CinémaReportage

Visions du Réel: Quand la fiction vient enrichir la vérité…

Si elle a attribué son Grand Prix au long-métrage de Nicole Vögele, The Landscape and the Fury, la 55e édition du festival a proposé une sélection hétéroclite de 165 films, avec des subjectivités et des approches différentes. Comment la forme du documentaire a-t-elle évolué  ? Pourquoi est-ce devenu un art fort apprécié du public  ?

La lumière s’allume dans la Grande Salle, à Nyon. Encore un peu sonné, le public se met à applaudir avec vigueur. Lawrence Côté-Collins, très émue derrière ses lunettes à montures noires, s’avance vers la scène et s’empresse de partager un message de Billy enregistré sur son portable : après douze ans d’incarcération au Canada, pour l’homicide involontaire de deux personnes, il espère obtenir une libération conditionnelle en fin d’année. « Ce film, j’ai mis sept ans à le faire », explique la réalisatrice québécoise. « Je ne sais pas si je tournerai un autre film aussi important à l’avenir, mais, franchement, ça n’a pas beaucoup d’importance… »

Pendant 107 minutes, Lawrence Côté-Collins entraîne les spectateurs dans le tumulte de la schizophrénie, en suivant la descente aux enfers de Billy. Passionné de cinéma, ce jeune homme, originaire de Matane, avait pris l’habitude de se filmer, avec ses amis ou ses frère et sœur, mais le plus souvent seul face à la caméra. Ces archives personnelles ont servi à la réalisatrice pour raconter son histoire et, surtout, documenter les ravages de la maladie – jusqu’à ce jour funeste où une crise, plus violente, le pousse à commettre l’irréparable. Pendant ces sept ans, elle a mené son enquête, rencontré la famille des victimes, mais surtout, elle a tissé des liens forts avec Billy, devenant sa confidente et son aide-soignante. « La prison m’a laissé plus de place, au fil des mois, parce que j’avais un impact positif sur l’acceptation de son diagnostic, sur sa prise de médicaments et, donc sur son rétablissement », précise-t-elle. « Cette collaboration était miraculeuse pour les progrès de Billy. » Son film, lui, dérange, bouscule les opinions, transcende les émotions. La scène, courte, où le spectateur se retrouve projeté dans la tête de Billy, en proie avec ces voix qui se bousculent et se font entendre, est criante de réalisme. « L’idée vient de lui. Il voulait montrer ce qui se passait vraiment pendant ses crises. Nous avions une banque de sons et il a sélectionné ceux qui ressemblaient le plus à ce qu’il entendait. Là, ça ne dure qu’une minute, mais, parfois, ça peut durer des heures… »

Une quête personnelle

BILLY est le troisième long-métrage de Lawrence Côté-Collins, mais le premier documentaire. Ce choix s’est imposé comme une évidence. « Parce qu’avec Billy, la réalité dépasse la fiction », confie-t-elle. Ce film constitue aussi une quête personnelle. Elle-même cabossée de la vie, ex-alcoolique, sobre depuis 11 ans, elle a perdu en partie l’usage d’une jambe à la suite d’un accident de la circulation. « Si l’on veut se développer en tant qu’être humain, on doit se comprendre soi-même. Le fait de libérer ma voix et d’échanger avec d’autres personnes qui traversent les mêmes problèmes me transforme. » Comment ne pas tirer un parallèle avec Christine Angot et son film, Une famille, présenté en première mondiale sur les bords du Léman  ? On sent aussi une urgence de se libérer d’un poids, de se confronter au tabou et aux non-dits, dans sa détermination à mettre le pied dans la porte, et à interroger ses proches, sans filtre, pour dire « les choses comme elles sont»: dès l’âge de 13 ans, l’auteure a été violée, de manière répétée, par son père et, à l’époque, personne – ni sa mère, ni sa belle-mère, ni son ex-compagnon – n’a pris la peine de l’entendre. « Pourquoi ne considère-t-on pas les enfants comme des êtres humains à part entière  ? », s’interroge-t-elle sur la scène du Théâtre de Grand-Champ, à Gland, à la suite de la projection. «  On leur demande toujours ce qu’ils feront plus tard, comme s’ils n’avaient pas de vie propre avant leur majorité.»

