Marina Viotti : La mezzo qui jette des ponts entre classique et rock
La chanteuse lyrique écume les salles et les festivals européens cet été. Elle vient de s’installer dans le Lavaux, comme une première étape vers un peu plus de sédentarité, mais sa tête déborde d’idées et son agenda est saturé. Elle dit qu’elle va se poser. On la croit… mezzo.
Juste avant notre rencontre, je m’attarde sur une vidéo de la mezzo-soprano interprétant L’air de la griserie, dans un restaurant parisien. Marina Viotti s’avance parmi les convives surpris et joue l’ivresse du personnage de La Périchole, l’opéra-bouffe d’Offenbach. L’air est ponctué de « chut », puisqu’il ne faut pas que la griserie soit dite. À l’issue de sa performance, Marina intime une dernière fois le public au secret, plus fermement, un ultime « chut », pour le moins sonore, qui me fait éclater de rire. C’est ainsi, à la limite du fou rire, que je la retrouve dans un café genevois. T-shirt blanc, blaser bleu et doc violettes. Il va falloir me reprendre un peu, Marina Viotti est une artiste très sérieusement engagée, même quand l’objectif est d’amuser.
« Ah oui, c’était dans le bar du Théâtre des Champs-Elysées. On jouait La Périchole et l’équipe qui s’occupait de la promo et du marketing me proposait de faire quelque chose. Ils imaginaient une vidéo de moi dans les loges, alors que c’est une œuvre populaire, qui raconte l’histoire de chanteurs de rue, et j’ai pensé qu’il y avait mieux à faire. D’où cette sorte de flash mob, pour reconnecter le théâtre au monde qui l’environne. » Car c’est un des grands combats de Marina Viotti : rendre l’opéra « un peu plus vivant, un peu plus moderne », montrer aux gens qu’il ne s’agit pas d’un art réservé à l’élite, déconnecté, mais qui au contraire parle de sujets graves ou légers qui nous concernent encore. Parmi ceux-ci, un repas bien arrosé, ou les transidentités.
La fluidité entre les genres
« La thématique du transgenre existe dans l’opéra et la tragédie grecque depuis tout temps. Je viens par exemple de jouer Les Contes d’Hoffmann à la Scala de Milan, et mon personnage était la muse qui se transforme en Nicklaus, un jeune mec, mais elle reste la muse dans Nicklaus, donc c’est une femme dans un corps d’homme. » Des femmes qui se déguisent en guerriers, des garçons qui se travestissent, l’opéra regorge de tels exemples et Marina habite ces rôles avec sa voix de mezzo, plus veloutée, moins aiguë que celle des sopranos. Mais c’est également un choix, une voie qu’elle emprunte dans le souci de ramener l’opéra à des problématiques actuelles. La jeune femme, qui a fait des études de lettres en parallèle de sa carrière de soliste, co-écrit actuellement un ouvrage avec une amie philosophe autour de l’hybridation. « On me traite parfois de chanteuse intello, je ne pense pas que je le sois, mais en tout cas il y a une réflexion dans tous les projets que je propose, je ne suis pas dans le divertissement pur, j’essaie toujours d’avancer un questionnement public. »
Retrouver le public
Et pour dialoguer avec le public, il faut le retrouver. Or, les opéras sont en crise. Aux États-Unis, des œuvres comme Othello ou Madame Butterfly agonisent sous le politiquement correct. « Évidemment il faut trouver d’autres moyens que le Black face pour représenter l’étranger, mais de là à supprimer des œuvres majeures du répertoire… » D’autant plus quand ces œuvres trouvent un vrai écho dans l’actualité. En attendant que des hommes de couleur soient en nombre suffisant pour interpréter Othello et sa tessiture de ténor, pourquoi ne pas représenter l’étranger en bleu, suggère Marina. En France, ce sont les moyens et la volonté qui manquent. Les subventions diminuent, et les salles déprogramment, annulent des spectacles ou ferment les unes après les autres. Marina Viotti admet que son milieu peine à se réinventer, mais souhaiterait que les médias relaient davantage et que les institutions, les gouvernements et l’éducation y mettent du leur.
