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Omar Porras – La guérison par les contes

L’acteur, metteur en scène et directeur de théâtre sort de serre son «conte des contes» pour nous entraîner dans un voyage au sein de la forêt obscure de nous-mêmes. On en sort neufs, heureux et rebaptisés… 

Dans son bureau, il y a une vieille table en bois qui a peut-être à nous livrer les secrets de son talent et de ses inspirations, un fauteuil bordeaux qui a dû traîner son cuir un peu partout, deux chaises noires qui ont moins vécu que nous, la reproduction d’un tableau de Botero, par terre contre le mur, et deux ou trois autres toiles qui nous tournent le dos, «parce qu’elles avaient besoin de se reposer un peu». Le réalisme magique n’est pas seulement dans les œuvres d’Omar Porras, il est dans son quotidien. L’homme est attentif au derrière des choses et aux clins d’œil de la vie, à cette chanson dans les hauts parleurs, alors que je prends congé: «Vous entendez? Quelle sortie!» Je ne la ferai pas entendre ici, la chanson, il y a des surgissements d’enfance que l’on garde pour soi. Et Omar Porras, que garde-t-il pour lui? Tout ce qui pourrait être dit platement et autour de quoi il n’y aurait pas d’histoires à broder. Tout ce qui manque de magie, à supposer que la magie se dérobe parfois ici ou là, dans sa vie. Rien n’est moins sûr.

«Ce qui est magique, c’est comment on voit la vie. L’eau dans ce verre, je la vois, là, mais quand on se concentre sur l’ici, on voit l’ailleurs, le cheminement, les métamorphoses, la source et l’arrivée. Je ne suis pas un inventeur, je suis un découvreur, j’enlève la couverture, je tente de révéler les palimpsestes qui sont là.  Lorsque je suis face à un acteur, je suis face à un arbre qui cache une forêt. Je vois le cheminement que l’on va faire ensemble, nous sommes là pour entrer en contact, en communication, pour être libres dans cet endroit de l’inconnu, à explorer ensemble.»

Chez Omar, rien n’est figé, ni les objets, ni les êtres, ni ce qui se produit sur scène, cet espace exceptionnel, unique, le plus vaste des territoires, là où se trouve la possibilité de vivre totalement en liberté. Et sur cette scène qu’Omar Porras ne finit pas d’explorer, en mélangeant les arts, les influences, tout est mouvement, transformation, le spectacle varie tous les soirs. «Tous les soirs, on cherche à renouveler l’amour. L’amour qui s’endort chaque nuit est à réveiller chaque matin», rappelle-t-il en citant librement Garcia Marquez. «L’amour doit se régénérer.» Et les spectacles, se destiner à chacun plutôt qu’à tous. «La première fois, le spectateur voit ce qu’on lui montre et la deuxième fois, il voit ce qu’il veut voir.» Il va falloir aller au théâtre souvent, et plutôt deux fois qu’une.

«Une volonté de révolte»
Et lui comment est-il venu au théâtre? Abattement momentané de celui à qui la question a été souvent posée, qui renoue bien vite avec la générosité qu’il y a à raconter encore, et ni comme hier, ni comme demain. Puisque le théâtre est son territoire, il faut mentionner ses autres pays, ses premières patries, la Colombie de sa naissance, son départ pour Paris, son arrivée en Suisse. Aucun détail pratique, juste ce qui se raconte, se romance, se réenchante. Omar quitte la première personne du singulier pour devenir «on» en plongeant dans ses souvenirs, puisqu’ils sont indissociables de celui de son frère, son allié de toujours, l’artiste et scénographe Fredy Porras.
«Dans notre quartier populaire, il y avait une volonté de révolte, de revanche, on savait que nos parents avaient quitté leur terre à cause d’une situation de guerre civile et on voyait un destin difficile, qu’on ne souhaitait pas prolonger. A Bogotá, on était destinés, nés dans une caste, on savait qu’on ne pouvait pas aspirer à certaines choses, pas là-bas.» L’athlétisme leur a ouvert des portes qui restaient fermées à ceux de leur quartier, de leur caste, les oubliés, les méprisés, les paysans illettrés et déplacés. La course, pour l’endurance, pour les médailles remportées qui offraient soudain la possibilité de voyager, d’étudier. L’Étoile rouge, club d’obédience communiste, les repère et les propulse.

Dans «Le Conte des contes», on va de la farce au grotesque, du mélodrame à la tragédie, à l’élévation spirituelle…
Photo : Mario Del Curto

Paris et la littérature

Omar découvre la culture grâce à la propagande. Des livres, des films, les idoles soviétiques du stade, les ballets russes, Tchaïkovski, Stravinski, Gagarine… Et puis Paris plutôt que la Russie, pour Omar, parce que la littérature. «Les gens me filaient des bouquins, Hemingway, Molière, Cortázar. L’Argentin établi en France écrivait dans le bar Old Navy, à Saint Germain, c’était un rêve d’y aller, de voir où il travaillait.» Avant Omar, la beat generation était passée par Paris, il y avait aussi la figure d’Isadora Duncan, née à San Fransisco, morte à Nice, révolutionnant la danse en allant puiser ses inspirations dans l’Antiquité, et ses amants, parmi lesquels Henri Miller.