« Je ne sais pas si je tournerai un autre film aussi important à l’avenir, ça n’a pas d’importance… »

Découvrez le reportage sur l’art du documentaire par Off Magazine.

Lawrence Côté-Collins pour Off Magazine
Cyril Metzger et Manon Clavel, alias André et RosLa réalisatrice canadienne Lawrence Côté-Collins en compagnie de Billy dans sa cellule. « J’ai mis sept ans pour faire ce film », explique-t-elle. Photo : COOP Vidéo Montréal

Christine Angot présente son documentaire « Une famille » pour Off Magazine.

Christine Angot et sa fille Eléonore
Christine Angot en conversation avec sa fille, Éléonore. L’auteure française est venue présenter son documentaire Une famille qui revient sur l’inceste dont elle a été victime à l’âge de 13 ans. Photo : The Bureau Films / Christine Angot

Christine Angot ne s’en cache pas : ce documentaire, tourné en 2021, n’a pas la vocation d’alléger sa douleur. Même si, à la fin, le dialogue avec sa fille, Éléonore, lui arrache des larmes de soulagement. « Je suis désolée de ce qui t’est arrivée », lui dit-elle. Des mots qui sonnent comme un baume, un encouragement à tourner la page, vingt-cinq ans après avoir dénoncé les faits dans son roman auto-fictionnel L’inceste. Elle considère plus ce film comme « subversif », parce qu’il inverse les valeurs, la hiérarchie, entre ce qui est la vie réelle – la justice, la politique, la police – et ce qui est projeté sur l’écran, parfois considéré comme futile dans la vie sociale. « À la grande différence de la littérature, le cinéma ne permet pas diverses interprétations : les images, les sons, servent de preuves, on peut les voir, les entendre. » Quand elle filme, l’écrivaine a d’ailleurs besoin de deux regards différents : celui de la personne qu’elle est et celui de la personne qu’elle devient devant la caméra. « Je vis alors dans un monde qui n’existe pas, lequel rend compte du monde qui existe réellement. »

« Les réalisateurs intègrent de plus en plus d’éléments de fiction dans leurs documentaires. »

Découvrez le festival Visions du Réel, présenté par Off Magazine.

Festival Visions du Réel
Malgré une météo parfois capricieuse, les festivaliers se sont donné rendez-vous sur la place pour boire un verre et débattre des films de la journée. Photo : Lisa Frisco

Qu’est-ce qui est vrai ou faux  ? Quelle est la vérité  ? Quelle est la part de fiction  ? Le festival Visions du Réel se joue des apparences. Depuis sa création en 1969, il prend le pouls de la société qui nous entoure et rend compte de l’état du monde, à un instant T, à travers le regard singulier et, forcément, subjectif des auteurs. Guerre, pauvreté, migration, réchauffement climatique… Les thématiques abordées se calquent le plus souvent sur le fil de l’actualité. « Elles existent depuis toujours, mais on voit désormais arriver des sujets plus inédits autour du mouvement LGBTQIA+ ou de l’intelligence artificielle », explique Émilie Bujès, directrice artistique du festival. Pourtant, c’est dans la narration que l’évolution du documentaire a le plus évolué. « Les réalisateurs intègrent de plus en plus d’éléments de fiction dans leurs films », observe Steve Artels, responsable de l’Unité des Documentaires à la RTS. « Ce sont ce qu’on appelle des documentaires hybrides… Depuis quelques années, Visions du Réel s’est d’ailleurs orienté un peu plus vers ces films de création, avec une recherche artistique pointue, où l’on trouve plus d’interventions de mise en scène dans l’approche classique du documentaire. Cela donne des films où l’on ne sait plus vraiment où l’on se situe : dans la fiction ou dans la vérité ? » Pour la TV romande, partenaire historique du festival, qui a pris le parti de proposer trois documentaires par semaine dans sa grille de programmes, ce glissement peut s’avérer délicat à gérer. « Un téléspectateur doit comprendre où il est. Il ne se poserait pas cette question dans un festival. Nous, en tant que diffuseur, nous devons lui donner cette clé de compréhension, lorsqu’il se retrouve chez lui. »

