Moulin Rouge Le cabaret à remonter le temps
Inauguré en 1889 par Josep Oller et Charles Zidler dans le « village » de Montmarte, le Moulin Rouge célèbre ses 135 ans d’existence. Tandis que sa revue Féerie a déjà séduit plus de 12 millions de spectateurs, il continue de s’inspirer de son histoire pour nourrir son imaginaire. Reportage exclusif dans les coulisses de ce lieu mythique.
Par Jean-Daniel Sallin
© Moulin Rouge : Philippe Wojazer, Sandie Bertrand, Jacques Habase,Julie Limont, Philippe Wojazer.
© Ludovic Baron

Entrer au Moulin Rouge, c’est faire un voyage dans le temps. On laisse le brouhaha du boulevard de Clichy derrière soi en commençant à fouler le tapis coquelicot. Il y a d’abord ces affiches signées par Henri de Toulouse-Lautrec, habitué des lieux, qui décrivaient si bien l’ambiance du cabaret. Ces noms qui ont fait sa renommée et qui ornent (aussi) la porte des toilettes : La Goulue, Valentin Le Désossé, Jane Avril, Le Pétomane, Mistinguett… Et puis, au moment de pénétrer dans la salle, éclairée avec ces dizaines de loupiotes, aux abats-jours rouges évidemment, on se projette au début du XXe siècle, dans ces Années Folles qui ont contribué à écrire les premières pages de sa légende. Créé en 1889, par Josep Oller et Charles Zidler, le Moulin Rouge a ensuite traversé toutes les crises et les guerres pour devenir l’un des symboles de Paris, au même titre que la tour Eiffel ou l’Arc de Triomphe.
Avec ses 850 places et ses tables disposées en rayon autour de la scène, la salle de spectacle, dans cette configuration, date pourtant de 1951, l’année où Georges France acquiert le cabaret et entreprend des travaux de rénovation pour le réhabiliter et lui rendre ses lettres de noblesse. Transformé en cinéma, le plus grand d’Europe avec ses 1500 places, puis en dancing pendant la Seconde Guerre mondiale, le Moulin Rouge avait quelque peu perdu son âme après le départ de Mistinguett en 1929. Il était donc temps de redorer son blason. Henri Mahé, l’un des décorateurs les plus en vogue à l’époque, décide de puiser dans l’histoire même du cabaret pour en redessiner l’intérieur. Les toiles tendues au plafond, rouges et blanches, sont un hommage à son passé circacien. Les petites lampes sur les tables lui donnent un air de guinguette. Quant aux deux colonnes Morris, de chaque côté, si typiquement parisiennes, elles rappellent aux visiteurs que le Moulin Rouge a aussi accueilli des artistes de renom, tels qu’Édith Piaf, Jean Gabin, Bourvil, Line Renaud ou Yves Montand. Sur un mur, on découvre même quelques-uns des jeux proposés aux riches parisiens venus s’encanailler dans le jardin en 1889. Le plus original ? « On le baptise à la minute ». On tourne une sorte de roue, formée de pains d’épices, sur lesquels sont écrits des prénoms. Le joueur devra porter pendant la soirée celui que le hasard lui aura attribué…
C’est l’âme de Paris
que les 600 000 visiteurs viennent rechercher
chaque année au cabaret.
L’esprit de Montmartre
Tout l’esprit du Moulin Rouge se trouve là, entre ces quatre murs. Et c’est justement l’âme de Paris que les 600 000 visiteurs viennent rechercher chaque année dans ce lieu mythique. Lorsque Josep Oller – à qui l’on doit aussi l’Olympia, en 1893 – décide de créer le cabaret, il choisit sciemment de l’établir à Montmartre, sur les hauteurs d’une Ville-Lumière de plus en plus grande et dépersonnalisée. Après la Grande Dépression (1873-1896), la France entre en effet dans une période de croissance, marquée par des progrès sociaux et économiques : la Belle Époque. Les deux Expositions universelles de 1889 et 1900 y contribuent fortement. Mais le quartier de Montmartre, lui, a conservé son esprit de village. Des artistes, comme Renoir, Picasso, Braque ou Modigliani, viennent s’y installer, à cause de la qualité de sa lumière et de ses… loyers modérés. Mais le lieu est aussi peuplé d’ouvriers : des vignerons, des carriers, des meuniers… Il y avait, d’ailleurs, une trentaine de moulins sur la butte. Avec son associé, Charles Zidler, l’homme d’affaires catalan en a donc ajouté un nouveau. Mais, dans celui-ci, on n’y broierait pas de maïs ou de blé, mais on y ferait la fête, dans un jardin extravagant décoré d’un éléphant en stuc. Celui-là même que Baz Luhrmann a ressuscité dans son long métrage consacré au Moulin Rouge, avec Nicole Kidman, en 2001 ? « Oui, mais dans le vrai, il n’y avait pas de chambre comme celle de Satine », me dit-on. En revanche, il y avait une scène et un fumoir pour les hommes…
Indissociable de la légende du Moulin Rouge, le French Cancan est une danse
féministe et contestataire.
