Tribute Bands – Le voyage dans le temps
Connu dans les pays anglo-saxons depuis longtemps, le phénomène a traversé la manche il y a vingt ans. Pourquoi le public se précipite-t-il pour voir les «copies» des Beatles, Queen, Led Zeppelin ou Abba?
Il y a parfois des hasards qui ne se refusent pas. Philippe Tassart est «un passionné de musique qui organise des concerts depuis l’âge de 20 ans». À la tête de sa société, Ginger Productions, il s’est occupé d’un groupe de rock britannique, Sons of the Desert, pendant quinze ans. «Ils ont chanté à Paléo en 1993», précise-t-il. Dans sa mémoire, cette année joue le yo-yo émotionnel: à Nyon, il noue des liens d’amitié forts avec Daniel Rossellat et Jacques Monnier, diptyque historique du festival; après une tournée de 40 dates avec ses protégés, en revanche, ses comptes virent au rouge. «J’avais perdu beaucoup d’argent…» Un ami, patron d’une maison de disques, lui propose un plan «pour se refaire». Il lui parle d’un groupe, de l’autre côté de la Manche, qui reprend les tubes des Beatles. «Il m’a passé une VHS, j’ai trouvé ça génial, mais quand je les ai appelés, ils m’ont snobé. Ils demandaient 200 000 francs (ndlr. les euros n’existaient pas encore) pour jouer en France. Je n’avais pas les moyens.» Fin de l’histoire?
Trois ans plus tard, à Amiens, Philippe Tassart apprend que des potes montent une soirée Beatles dans une… pizzeria. Une info qui titille sa curiosité. Sur scène, il découvre Flamm, Sly, Marcello et Dip, quatre amis, fans des Fab Four depuis toujours, qui ont décidé, un jour, d’arrêter de jouer dans leur salon pour vivre de leur passion. À l’époque, pourtant, il n’est pas (encore) question de perruques ou de costumes. The Rabeats refusent les artifices. Ils ne veulent surtout pas être des copies de John Lennon, Ringo Starr et Paul McCartney, juste rester eux-mêmes et jouer «la meilleure musique du monde». Mais, là encore, le hasard s’en mêle. À croire que les étoiles sont alignées… Pascal Obispo prépare alors son Fan Tour et cherche désespérément un groupe de Beatles pour l’accompagner sur scène: il en a auditionné quelques-uns, mais n’a pas été convaincu par ce qu’il a entendu. Philippe Tassart lui parle de ses quatre copains d’Amiens. Banco! «J’avais l’interdiction de leur dire comment et avec qui, mais je leur ai annoncé que leur agenda était bloqué pendant un an et demi. La seule condition, c’était la perruque!» Cette tournée d’une centaine de dates a réuni près de 600 000 spectateurs dans l’Hexagone et a été récompensée par une Victoire de la musique en 2004.
De l’Olympia à La Caverne
Depuis, The Rabeats n’ont jamais arrêté. Et cela fait vingt ans que ça dure. Ils se sont offert l’Olympia, en 2004, pour fêter les 40 ans du concert des Beatles dans la mythique salle de Bruno Cocatrix. Ils ont eu l’honneur de la grande scène de Paléo, avec Lenny Kravitz et Ravi Shankar, pour un hommage à John Lennon. Ils ont joué à La Caverne, à Liverpool, là où tout avait commencé pour les Fab Four; puis au Palais des Sports, théâtre du dernier concert des Beatles en 1965. «J’ai toujours cherché à les emmener dans les mêmes lieux que leurs idoles, avec le même niveau de qualité», précise Philippe Tassart. Le groupe a surtout ouvert une voie en France: celle des tribute bands. Le phénomène était déjà connu en Angleterre et aux États-Unis. On dit même qu’il serait né en Australie, à une époque où les stars rechignaient à faire le voyage jusqu’aux antipodes pour leurs tournées. Il fallait bien trouver un palliatif pour satisfaire les fans…
«Sur nos premières affiches, nous n’utilisions pas le terme de tribute», précise Flamm, le batteur des Rabeats. «Personne, en France, ne savait ce que cela signifiait. Nous parlions plutôt d’hommage…» La vague des tribute bands va pourtant atteindre le continent. Et un autre homme, français lui aussi, y apporte sa contribution: Richard Walter. Producteur de spectacles depuis 40 ans, il se targue de représenter, à lui seul, 80% de parts de marché de ce segment dans l’Hexagone. One Night of Queen, Abba Mania, The Rocket Man, Letz Zep, The BestBeat… C’est lui qui les fait tourner, de Paris à Marseille, de Lille à Lausanne. Sa passion pour les tribute bands est née d’une frustration: celle de ne jamais avoir vu Led Zeppelin, Janis Joplin ou Jimi Hendrix sur scène. Et, comme pour Philippe Tassart, un concert, cette fois-ci dans un pub de Londres, a servi de déclic.