Moustaki avait bien réussi son voyage, malgré sa gueule de métèque, alors pourquoi pas Omar. «Les artistes étaient mes guides. Je sentais qu’un artiste avait une notion très liée au sacerdoce, à l’endurance, la vocation, la dévotion. Les artistes que j’avais lu ou commencé à rencontrer m’ont aspiré, m’ont ouvert les yeux.» Paris. Et Genève, en 1990, où Omar Porras se crée son pays, le Teatro Malandro, avant de reprendre, en parallèle, le TKM de Renens. «J’ai frappé à des portes, j’ai dû les pousser», mû par son désir, plutôt que par sa raison. «La raison! Non! Il faut faire!» Avec persévérance, discipline, y croire. La foi. 

«Lorsqu’on a annoncé le premier confinement, on était prêt à présenter au public Le Conte des contes. On a fait ce spectacle pour fêter les 30 ans de Malandro. On voulait célébrer la vie, le théâtre, et on a dû mettre le spectacle sous serre, en espérant qu’il fasse son lit comme la rivière.» Il a fallu inventer autre chose, en attendant, dans les mesures du Covid, qui était l’occasion de continuer autrement, de permettre à la terre de respirer et à l’humanité de se remettre en question. Mais inventer quoi? Carmen, l’audition. Un vieux rêve. Un spectacle en extérieur. «Mais la pluie, le soleil… (il imite les plus raisonnables de ses collaborateurs) Non! On avait la chanteuse. En une semaine, on a récupéré du matériel, fait une scène en plein air. On a été chercher le public comme autrefois, comme les saltimbanques que nous sommes. On n’a pas voulu attendre que l’oracle nous dise c’est bon, vous pouvez recommencer, on a essayé d’amener une réponse à l’oracle également.»

«Les contes ont une fonction sociale, ils sont une transmission orale des mœurs, de l’histoire.»

Une ode à la vie à la mort

Aujourd’hui, Le Conte des contes ressort de son lit, régénéré, il a évolué. Omar Poras est parti de l’auteur napolitain Jean-Baptiste Basile, qu’il rencontre en lisant la psychanalyse des contes de fées de Bruno Bettelheim. «Je ne connaissais pas l’existence de son Pentamerone, publié au XVIIe siècle.» Parallèlement, il était sur la piste du grand Guignol, le théâtre d’épouvante et de rire qui s’est élaboré à la fin du XIXe siècle, à l’hôpital de la Salpêtrière et développé au fond de l’impasse Chaptal, dans le IXe arrondissement de Paris… Sur scène, beaucoup des deux, et du carnaval, de la comédie musicale, du baroque, des effets techniques époustouflants. Le point de départ est donné par Basile: nous sommes dans une demeure située au creux d’une forêt. Les enfants de Monsieur et Madame Carnesino sont en proie à la mélancolie. Pour éviter que le mal ne se propage et conduise à la dépression, les parents font venir le Docteur Basilio. « Il était une fois, il était deux fois, il était trois fois…», le Docteur Basilio a inventé une thérapie révolutionnaire: la guérison par les contes.

Pour la joie? «Non, pour la didactique. Les contes ont une fonction sociale, ils sont une transmission orale des mœurs, de l’histoire, de visions qui n’ont pas de sens dans un monde réel, mais qui sont pleines d’enseignement et de magie. Les contes accompagnent l’existence des êtres, en particulier durant l’enfance, ils sont formateurs, ils disent les changements du corps à l’adolescence, la sexualité, mais aussi le respect que l’on doit avoir des divinités de la nature. Ceux qui écoutent et racontent vivement une mue. Le spectacle est à la fois ode à la vie à la mort, on va de la farce au grotesque, du mélodrame à la tragédie, à l’élévation spirituelle, aux rituels, on s’envole dans les eaux maritimes, c’est un voyage sublime.»

En parlant de son spectacle, ses mains serpentent pour aller d’ici à là et au delà, revenir aux sources et atteindre le ciel depuis la mer. On pense à l’ouroboros, le serpent symbole d’autofécondation et d’éternel retour, que l’on trouve dans les cultures les plus anciennes et les plus éloignées. Et on a hâte de voyager à travers les différents cycles des contes revisités par Porras. Et de s’enrouler autour d’un spectacle qui nous transporte partout et nous ramène à nous-mêmes. 

Directeur du Théâtre Kléber-Méleau, à Renens, Omar Porras ne se considère pas comme un inventeur, mais plus comme un découvreur. Photo: Mario Del Curto

Omar Porras

1962 Date de sa conception dans le Bogotá de sa naissance.
1984 Atterrit à Paris où il fréquente durant deux ans la Cartoucherie de Vincennes et découvre le travail d’Ariane Mnouchkine.
1990 Arrivée à Genève et fondation du Teatro Malandro.
1999 Première mise en scène: Ubu Roi d’Alfred Jarry.
2022 Premier album, «Midi 20».
1962 Date de sa conception dans le Bogotá de sa naissance.
1984 Atterrit à Paris où il fréquente durant deux ans la Cartoucherie de Vincennes et découvre le travail d’Ariane Mnouchkine.
1990 Arrivée à Genève et fondation du Teatro Malandro.
1999 Première mise en scène: Ubu Roi d’Alfred Jarry.
2022 Premier album, «Midi 20».