Aujourd’hui, s’il borde le quartier de Pigalle, avec ses sex-shops et ses cinémas classés X, le cabaret continue de tourner son regard du côté de Montmartre et de son Sacré-Cœur. Parce qu’au Moulin Rouge, on milite pour un érotisme chic, presque désuet. Victoria’s Secret n’a rien inventé avec ses « Anges ». Les Doriss Girls sont belles et certaines dévoilent leur divine poitrine sous les plumes et les strass. Mais il n’est jamais question de vulgarité ou d’obscénité. Ici, on entre dans un monde de rêves et de magie dont la femme en est l’héroïne, perpétuant ainsi le dessein de Josep Oller et Charles Zidler de créer « le premier palais de la femme ». Ce n’est pas un hasard si ses deux stars historiques étaient deux fortes personnalités qui menaient les hommes à la baguette. Modèle préférée de Toulouse-Lautrec, Louise Weber, alias La Goulue, conduisait sa propre voiture, ce qui était rare à l’époque, n’a pas hésité à apostropher le futur roi d’Angleterre, Edouard VII, venu en curieux (« Hé Galles, tu paies l’champagne ? »), et à se présenter à une soirée accompagnée d’un bouc, en lieu et place du «mâle» attendu. Quant à Mistinguett, surnommée parfois la « générale », elle avait, dit-on, un ego très développé : elle sélectionnait elle-même les filles qui dansaient à ses côtés, pour ne pas qu’elles lui fassent de l’ombre, et se réservait toujours les meilleures tenues. Elle avait même fini par faire assurer ses jambes. On ne devient pas une star sans un caractère bien trempé…
French Cancan : une danse féministe
Même le French Cancan – ce tableau indissociable de la légende du Moulin Rouge, qui doit son nom à un Anglais, Charles Morton – est une danse féministe et contestataire. Inspirée du quadrille, elle séduit les spectateurs, par son chahut festif, ses cris stridents et ses jupons virevoltants. Mais chacune des figures, effectuées pendant les sept minutes de performance, a une signification. La « cathédrale » – deux danseuses forment un toit avec leurs jambes tendues – est une critique à l’endroit de l’Église et de la pression exercée sur les femmes. Le « port d’arme » – jambe tendue vers le ciel et main en guise de képi – brocarde l’armée. Quant au « coup de cul », c’est une sorte de doigt d’honneur lancé à la société patriarcale : les filles montrent leurs froufrous sans honte, et sans craindre la censure. Chaque soir, un employé de la ville venait en effet mesurer la taille des robes. Cela n’empêchait pas les « cancanneuses » de lever la jupe plus haut encore sur scène.
De retour à l’affiche du Moulin Rouge dès 1951, sous l’impulsion de Georges France, le French Cancan est le tableau le plus attendu de chaque revue. Une énergie particulière parcourt la salle dès les premières notes de musique. À croire que les spectateurs n’attendent que ce moment-là… Symbole de la culture française pour les uns, tradition historique pour les autres, cette danse folle, avec ses robes bleu-blanc-rouge, donne une pêche d’enfer. Mais, à y regarder de plus près, le spectacle, dans son intégralité, instille une dose d’insouciance et de légèreté dans les cœurs. Depuis sa création en décembre 1999, Féerie n’a pas d’autres desseins que de faire voyager le public dans son univers et de provoquer chez lui des émotions de joie ou de surprise. L’effet waow, vous connaissez ? Quand vous avez 60 danseuses qui apparaissent sur scène, tels des oiseaux du paradis, avec leur forêt de boas roses sur les épaules, se croisant et s’entrecroisant dans un tableau final époustouflant, toute la salle frétille de bonheur. Le public apprécie le côté kitsch des saynètes, ces histoires qui racontent un monde qui n’existe plus, mais qui se révèle si rassurant, avec ses costumes flamboyants et ses habitants parfaits. De quoi oublier les petits tracas du quotidien et la grisaille géopolitique !