«Franchement, j’étais très dubitatif à l’idée de voir une copie de Led Zeppelin dans un bistrot, à l’invitation d’un ami», raconte-t-il. «Mais, lorsque les lumières se sont éteintes, j’ai oublié où j’étais et j’ai vu Robert Plant et Jimmy Page sur scène pendant une heure. À la fin du concert, je suis allé rencontrer les artistes dans les loges. Le chanteur, Billy Kulke, m’a montré le livre d’or dans lequel Robert Plant a écrit cette dédicace. I walked in! I saw me!» Conquis par tant de mimétisme, Richard Walter se dit alors que, quelque part sur la planète, il y a peut-être quelqu’un capable d’incarner aussi bien Queen, Abba ou Elvis Presley. Mais, avant de se lancer, le producteur, basé à Saint-Rémy de Provence, s’est imposé un cahier des charges ultra précis pour éviter l’insuccès.
«J’ai toujours cherché à les emmener dans les mêmes lieux que leurs idoles, avec le même niveau de qualité.»
Un mythe comme «maison-mère»
«Pour qu’un tribute band marche, il faut d’abord que la maison-mère n’existe plus, soit parce que le groupe est dissous, soit parce que l’artiste lui-même est décédé», explique-t-il. «Cette maison-mère doit également avoir écrit quelques-unes des plus belles pages de l’histoire du rock: elle doit représenter un mythe, une légende aux yeux des gens.» Pour Richard Walter, les chiffres valent mieux que tout discours: si un groupe a vendu au minimum 350 millions de disques sur le globe, s’il est capable, en cas de renaissance. de remplir un stade de 60 000 personnes, alors, le producteur accepte d’entrer dans le jeu. «Je table sur 1 à 2% de ce public potentiel, ce qui représente une jauge de 1200 spectateurs: c’est mon seuil d’amortissement!»
En revanche, Richard Walter ne lésine pas sur les moyens. Afin que l’illusion fonctionne, le public doit s’identifier rapidement avec le groupe d’origine, oublier qu’il se trouve face à un ersatz. «J’investis dans les décors, dans les costumes, je tiens à présenter le même jeu de lumières, la même setlist, la même mise en scène… L’idée, c’est qu’en entrant dans la salle, les spectateurs revivent un concert impossible. Un peu comme s’ils voyageaient dans le temps.» Ce concept de voyage, Flamm, le batteur des Rabeats, l’utilise aussi: avec eux, dit-il, le public grimpe dans la DeLorean du film Retour vers le futur et remonte le temps jusqu’aux années 60. Jusqu’à cette époque, bénie des dieux, où les Beatles ont tout inventé. Est-ce ce qui explique le succès incroyable des tribute bands aujourd’hui? La nostalgie, les souvenirs de jeunesse, ces petits restes d’insouciance qui remontent à la surface…
«Notre cœur de cible, et j’en fais partie, a entre 50 et 70 ans et, sur le marché de la musique qu’on leur propose aujourd’hui, il ne trouve rien qui lui corresponde», suggère Richard Walter. «Ces gens sont orphelins!» Philippe Tassart acquiesce : «Les tribute bands comblent un trou de créativité pour cette frange de spectateurs qui se sent complètement perdu dans la musique actuelle.» Élevé aux sons de Stairway to Heaven, Twist and Shout ou Take a Chance on Me, ce public – à cheval entre les babyboomers et la génération X – a, de plus, un certain pouvoir d’achat: ils ne rechignent pas à payer un billet de concert entre 50 et 70 euros pour passer deux heures dans les couloirs du temps. Et ils n’en perdent pas une miette, chantant à tue-tête les tubes de leur jeunesse jusqu’à la dernière note.