Au cœur de la pampa argentine

Évidemment, les films de Lawrence Côté-Collins ou de Christine Angot n’entrent pas dans cette catégorie-là. La vérité saute aux yeux. Elle est l’essence même de ces longs-métrages. Dans le cas de Where the Trees Bear Meat d’Alexis Franco, la frontière entre fiction et réalité est plus ténue. Le réalisateur argentin dévoile le quotidien des gauchos, dans une pampa où l’eau manque cruellement et où le bétail meurt à petit feu. Il évoque le réchauffement climatique, le cycle de la vie ; les images sont crues, rudes, mais il parvient à y insuffler de la poésie, de la douceur, avec la présence de Libertad, la fillette de 4 ans qui, malgré sa fragilité, s’adapte à cette nature hostile. Mais, s’il n’a écrit aucun script, aucun scénario, Alexis Franco admet que ce documentaire utilise la fiction pour raconter cette réalité aride. Au lieu de mener un casting aléatoire, il a choisi de faire tourner sa famille – son oncle, sa grand-mère et sa nièce – et il leur a laissé la liberté d’improviser face à la caméra. « Je me suis glissé au plus près d’eux, dans leur intimité, jusqu’à me faire oublier », précise-t-il.

Découvrez Emilie Bujès: présidente du festival Visions du Réel, par Off Magazine.

Emilie Bujès, directrice du festival Visions du Réel
Émilie Bujès, directrice artistique du festival Visions du Réel depuis 2018. « Dès le début, mon objectif était d’intéresser les jeunes à cette forme de cinéma. » Photo : Nikita Thévoz

« Ma grand-mère (ndlr. qui a pris l’avion pour la première fois pour être présente à Nyon) n’avait pas conscience qu’elle tournait un film. » Le spectateur, lui, se laisse embarquer dans ce « western » où la mort rôde, certes, mais où la vie reprend toujours ses droits, au détour d’un asado, d’un tango ou d’un coucher de soleil. Est-ce la vérité  ? Personne ne se pose la question, tant on souffre avec Omar et on sourit des mots de Libertad.

Attirer les jeunes dans les salles

Quelle que soit sa forme, le documentaire a le vent en poupe. « Les chiffres de fréquentation ont plus que doublé entre 2010 et 2024 », indique Émilie Bujès. « Le festival avance avec les limites de la ville – qui sont à la fois une contrainte et un atout, puisque le fait d’être dans une petite ville rend les choses plus accessibles et plus conviviales pour tout le monde. » Le nombre d’inscriptions, lui, a augmenté de 10 % en 2024, avec 3300 films sur la ligne de départ. Visions du Réel n’en a conservé « que » 165 dans sa sélection – dont 128 nouveaux films, longs ou courts, diffusés pour la majorité en première mondiale. Au-delà de son impact économique sur la région, devisé à 5,07 millions par une étude menée en 2017, et de sa position dominante sur le marché international du documentaire, avec près de 1400 professionnels présents, issus de 71 pays, pour le VdR-Industry, le festival a su évoluer avec la digitalisation de la société et l’apparition des plateformes de streaming.

Découvrez « Once Upon a Time in a Forest »: un documentaire qui suit 5 activistes en Finlande.

"Once Upon a Time in a Forest": documentaire sur 5 activistes en Finlande
Dans Once Upon a Time in a Forest, la réalisatrice Virpi Suutari suit cinq jeunes activistes engagés dans la protection de la forêt en Finlande. Photo : Euphoria Films / Virpi Suutari

Découvrez un reportage sur le festival Visions du Réel, par Off Magazine.

Festival Visions du Réel
Pendant dix jours, Visions du Réel investit plusieurs lieux à Nyon et à Gland pour la projection des films. Le Théâtre de Marens en fait partie. Photo : Lisa Frisco

« Visions du Réel a beaucoup changé sans qu’on s’en rende vraiment compte », analyse la directrice artistique. « Dès mon arrivée, je m’étais fixé le but d’intéresser les jeunes à cette forme de cinéma et d’attirer leur attention sur son existence. Nous avons conservé notre public d’habitués, très ancré dans la région et, parfois, plus âgé. Mais, en travaillant sur la dimension festive du festival, en utilisant les matériaux dont on dispose, les films, pour montrer toute la diversité dans le cinéma du réel, nous incitons la jeune génération à entrer un jour dans nos salles. » Et ça marche ! Cette année, les deux masterclasses avec Alice Diop, réalisatrice du film Saint Omer, et John Wilson, connu pour son émission How To with John Wilson sur la chaîne américaine HBO, ont affiché complet, et le public était composé de nombreux étudiants, visiblement captivés par la démarche artistique, humoristique pour l’un, plus engagée pour l’autre, de ces deux sommités du documentaire.

