sauts, pirouettes et glissades, ce ballet minimaliste, sur une musique de Philip Glass, ramène la danse au simple langage du corps et semble tendre une passerelle vers la danse classique, avec ses règles strictes. Il est parfois bien de se rappeler d’où l’on vient… Les seize autres pièces amènent ensuite les spectateurs jusqu’à nos jours et, donc, à cette œuvre, Neighbours, créée par le duo Brigel Gjoka et Raf Rubberlegz Yasit, en collaboration avec William Forsythe: l’un, albanais, vient de la danse classique, l’autre, kurde, du hip hop. «Nous avons dû trouver un langage commun, en partageant nos souvenirs, nos histoires personnelles», explique Brigel – lequel s’est converti à la danse contemporaine après trente ans de classique. «Le corps devient moins souple quand il vieillit», souffle-t-il. Le duo a pu profiter du soutien de Van Cleef & Arpels pour la création de cette pièce. Comme trois autres œuvres de cette édition. «Il y en a d’autres qui arrivent», prévient Serge Laurent, soulignant ainsi que la plate-forme Dance Reflections sera amenée à se développer, parfois dans des formats intermédiaires. Une tournée, un festival itinérant, une collaboration ponctuelle… Le joaillier ne se refuse rien. En revanche, le dénominateur commun, lui, ne changera pas: la promotion de la danse. 

Serge Laurent, responsable des programmes Danse & Culture chez Van Cleef & Arpels. Photo : Martin Argyroglo; Van Cleef & Arpels
Nicolas Bos, CEO de Van Cleef & Arpels depuis 2013. Photo : Martin Argyroglo; Van Cleef & Arpels

«Dans les années 60, la danse sort des plateaux. Elle se tient partout: dans la rue, sur une façade…»