L’effet cinéma et télévision
Ce phénomène, le cinéma et la télévision ont aussi contribué à le nourrir. Quand la comédie musicale Mamma Mia, avec Meryl Streep et Pierce Brosnan, sort sur les écrans en 2008, les groupes comme Abba Mania ou Abba Gold ont vu leur cote grimper en flèche. «C’était une formidable synergie, nous nous sommes retrouvés avec 3000 personnes dans les salles», se souvient Richard Walter. Même constat, quelques années plus tard, avec les deux biopics consacrés à Queen et à Elton John. Bohemian Rhapsody (2018) et The Rocket Man (2019) ont complètement dopé les ventes de billets. Et, si la pandémie n’avait pas joué les trouble-fête, on aurait certainement observé la même frénésie autour des Beatles: qui n’a pas encore vu le documentaire sur les Fab Four, Get Back, sur Netflix? Même lorsque le long-métrage de Dany Boyle, Yesterday – uchronie qui raconte un monde parallèle où les Beatles n’ont jamais existé – est arrivé sur les écrans, The Rabeats en ont profité. «Le réalisateur est venu à Paris pour la promotion du film et une télévision nous a invités à venir jouer pendant les interviews», se rappelle le patron de Ginger Production.
«La mère de Freddie Mercury a dit avoir revu son fils sur scène après One Night of Queen…»
Dans une société où le virtuel prend de plus en plus de place, on se raccroche à ces jalons, rassurants, du passé comme à des bouées de sauvetage. Par peur de vieillir? Volontiers provocateur, Richard Walter évoque ce concert de Paul McCartney (79 ans), auquel il a assisté au stade Vélodrome, à Marseille, et qu’il compare à un mauvais «tribute» des Beatles. «Je tire le même parallèle avec Queen: sur scène, Adam Lambert n’a rien à voir avec Freddie Mercury. D’ailleurs, il ne veut surtout pas lui ressembler, il tient à rester lui-même, ce que je comprends totalement. Les fans de la première heure préfèrent mille fois voir One Night of Queen avec Gary Mullen. Même la mère de Freddie Mercury a dit, après un concert, avoir revu son fils sur scène.» Autant arrêter le temps et rester sur ses acquis!
«Un artiste, sur scène, il te parle, il bouge, il transpire. Pour moi, un hologramme, ce n’est pas ça!»
L’exception Goldman
Aussi séduisant soit-il, ce phénomène peine cependant à être transposé sur des artistes français. On n’a jamais vu de tribute bands de Téléphone ou de Trust. Malgré le décès de Stéphane Sirkis en 1999 et le départ successif de deux membres fondateurs du groupe, Indochine continue de remplir les stades: ils restent donc intouchables! Quant à la tentative de faire revivre Claude François, Dalida et Mike Brant en hologramme, elle s’est vite révélée désastreuse. Et personne n’a encore osé toucher au taulier, Johnny Hallyday. Peut-être parce que la place est déjà (bien) prise par Jean-Baptiste Guégan: s’il adopte les mêmes attitudes que son idole sur scène, le rocker breton s’est toujours présenté comme son sosie vocal, non comme un «tribute». Les fans font-ils la différence? Pas sûr. Quand ils assistent à ses concerts, ils le voient comme la réincarnation de Johnny jusqu’à verser une larme devant tant de similitude.
«En France, aucun artiste ne remplit mon cahier des charges», tranche d’ailleurs Richard Walter. Il consent néanmoins à une exception: Jean-Jacques Goldman. Un faiseur de tubes, absent de la scène depuis près de 20 ans. Cette (longue) absence a incité le producteur à imaginer un spectacle porté par deux albums, baptisés Héritage Goldman, et des reprises interprétées par Marina Kaye, les sœurs Bertholet ou d’anciens candidats de l‘émission The Voice (Marghe, Cyprien, Mentissa), accompagnés du Chœur Gospel de Paris. «Mais ce n’est ni une comédie musicale, ni un tribute band», précise-t-il. Histoire de bien marquer la différence de contexte.