« En Italie, par exemple, les arts font vraiment partie de la vie des gens, un chauffeur de taxi, un boulanger, ils savent ce qu’il se passe à l’opéra, ils peuvent chanter des airs, ça fait encore partie de la culture populaire, alors qu’en France et en Suisse, c’est fini, old school, classé, pour les vieux. Le prix des billets, peut-être ? L’argent, c’est encore un faux préjugé… À l’Opéra de Paris, les sièges les moins chers sont à 27 euros et les plus chers à 200. Alors que si on veut aller voir un match du PSG, les moins bons sièges sont à 67 euros, je crois, et les meilleurs à 2000 ! Pourtant, le foot n’est pas élitiste. Il faut voir le nombre de gens qui travaillent pour faire un spectacle de cinq représentations. Ce n’est pas grand-chose, l’argent que l’on demande lorsque l’on pense à tous les artisans sollicités. Par exemple à Milan, on avait le théâtre d’ombres et ses six personnes derrière la scène avec leurs petites lampes de poche, il y avait 60 choristes, 100 personnes dans l’orchestre, 10 solistes, tous les costumes, toutes les lumières… »
Elle déplore que les gens puissent ne pas aimer un film sans rejeter le cinéma dans son entier, quand la pareille n’existe pas dans son milieu. Et elle se fait une joie d’amener ses amis à l’opéra et de les convertir au genre, en commençant par « des pièces drôles, enlevées et pas trop longues ».
Le plaisir du crossover
Pour retrouver le public, la fluidité doit également avoir lieu entre les genres artistiques. Marina Viotti a commencé sa carrière dans le métal, avant de revenir au classique, milieu dans lequel baigne toute sa famille. Avant de s’abîmer les cordes vocales ? « Mais non, le métal n’abîme pas la voix, la preuve », me dit-elle. « Il y a des techniques : par exemple, le gros chien, une voix qui vient du diaphragme. Ou alors le reverse, que j’affectionne, on inspire le son, c’est juste de l’air ». Mais quand même, elle préfère chanter à « chanter-hurler » et finit par choisir la carrière de soliste. « Je pensais qu’ils n’allaient pas m’accepter, car je venais du métal, que j’avais des tatouages… Mais j’ai été très agréablement surprise, j’ai aussi beaucoup de collègues qui viennent du rock et qui ont fait d’autres choses dans leur vie, des personnalités hors norme, hors box… » Comme eux, elle est une grande partisane du crossover et des transdisciplinarités.
Cet été, elle sera en tournée avec le guitariste Gabriel Bianco, pour leur disque Porque existe otro querer, mêlant musique populaire et musique classique. Fin juillet, on la retrouvera également au festival Un violon sur le sable, à Royan, où elle chantera du Hans Zimmer à côté de ses airs d’opéra. Elle travaille aussi avec le chef d’orchestre Jean-Christophe Spinosi, rencontré grâce aux Victoires de la Musique, « qui déborde d’idées pour mêler le baroque et les autres genres ». Ce printemps à Nice, elle a chanté Vivaldi, Haendel et Telemann avec deux rappeurs et un slameur. « J’interprétais ces airs très rythmés et eux, faisaient leur battle de rap par-dessus, c’était fou, et c’est essentiel dans le message de décloisonnement que l’on veut amener. On aimerait aussi en faire une version opéra rock, avec Jean-Christophe Spinosi, mais je ne sais pas quand je vais réussir à placer ça dans mon agenda. » Car elle a d’autres projets, dont celui baptisé Mélancholia qui mêle luth électro et voix, autour de Dowland, un compositeur de la Renaissance, mis en miroir avec des chansons de Lana Del Rey, Johnny Cash ou Metallica. « C’est un projet qui peut aller dans les festivals rock trip hop, métal, aussi bien que dans les classiques. Mon but serait de l’amener au Hellfest, en France. » Elle se réjouit aussi que la Suisse soit un pays si ouvert d’esprit, contrairement à une certaine réputation, « avec des festivals comme les Athénéennes ou Label Suisse, où ils font de grands mélanges et nous laissent carte blanche ».
Et sinon, ce désir de ralentir un peu, ce nouvel appartement dans le Lavaux ? Elle n’y passera que deux semaines jusqu’à la fin de l’été. « La passion, ça nous brûle, on ne se rend même pas compte, et soudain, deux ans sont passés… » Mais c’est une première étape, assure-t-elle, avoir un vrai chez elle, enfin. « C’est fatigant d’arriver quelque part, de commencer une vie pendant deux mois, trouver des habitudes, puis de repartir, c’est pesant, au bout d’un moment. » Et on se demande si les femmes ont toujours l’impression de s’être sacrifiées soit pour leur passion, soit pour leur famille. « L’entre deux doit exister, mais il n’est pas simple à trouver. » Ce qui ne l’empêche pas d’essayer, avec la flamme qui la caractérise. Une flamme qu’elle entretient en se promettant de ne pas trop l’attiser.
« Il y a une réflexion dans tous les projets que je propose, je ne suis pas dans le divertissement pur. »