Ursula Meier : Une Ligne qui a du sens
Dix ans après «L’enfant d’en haut», la réalisatrice suisse Ursula Meier revient avec «La Ligne», un nouveau portrait de femmes dysfonctionnelles, et, surtout, une histoire de mesure d’éloignement imaginée avant l’arrivée du… Covid. Rencontre avec une femme aussi généreuse que passionnée, avant la sortie en salle du film, prévue le 11 janvier prochain.
Des vinyles sont jetés contre un mur blanc au milieu de partitions qui virevoltent. D’autres projectiles viennent valdinguer ou se briser contre ce même mur, tandis que monte doucement un air d’opéra. Retenue par deux hommes, une Margaret folle de rage tente de bondir sur sa mère. Une forte gifle propulsera la tête de cette dernière contre un piano. Aucune parole, mais des claquements, des chocs, des sons sourds, et le cri de la jeune sœur de Margaret, Marion, qui assiste impuissante à cette violente dispute. C’est avec cette scène d’une extrême intensité que démarre La Ligne. Si l’on ignore la cause du drame à ce moment-là, les conséquences ne tardent pas: une mesure d’éloignement pour Margaret, 35 ans, qui durant trois mois, n’a plus le droit de s’approcher de sa mère ni du domicile familial à moins de 100 mètres.
Découverte coup de cœur
La Ligne a été présenté à la Berlinale en février dernier, puis dans d’autres festivals, dont Angoulême en août, avant de faire les joies du Zurich Film Festival en septembre, où nous avions rencontré l’équipe du film. La première idée qui a mené à la conception du film? L’envie de mettre en scène un personnage féminin violent, «parce que c’est très rare et un peu tabou à l’écran», explique Ursula Meier, qui a co-écrit le scénario avec l’actrice principale et interprète de Margaret, Stéphanie Blanchoud (lire encadré). La comédienne se révèle d’ailleurs véritablement incarnée, possédée même, par ce rôle qui semble n’exister que pour elle: les émotions et l’intensité qu’elle transmet, souvent rien qu’avec son regard, rendent sa prestation inoubliable. Aussitôt l’éloignement imposé, l’envie de Margaret de se rapprocher de sa famille se fait plus forte. Chaque jour, elle vient sur cette ligne, invisible d’abord, puis véritablement tracée sur le sol. Outre sa mère Christina, aussi défaillante qu’égocentrique (qui de mieux que Valeria Bruni Tedeschi pour l’incarner?), ses sœurs lui manquent: Louise (India Hair), enceinte de jumelles, et surtout sa jeune sœur de 12 ans, Marion, qu’elle retrouve quotidiennement sur la ligne pour discuter et lui enseigner la musique.
Celle-ci est jouée par Elli Spagnolo, découverte coup de cœur d’Ursula Meier, déjà comparée à la nouvelle «Kacey Mottet Klein», lui-même révélé par la réalisatrice dans son film Home en 2008, à l’âge de 8 ans. «Ça a été immédiat avec Elli, on pose la caméra sur elle et il y a quelque chose qui se passe, comme avec Kacey à l’époque», assure la cinéaste de 51 ans. «Elle avait 12 ans au moment du casting et elle n’avait jamais joué. Elle a une présence et une profondeur incroyables, elle me fait penser à Léa Seydoux.» La jeune novice s’impose donc; Ursula Meier réadapte son scénario et vieillit un peu le personnage de Marion – qu’elle imaginait à peine plus jeune – exprès pour Elli.
«Elli Spagnolo a une présence et une profondeur incroyables, elle me fait penser à Léa Seydoux.»