Jean-Jacques Goldman a pourtant bien son «tribute» dans l’Hexagone. Il est incarné par Alain Stevez, fan absolu de l’artiste, depuis une dizaine d’années. Il s’est laissé pousser les cheveux, fait très attention à sa ligne et arbore en toute circonstance cette cravate de cuir noir qui a marqué les premiers pas de la star. «Comme lui, j’ai commencé dans les bals et les cafés-concerts. Je connaissais ses chansons par cœur, j’ai suivi son parcours, j’ai tous les DVD de ses concerts…» La suite lui paraît des plus logiques: un ami l’encourage à se glisser dans la peau de son idole. Là aussi, Goldmen comble un manque. Une absence médiatique qui se prolonge. «Il n’y a qu’un seul mot pour résumer la relation que j’ai avec le public: communion», admet Alain. «Jean-Jacques est un artiste simple qui réunissait des gens simples, avec des textes poignants qui les ont accompagnés dans des moments importants de leur vie.» L’effet de mode des tribute bands est-il pourtant amené à perdurer? Ou risque-t-il de disparaître au même rythme finalement que son public-cible? Autrement dit: la jeune génération – la Z – élevée au biberon du numérique sera-t-elle sensible à ce voyage dans la «préhistoire» de la musique? Richard Walter n’en doute pas, prenant son fils de 19 ans à témoin. «Il était dans le rap matin, midi et soir, il ne s’intéressait pas à mes vieux trucs de rock. Aujourd’hui, il écoute Bob Marley et Led Zeppelin, parce que ce sont des artistes transgénérationnels. Allez dans une boîte de Saint-Tropez, vous entendrez toujours deux ou trois tubes d’Abba!» Un autre élément pourrait redonner un nouveau souffle au phénomène: il n’existe pas encore de tribute band des Rolling Stones. Que fera le groupe après le décès de son batteur, Charlie Watts? Stop ou encore? Cette décision pourrait donner des idées à certains producteurs. Quelqu’un aura-t-il les épaules assez larges pour se glisser dans le costume de Mick Jagger ou Keith Richards et rendre hommage à cette page légendaire du rock?
Hologrammes «Abba n’a plus rien à prouver à personne»
STOCKHOLM En novembre 2021, quarante ans de frustration et d’attente ont pris fin pour tous les fans d’ABBA. Le quatuor suédois, formé de Björn Ulvaeus, Benny Andersson, Agnetha Fältskog et Anni-Frid Lyngstad, dévoilait son nouvel album: Voyage. Dix chansons qui prouvaient, malgré le changement de siècle, qu’il n’avait rien perdu du son qui bâtit sa gloire dès les années 70. Dans la foulée, ABBA annonçait une série de concerts à Londres. Mais l’enthousiasme général est vite douché par le concept de ce show hors norme: les Suédois ne seront pas sur scène, ils seront «représentés» par des avatars, des hologrammes, tandis qu’une dizaine de musiciens, en chair et en os cette fois, joueront en backline. Visiblement, cela fait trois ans que le groupe travaille sur ce projet qui a impliqué plus de 800 personnes et a nécessité la construction d’une arena spéciale de 3000 places au cœur du Queen Elizabeth Olympic Park de Stratford. Si la première date est prévue le 27 mai, cette série de concerts occupera les «ABBA-tars» jusqu’en septembre, à raison de huit shows par semaine. Avant une tournée mondiale? À côté des tribute bands et des biopics, c’est une autre manière de faire (re)vivre un groupe. Mais l’émotion sera-t-elle vraiment au rendez-vous? Philippe Tassart en doute fortement. «On peut tout pardonner à ABBA, parce qu’ils n’ont plus rien à prouver à personne. Mais, pour parler franchement, ce concept me gonfle: le spectateur se retrouvera face à une image, comme s’il regardait un film. En termes d’émoptions, ce ne sera plus le même moteur qu’un concert live.» Richard Walter ne se montre pas moins critique. «Quelqu’un avait essayé de faire ça avec Elvis Presley à Las Vegas, il y a vingt ans, et ça n’avait pas marché. Un artiste sur scène, il te parle, il bouge, il transpire. Or, pour moi, un hologramme, ce n’est pas ça! Je leur souhaite que ça marche. Comme c’est la maison-mère, ce sera forcément gigantesque, mais ce sera sans moi…» En revanche, il estime que le retour du célèbre quatuor, fort de ses 400 millions d’albums vendus dans le monde, aura un impact positif sur les tribute bands d’ABBA. «Les fans ne pourront pas tous se rendre à Londres pour assister à ce concert. Il y aura forcément plus de demandes pour des groupes comme ABBA Mania.» J.-D. S.