Sidi Larbi Cherkaoui : «La Danse est un espace de liberté»
Salué par la critique internationale, avec plus de
50 pièces à son actif, le nouveau directeur du Ballet
du Grand Théâtre de Genève aime mélanger les genres. Il signe même la chorégraphie de «Starmania»…
Il arrive en retard, et nous engageons un peu classiquement la conversation sur la ponctualité comme symbole de suissitude, peut-être encore à acquérir pour Sidi Larbi Cherkaoui aux identités multiples. À la fois belge et marocain. Il est également suisse, au moins genevois, lui qui arrive à 10h10, heure miroir plutôt qu’à l’heure dite, timing plus prometteur, plus magique, plus fluide.
En 2005, il a reçu de l’ancien directeur du ballet, Philippe Cohen, l’une de ses premières commandes pour chorégraphier un ballet contemporain au Grand Théâtre. Dix-sept ans après, il retrouve ce qu’il a aimé à Genève, des amis, des collaborateurs, le lac, «le côté grand village à la croisée des chemins», et il découvre de nouveaux danseurs avec qui il est heureux de travailler. Les clichés liés aux Suisses, aux Belges ou aux Marocains, il les contourne ou les traverse avec son élégance de danseur, son enthousiasme de créateur, sa loquacité de communicateur.
«Quand j’étais petit, on me demandait souvent si je me sentais plus belge ou marocain, et c’était une question idiote, parce que j’étais les deux, marocain par mon père, flamand par ma mère, parlant français à la maison et néerlandais à l’école. Les gens s’identifient parfois à trop peu de choses, alors que la vie est très poreuse.» Celui qui fuit les étiquettes, tant il en possède, salue la nouvelle génération, son côté moins binaire, qui discute jusqu’au fait d’être un homme ou une femme. «Je trouve cela sain, car on se redéfinit en fonction de nos connections les uns aux autres.» Inutile alors de lui demander quel est son domaine de prédilection entre le ballet, l’opéra, la comédie musicale, la pop ou le cinéma. «C’est peut-être aussi une question de solidarité», avance-t-il, de vouloir décloisonner les choses, les disciplines autant que les êtres. «Dans le monde de l’opéra, par exemple, j’ai tendance à amener de la danse ou des mouvements qui viennent de la rue, car je trouve qu’il y a un lien entre cet élément percussif qui existe dans certains opéras et ce que je vois dans des danses urbaines.» Au cinéma, il constate que «la danse a toujours eu une place un peu bâtarde, ce n’est pas pour rien que les Oscars ne décernent pas de prix pour la meilleure chorégraphie». Celui qui signait notamment la chorégraphie de l’audacieux Anna Karenine de Joe Wright en 2012, a aussi prêté son aide aux réalisateurs du film Rebel, Adil El Arbi et Bilall Fallah, sorti cette année. «Je voulais trouver les mouvements qui correspondaient au propos du film, traduire les émotions dans le physique, le concert.»
La danse pour la liberté
C’est avec la danse que Cherkaoui avance le mieux depuis ses 19 ans. «C’est un espace de liberté. Étrangement, pour être complètement libre et complètement soi-même, on a besoin d’une scène. Si quelqu’un danse dans la rue, on va trouver cela bizarre, mais, sur scène, c’est naturel. C’est un peu triste, car on ne peut pas tous être sur scène. Heureusement, il y a les milongas», se rassure celui qui parle aussi vite que défilent ses pensées. «Avec le tango, tu entres dans une intimité avec quelqu’un que tu ne connais pas, le temps d’une danse, c’est une manière de se toucher, de se ressentir, de s’écouter, de se suivre les uns les autres. Et tout ça, c’est tellement profond. Pour moi, la danse est un des arts les plus profonds du monde, on peut s’écouter en se tenant la main entre danseurs, on a une écoute particulière à ce qui nous entoure.»
Car la danse, ce n’est pas seulement le corps, les os, les muscles, mais aussi le système nerveux, précise Sidi Larbi Cherkaoui, qui compare les danseurs à des algues, des poulpes, bougeant de façon totalement fluide, en phase avec leur élément. Le corps humain a cette même histoire, «il y a quelque chose d’aquatique dans notre corps», un flow à retrouver ou à entretenir, pourvoyeur de santé et de guérison. «Mon œuvre n’est peut-être pas assez rentre dedans pour certains, mais il y a déjà tellement de ça dans la vie. Sur scène, je veux des choses qui adoucissent, pas parce que c’est naïf, mais parce que c’est nécessaire.»