Dans La Ligne, les rôles principaux sont donc féminins, comme dans l’équipe de tournage. «Ce n’était ni une volonté ni un acte militant, mais j’ai toujours travaillé avec beaucoup de femmes, simplement parce que j’estime leur travail», précise la réalisatrice, qui ajoute que le casting masculin a été plus difficile, car «ces rôles devaient être discrets et présents à la fois, et aller à l’encontre des stéréotypes». Parmi eux, Benjamin Biolay joue l’ex de Margaret; Dali Benssalah, le nouveau petit ami de Christina; et Thomas Wiesel, le mari de Louise. À noter que le premier a pour la première fois accepté un rôle de musicien et qu’il a composé un morceau pour le film, Le passé, qu’il chante en duo avec Stéphanie Blanchoud et qui sortira début 2023.
Le Bouveret en plein Covid
Dix ans après L’enfant d’en haut, avec Léa Seydoux et Kacey Mottet Klein, tourné à Monthey, et après avoir sillonné toute la Suisse pour trouver le lieu parfait pour La Ligne, Ursula Meier revient à son fidèle et cinégénique Valais. Au Bouveret, elle trouve ce paysage traversé par la ligne de chemins de fer, les tours HLM, la marina, les montagnes et le canal, bien sûr, qui renforce encore l’idée de la ligne. «C’était très hétéroclite dans un espace de 100 mètres. Avec Agnès Godard, ma cheffe opératrice, on comptait nos pas pour voir où ça nous amenait dans ce périmètre de 100 mètres. On devait passer pour des folles à marcher comme ça dans des champs et à faire des calculs!»
«J’ai un rapport physique à la mise en scène. J’aime toucher les comédiens, être proche d’eux.»
Puis a suivi le tournage, il y a deux ans déjà, en plein hiver «pour que Margaret attende dans le froid, dans un climat hostile». La neige, tombée à deux reprises, a compliqué les raccords, tandis que la ligne au sol a créé son lot de casse-têtes: «Nous n’avons pas tourné chronologiquement, donc, il fallait l’enlever et la remettre… aux bons endroits». Et bien sûr, le Covid a extrêmement compliqué les choses, rendant d’abord la cinéaste très anxieuse: «J’ai un rapport à la mise en scène très physique. J’aime toucher mes comédiens, être proche d’eux, alors, je me demandais comment j’allais les guider. Mais ce qui fut intéressant, c’est que d’une façon, on m’imposait une distance comme on l’imposait à Margaret…» Un hasard encore plus parlant lorsque l’on sait que le film a été écrit avant l’arrivée de la pandémie. «J’avais en tête cet espace interdit autour de la maison, et tout à coup, le confinement est arrivé, et les lignes et les interdictions d’espace que je traçais se retrouvaient dans nos rues en vrai. La réalité se connectait avec le monde imaginaire que j’avais mis en place. C’était très troublant.»
Une histoire de famille
Premier long métrage au succès immédiat, Home dresse le portrait d’un couple (Isabelle Huppert et Olivier Gourmet) et de ses enfants, menant une vie hors des standards de la société dans une maison isolée placée à quelques mètres d’une autoroute inactive, qui va bientôt ouvrir à la circulation. Dans L’enfant d’en haut (Ours d’argent à la Berlinale en 2012), deux «frère et sœur» vivent dans une vallée industrielle sous une station de skis. Le jeune Simon vole les riches touristes pour revendre leur matériel ensuite, tandis que les liens affectifs entre les deux protagonistes évoluent entre déchirement, conflit, réconciliation et affection mutuelle.
Dans La Ligne, l’origine de la violence prend ses sources dans la famille, ramenant une fois de plus Ursula Meier à ce thème qui la passionne. Il faut dire que la famille a été pour elle un véritable socle, autant affectif qu’intellectuel. Dernière d’une tribu de quatre enfants, elle se souvient de certains dimanches, dans leur maison en campagne, qui commençaient au petit déjeuner et se terminaient le soir, sans avoir quitté la table – ni son pyjama – de la journée. L’ambiance était celle d’un microcosme bouillonnant, entre débats et échanges animés.