« Pour nous, il est important d’inviter ce genre de personnalités », explique Émilie Bujès. « Ça nous permet d’attirer l’attention… Visions du Réel, c’est d’abord une compétition internationale, avec dix premiers films, mais il est parfois difficile de faire venir le public aux projections. En saupoudrant le programme de noms connus de tous, nous créons une énergie particulière autour des films et des gens. Mais ces personnalités doivent être légitimes, intéressantes, on doit avoir envie de partager leurs œuvres. » C’était le cas d’Alice Diop, de Jia Zhang-Ke, invitée d’honneur, à qui le festival a décerné un Prix d’honneur pour l’ensemble de sa carrière, ou de Christine Angot.

La directrice artistique remarque également que la réputation du documentaire s’améliore avec les années. « Il gagne ses lettres de noblesse dans les festivals généralistes. Par le passé, il était un peu considéré comme un genre inférieur par l’industrie du cinéma, parce qu’il coûte moins cher et parce qu’il n’y a pas de stars. Le public, lui, le perçoit le plus souvent comme quelque chose d’ennuyeux. Ce sentiment est en train de changer, je ne peux que m’en féliciter… » Comment l’expliquer  ? Est-ce l’effet Netflix  ? La plateforme a pris l’habitude de proposer des séries documentaires, destinées à un plus large public, à l’instar de celle sur David Beckham, Taylor Swift ou la chanson We Are The World : The Greatest Night in Pop.

« Ce sont des locomotives, c’est certain », analyse Steven Artels. « Le fait que ces plateformes se lancent dans des documentaires très populaires peut certainement amener un public plus jeune à s’intéresser à d’autres formes, moins accessibles, et à fréquenter les festivals. » Il y voit un seul danger : le côté normatif de l’exercice. « À force d’être montés de la même façon, avec cinq premières minutes hyper attractives pour capter l’attention, tous les documentaires tendent à se ressembler. » Ce risque, Émilie Bujès s’en protège en bâtissant, avec son équipe, une sélection aussi hétéroclite que possible, avec autant d’approches, de formes, de dispositifs et de subjectivités différentes. C’est ce qui permet de mesurer la richesse de cet art et, le temps d’un festival, de s’asseoir au chevet de la planète, dans l’espoir d’apercevoir (peut-être) une lueur d’espoir au bout du tunnel.

www.visionsdureel.ch

Grand Prix du festival Visions du Réel

Visions du Réel : palmarès

GRAND PRIX The Landscape and the Fury, de Nicole Vögele (photo).
BURNING LIGHTS A Fidai Film, de Kamal Aljafari.
NATIONALE Brunaupak, de Felix Hergert et Dominik Zietlow.
MOYEN MÉTRAGE Campus Monde, de N’tifafa Y.E. Glikou.
COURT MÉTRAGE Memories of an Unborn Sun, de Marcel Mrejen.
GRAND PRIX The Landscape and the Fury, de Nicole Vögele (photo).
BURNING LIGHTS A Fidai Film, de Kamal Aljafari.
NATIONALE Brunaupak, de Felix Hergert et Dominik Zietlow.
MOYEN MÉTRAGE Campus Monde, de N’tifafa Y.E. Glikou.
COURT MÉTRAGE Memories of an Unborn Sun, de Marcel Mrejen.
GRAND ANGLE No Other Land, de Basel Adra, Yuval Abrahama, Hamndan Ballal & Rachel Szor.
PRIX INTERRELIGIEUX Kamay, d’Ilyas Yourish & Shahrokh Bikaran.
PRIX RTS Après nous le feu, de Chamsi Diba.
PRIX ZONTA Les Miennes, de Samira El Mouzghibati.
GRAND ANGLE No Other Land, de Basel Adra, Yuval Abrahama, Hamndan Ballal & Rachel Szor.
PRIX INTERRELIGIEUX Kamay, d’Ilyas Yourish & Shahrokh Bikaran.
PRIX RTS Après nous le feu, de Chamsi Diba.
PRIX ZONTA Les Miennes, de Samira El Mouzghibati.