Sauver le savoir-faire
Féerie a déjà attiré plus de 12 millions de spectateurs en 25 ans. Un record ! « Il n’est pas question de changer de spectacle pour l’instant », explique Aurélia Madisclaire, cheffe de projet Communication & Presse. « Tant que ça plaît, on le garde. Créer une nouvelle revue nous contraindrait de fermer le cabaret pendant cinq semaines… » Le Moulin Rouge affiche complet presque tous les soirs (95 % de taux de remplissage). Un succès qui ne s’explique pas seulement, parce que son titre commence par la lettre F – comme toutes les revues depuis Frou-Frou en 1963. Ce spectacle séduit par sa majesté. 1000 costumes, 800 paires de chaussures, une centaine d’artistes sur scène : le Moulin Rouge n’a pas fait les choses à moitié. Depuis près de vingt ans, et sous l’impulsion de son directeur, Jean-Jaques Clérico, le cabaret s’est surtout attelé à sauver – et à promouvoir – un autre pan du patrimoine français: l’artisanat.
Brodeur, bottier, plumassier… Derrière chaque costume, il y a plusieurs savoir-faire ! Le Moulin Rouge a choisi de devenir propriétaire de ces ateliers, situés le plus souvent dans le quartier, pour éviter qu’ils ne disparaissent. La Maison Clairvoy, à la rue Pierre Fontaine, est la première à avoir intégré le cabaret : créée en 1945, elle crée toutes les chaussures de la revue sur mesure, à raison de 20 à 60 heures par paire. Elle avait aussi fabriqué les bottes de Lucky Luke, alias Jean Dujardin, pour le film de James Huth en 2009. Fondée en 1929, la Maison Février, à la rue Lépic, est le dernier atelier de plumasserie au cœur de Paris : si elle ne travaille pas que pour le Moulin Rouge, c’est à elle qu’on doit les 3000 mètres carrés de boas du spectacle ! Quant à l’Atelier Valentin, il a rejoint la famille, en 2017 : ses brodeuses ornent tous les costumes de sequins, de fils dorés et de pierrerie, en utilisant des techniques anciennes. Vous voyez maintenant d’où vient l’effet waow ?
Le cabaret ne serait rien sans ces artisans de l’ombre. Toutes ces « petites mains » qui, en coulisses, réparent les costumes, aident les artistes à se changer entre les tableaux, s’occupent des décors et de la technique, œuvrent en cuisine pour servir les 350 convives qui ont choisi de dîner avant le spectacle. Au total, ce sont 450 salariés qui travaillent pour le Moulin Rouge, dont une cinquantaine dans la brigade dirigée par le chef Arnaud Dermerville depuis 2021. Se promener en coulisses donne toute la mesure de l’exercice : costumes et coiffes attendent patiemment d’être « habités » par leurs muses, tandis que, sous les toits, dans leur caverne d’Ali Baba remplie de perles, de strass et de rubans, les couturières finissent de réparer ici, une robe, là, un veston. « Les loges sont à l’étage », m’explique Aurélia Madisclaire. « Mais les tenues les plus volumineuses sont rangées à côté de la scène : l’escalier est trop étroit, les filles ne pourraient pas passer… »
L’Australie en tête
Aujourd’hui, il n’y a plus de « stars » au Moulin Rouge, juste des artistes venus des quatre coins du monde pour concrétiser leur rêve. La nationalité la plus représentée dans la troupe sur les 18 présentes ? L’Australie. « C’est le seul cabaret qui y organise régulièrement des auditions », explique Sebastien Golenko. « Il y a de très bons danseurs en Australie, mais peu de travail. La seule opportunité est de venir en Europe ! » Lui a décidé, il y a trois ans, de marcher sur les pas de sa mère, ex-danseuse au Lido. « Elle a rencontré mon père à Paris, avant de retourner en Australie. » Originaire de Brisbane, Madison Ayton a posé ses valises à Montmartre en 2019. « J’ai suivi une formation de danseuse classique, mais j’étais trop grande pour faire carrière… » Ses yeux bleus font désormais le bonheur du Moulin Rouge. Si le premier suit une école de joaillerie, elle, vient de commencer la poterie, dans l’espoir d’ouvrir son propre atelier. Mais tous les deux ont été choisis par le photographe Ludovic Baron pour incarner Maurice Chevalier et Jane Avril sur les fresques qu’il vient de créer pour célébrer les 135 ans du cabaret. Une preuve, s’il en est, que l’histoire du Moulin Rouge continue, toujours et encore, de nourrir le présent.
«Le Moulin Rouge vu par Ludovic Baron», exposition de la collection, jusqu’au 5 janvier à La Samaritaine, à Paris (10h-20h, 5e étage). Infos sur www.moulinrouge.fr.