Si les parents étaient cinéphiles et regardaient beaucoup de films avec leurs enfants, un élément déclencheur du parcours d’Ursula est à chercher du côté de sa grande sœur. Lorsqu’elle était aux Beaux-Arts de Paris, celle-ci avait pris sa cadette pour jouer dans le film qu’elle mettait en scène. Âgée alors d’environ 14 ans, Ursula en garde un souvenir extraordinaire et se passionne immédiatement par ce qui se passe «derrière et autour de la caméra». Ensuite? Elle va dès qu’elle peut chez sa sœur à Paris où elle «bouffe du cinéma» dans les salles obscures à longueur de journée. Un an plus tard, elle bosse comme caissière durant les vacances d’été à la Migros de Balexert pour pouvoir se payer sa première caméra. «Ce qui est drôle, c’est que j’ai tourné ma première scène de film précisément à cette caisse, avec la fameuse caméra», se remémore la cinéaste. «J’ai toujours les rushs, presque toute ma famille jouait dans ce film, mais je ne l’ai jamais monté à cause d’un problème de son et il me manquait l’avant-dernière scène qui se déroulait dans un poste de police où je n’ai jamais eu l’autorisation de tourner.»
Après ses études en Belgique (entre 1990 et 1994, en section réalisation à l’Institut des Arts de Diffusion (IAD), où elle obtient son diplôme avec Grande Distinction), Ursula Meier fait la rencontre «déterminante» du réalisateur genevois Alain Tanner – qui nous a quittés le 11 septembre dernier: c’est lui qui lui donne confiance dans le «passage à l’acte», qui lui fait désormais penser que oui, on peut faire des films en Suisse. Si Ursula insiste sur cette rencontre, il ne faut pas négliger la force de caractère de la cinéaste, qui y est pour beaucoup dans son parcours.
«C’est une ligne universelle, celle des frontières, celle des limites qu’on met aux autres et à soi-même.»
Plaire aux autres? Peu importe. Ursula fonce et prend des risques, sans se poser de questions. À l’école de cinéma, elles ne sont que deux filles dans sa classe, mais l’étudiante est «tellement dans ses trucs» qu’elle n’y prête pas attention. «J’ai toujours fait les choses avec beaucoup d’inconscience, avec ce besoin infini, ce désir très fort d’expérimenter.» L’intuition est son moteur principal. Lorsqu’elle travaille sur un film, elle a à chaque fois l’impression que c’est le premier. «Tant mieux, dit-elle, car ça évite un semblant de savoir-faire et les répétitions, et ça préserve mon innocence.»
Riche de nombreuses nominations et distinctions pour son travail, habituée des festivals (elle était membre du jury de la Mostra de Venise en 2012 et présidente du Jury de la Caméra d’or au Festival de Cannes en 2018), Ursula Meier a aussi fondé en 2009 la société de production Bande à part Films, aux côtés des cinéastes romands Frédéric Mermoud, Lionel Baier et Jean-Stéphane Bron.
La réalisatrice s’estime chanceuse d’avoir été soutenue et d’avoir pu mener ses projets à terme. Elle s’inquiète de l’état du cinéma en général à l’heure du streaming, tout en étant persuadée que le septième art possède «une telle puissance qu’il va résister». Celle qui considère ne pas avoir subi ouvertement de discriminations en tant que femme dans son métier s’est récemment coupé une mèche de cheveux, comme l’ont fait d’autres célébrités, pour soutenir les femmes iraniennes après la mort de la jeune Mahsa Amini, décédée à l’âge de 22 ans à la suite de son arrestation pour avoir «mal» porté son voile. «J’ai eu la chance de me rendre en Iran une fois pour y présenter un documentaire et j’ai été impressionnée par ces femmes qui tiennent le pays, qui ont une force et un courage comme je n’en ai jamais vu ailleurs.»
Une ligne universelle
Autre geste politique: Ursula Meier a rejoint cet été le conseil de fondation du Festival du film sur les droits humains (FIFDH), qui se tiendra du 10 au 19 mars 2023 à Genève. «J’ai accepté particulièrement parce qu’il s’agissait de ce festival-là. Je trouve que le monde n’est pas dans un état extraordinaire aujourd’hui, il change, on dirait la fin d’une époque. Le cinéma a aussi cette utilité: il appréhende l’état du monde, par un tout autre biais que le font les news dans les médias.»