«Mondes flottants»
En attendant une prochaine pièce en lien avec ses racines marocaines, confie-t-il, il vient de présenter Mondes flottants au Grand Théâtre de Genève, d’inspiration japonaise. Il s’agit d’un dialogue entre deux pièces, celle de son ami chorégraphe Damien Jalet, Skid, et celle imaginée et présentée en première mondiale par Sidi Larbi Cherkaoui, Ukiyo-e. Dans Skid, la scène est en pente, une plateforme inclinée à 34 degrés, et les danseurs se trouvent dans un endroit frontière entre le contrôle et l’abandon. Ils évoluent tels des anges tombés du ciel, attirés vers les ténèbres, résistant néanmoins à la force gravitationnelle qui cherche à les avaler. «Ça fait quelque chose au cœur, c’est très mélancolique, en lien avec la condition humaine. On va tous mourir.» Mais pour ne pas en rester à ce constat trop cru, Ukiyo-e nous ramène vers plus de lumière, c’est l’ascension après la descente, la vague qui éclate et se reforme, l’équilibre dans l’impermanence. Et une scène en escaliers plutôt qu’en pente. «Damien et moi, nous nous rendons souvent au Japon. Nous y étions en 2011, lors du tremblement de terre qui a engendré le tsunami et la catastrophe de Fukushima. On était tous isolés sur cette île qui devenait soudain minuscule, avec les Européens qui fuyaient et moi qui restais tant je me sentais lié à cette terre, aux gens. Il n’y avait là rien d’héroïque, c’était comme un devoir.» Dans Skid, Damien Jalet s’est inspiré d’un rite de passage à l’âge adulte pratiqué dans les montagnes japonaises: après avoir coupé des sapins et écorcé leurs troncs, les jeunes hommes chevauchent les arbres et descendent la colline en s’y accrochant tant bien que mal, et en y laissant parfois leur vie. Ukiyo-e est lui un témoignage d’amour au Pays du soleil levant et en hommage aux moments intenses partagés en 2011.
«C’est très en phase avec la nature, avec un raffinement propre à l’époque Edo, chaque élément était recyclé, réutilisé, une manière de vivre, un certain flottement qui s’est perdu avec l’ère industrielle.» Ukiyo-e porte le nom des «images du monde flottant», le mouvement artistique apparu au XVIIIe siècle au Japon. Cherkaoui a imaginé sa performance comme un spectacle contemplatif. «Je conçois aussi la danse comme un art qui permet de regarder sans plus se poser de questions, d’accepter de se perdre dans le mouvement, et d’en ressortir avec un sentiment de plénitude.»
Passant de la danse à l’existence qui chez lui semblent synonymes, le chorégraphe ajoute: «Il y a des moments de frottements, de la mélancolie, de la violence. Pourtant, j’aimerais que l’on aille au-delà pour trouver cette manière de rester zen, d’être à l’aise avec notre réalité, même si elle est souvent très dure à vivre.»
«Sur scène, je veux des choses qui adoucissent, parce que c’est nécessaire…»
«Starmania» comme soutien
Durant l’enfance, c’est à Starmania que Sidi Larbi Cherkaoui doit d’être resté à l’aise avec sa réalité. La chanson Ziggy en particulier. «Elle m’avait touché en tant que garçon homosexuel, à une époque où être homo, c’était très mal vu. Je savais dès mon plus jeune âge que ce serait quelque chose que j’allais devoir négocier avec mon entourage, qui n’allait pas l’accepter facilement. Écouter à 8 ans une chanson bienveillante par rapport à ça, qui proposait une acceptation profonde, pleine de respect, quelque chose de tendre, ça m’avait bouleversé.» Il y a aussi les autres, de chansons: Le Blues du businessman déplorant «j’aurais voulu être un artiste», pour le devenir, artiste, et ne pas avoir de regrets; Le monde est stone, pour comprendre qu’il va falloir faire avec, à la manière d’une algue, d’un poulpe, d’un équilibriste, d’un danseur; Les uns contre les autres, ou avec, tant que possible. «Starmania, ce sont des chansons qui disent comment vivre des choses parfois invivables», accepter qu’on est, au bout du compte, «toujours tout seul au monde», et en attendant, s’entourer, s’apprendre, s’aimer. Alors quand Luc Plamondon, le librettiste de la comédie musicale, lui a proposé de faire partie de l’équipe artistique, Sidi Larbi Cherkaoui n’a pas hésité une seconde. «Mais je ne connaissais pas encore l’histoire de Starmania, je connaissais toutes les chansons, mais j’ignorais quel en était le fil rouge. Grâce au travail réalisé avec le metteur en scène Thomas Jolly, j’ai été ébloui par la force prophétique de cette œuvre.» Et Sidi Larbi Cherkaoui de comparer Starmania à une tragédie grecque, qui aurait pour décor l’époque contemporaine.