Prochain projet de la réalisatrice, sur lequel elle travaille depuis un moment déjà: un film en anglais, qui devrait être tourné prochainement aux États-Unis. Peut-on en savoir plus? «Non, j’apprécie d’échanger sur mon travail de manière générale, mais pas en cours du processus créatif. Je suis un peu superstitieuse, j’aurais peur que ça fige les choses.» Pas grave, on aura tout le temps pour évoquer ce qu’elle considère comme un «nouveau challenge» le moment venu. En attendant, il faut aller voir La ligne, qui débarque sur nos écrans le 11 janvier prochain. D’ailleurs, la ligne de quoi? «Mes films ont toujours plusieurs niveaux de lecture. Comme l’enfermement familial de Home, qui pouvait être vu comme un enfermement plus général. C’est une ligne universelle, celle des frontières entre les gens, entre les pays, celle des limites qu’on met aux autres et à soi-même. Il y a beaucoup de lignes dans le monde, beaucoup de frontières et d’empêchements. Mais c’est aussi une ligne de rapprochement…»
STÉPHANIE BLANCHOUD
«URSULA NOUS GUIDE, ON LUI FAIT CONFIANCE»
DUO Stéphanie Blanchoud et Elli Spagnolo jouent deux sœurs que la séparation forcée rapproche. La première est chanteuse et actrice de théâtre, de série («Ennemis publics») et de cinéma, tandis que la seconde faisait ses premiers pas face à la caméra.
Comment êtes-vous arrivées sur ce film, toutes les deux?
Elli Spagnolo: De mon côté, je n’ai rien cherché. Ma tante est journaliste, elle connaissait la productrice du film qui lui a dit qu’elle cherchait une jeune actrice. Je ne sais pas pourquoi elle a pensé à moi. Dans ma tête, j’y suis allée par curiosité, car je n’avais aucune expérience de jeu avant.
Stéphanie Blanchoud: Moi, je connaissais déjà Ursula et nous avions envie d’écrire ensemble. Notre idée était de parler d’un personnage féminin violent – un trait de caractère que l’on attribue le plus souvent à un personnage masculin. Ça s’est très vite ouvert sur une histoire de famille. Avec Elli, nous avons travaillé ensemble une journée entière, pour voir si l’alchimie fonctionnait. Nous avons traversé toutes les scènes du film. La confiance et le lâcher-prise se sont mis en place et à la fin de la journée, il était clair pour Ursula que ce serait Elli qui aurait le rôle.
Stéphanie, vous pratiquez la boxe: ce sport vous a-t-il aidée à incarner Margaret?
Beaucoup, oui. C’est génial de passer par un sport de combat ou par la danse. En sortant du conservatoire, je manquais de travail corporel, je voulais compléter ma boîte à outils d’actrice et j’ai trouvé dans la boxe une discipline qui m’a fait du bien. Il y a de l’explosivité, de la détente et beaucoup de changements de rythme.
Vos deux personnages transmettent beaucoup d’émotions, souvent sans même parler: est-ce facile à jouer?
S.B: On a le temps au cinéma, on peut refaire les scènes, contrairement aux séries ou il faut envoyer rapidement. Ursula nous guide, on lui fait confiance et ça va tout seul. Ce ne sont pas forcément les scènes les plus difficiles.
E.S: Je suis timide, c’était donc compliqué pour moi. J’avais l’impression que si je ratais, tout le monde allait m’en vouloir, alors je voulais être parfaite. Ensuite, j’ai vu le film et j’ai détesté me voir à l’écran, je ne remarque que les erreurs.
Vous n’avez pas aimé vous voir… au point d’être découragée?
Non! Je veux être actrice depuis toute petite, mais c’était plus un rêve d’enfant. Maintenant que j’ai eu cette opportunité, je souhaite continuer. Commencer le théâtre, et voir ce que ça peut donner.