Cully Jazz Des caveaux, du vin et des notes
Créé en 1983 par deux enfants du village, le festival est devenu, en quarante ans, l’un des rendez-vous majeurs en Europe pour tous les artistes et amateurs de jazz. Une place qu’il doit à un développement organique et à l’adhésion totale des Culliérans au projet. Balade dans les coulisses de l’événement avec un verre de chasselas à la main…
Il est 19 heures et le village de Cully baigne dans une léthargie inattendue. Une poignée de badauds profite du retour du soleil sur le Lavaux pour prendre l’apéro sur la terrasse de l’Auberge du Raisin. Quelques cyclistes filent vers Vevey à vive allure. Mais les rues restent vides. On a de la peine à croire que le festival vient de commencer… Mais, au Cully Jazz, le lundi est sacré. C’est le jour de repos. Une sorte de trêve pour permettre au voisinage de respirer (ou pas). Un petit groupe se forme devant les bureaux du festival – dont les barreaux aux fenêtres révèlent le passé bancaire. Co-directeur de l’événement depuis huit ans, aux côtés de Jean-Yves Cavin, Guillaume Potterat se charge personnellement de l’accueil. « Nous n’avions pas les moyens d’organiser quelque chose de spécial pour fêter les 40 ans du festival », explique-t-il. « Nous avons alors décidé d’offrir une visite des coulisses aux habitants du village. »
Pendant une heure et demie, Guillaume Potterat joue les guides de luxe, emmenant ses « invités » du Next Step, scène secondaire du festival, afin qu’ils découvrent les secrets du métier d’éclairagiste, au Resto, capable de servir plus de 300 couverts par soirée. « Il y a six ans, nous avons décidé d’acheter une cuisine professionnelle. Le calcul était vite fait : il était plus rentable d’investir, puis de stocker tout le matériel dans un hangar. » Quelques minutes plus tard, notre groupe s’arrête à la laverie. Là où passent près de 10 000 verres et assiettes chaque jour pour y être nettoyés. Depuis 2009, le Cully Jazz a pris le parti de la durabilité. « Nous étions les premiers à faire ça en Suisse romande. Tout le monde est venu voir comment nous nous débrouillions… » Et, plutôt que de multiplier les trajets en camion pour amener la vaisselle vers la laverie la plus proche – à Saint-Légier ou à Yverdon – les organisateurs ont opté pour la solution la plus écologique : en installer une au cœur du site ! « Aujourd’hui, nous ne distribuons plus aucun jetable pendant le festival. Les déchets que l’on pourrait trouver dans la rue sont ceux que les spectateurs ont amenés avec eux. » Même les pinces à gaufre, en carton, sont consignées pour éviter qu’elles ne remplissent les poubelles.
Des instruments en location
Dernière étape sous le Chapiteau. On traverse les loges – qui, cette année, ont vu passer Erik Truffaz, Thomas Dutronc, Cheick Tidiane Seck, Stephan Eicher et Ben l’Oncle Soul – et on retrouve Louis Monnier, directeur technique du festival, derrière la scène. Il ouvre une caisse jaune, frappée du logo « Swiss Cheese + Chocolate » avec son Cervin revisité, et dévoile une batterie en pièces détachées. « Aujourd’hui, avec les coûts des transports qui prennent l’ascenseur, les artistes ne se déplacent plus avec leurs instruments, à moins qu’ils ne soient en tournée », explique-t-il. « Nous louons donc le backline pour le festival à cette société basée à Zofingen. » Une fiche technique, négociée en amont, permet de connaître les exigences de chaque artiste. Aux organisateurs ensuite de fournir le matériel souhaité ! « Un jour, un percussionniste nous a demandé une flat stone. Franchement, la première fois que j’ai vu ça, je ne savais pas ce que c’était. Heureusement, nous avons un excellent réseau de prestataires pour pouvoir trouver ce genre d’instruments rares. » Cette année, son plus grand défi a été de dénicher un (très) vieux violoncelle pour un musicien. Mission remplie. Valeur de l’objet ? Près de 20 000 euros ! Mais l’artiste était aux anges…
«Les artistes ne se déplacent plus avec leurs instruments, à moins qu’ils ne soient en tournée » l’écran.»
D’ailleurs, le Cully Jazz ne ménage jamais ses efforts pour que l’expérience dans le Lavaux soit optimale. Pour les stars comme pour les festivaliers. Ainsi, pour cette 40e édition, les organisateurs ont installé, dans le chapiteau, un système de son immersif, baptisé L-ISA, qui permet une meilleure spatialisation de l’écoute. « Nous sommes le deuxième festival au monde à utiliser cette technologie », nous dit-on. Le premier n’est autre que Coachella en Californie. Rien que ça ! Comment cela fonctionne-t-il ? Oubliez la stéréo traditionnelle où seuls les spectateurs placés sur une bande étroite en face de la scène – environ 15-20 % de la salle – perçoivent le son de manière naturelle. Avec ce système, c’est désormais 90 % des personnes qui profitent de cette « expérience auditive hyperréaliste ». « Vous entendez ce que vous voyez ! » Il y a moins de pollution sonore et le cerveau doit produire moins d’efforts pour « fusionner » l’image et les notes. Conséquence : le spectateur peut donc mieux se concentrer sur le concert.
« Nous avons su modeler le festival à l’image que nous voulions lui donner et aux réalités de notre terrain.»
Mais le choix de miser sur cette technologie a eu un effet boule de neige : le Cully Jazz a dû changer de chapiteau. Comme les haut-parleurs sont fixés trois mètres plus… hauts, il a fallu gagner de l’espace sous la toiture. Un mal pour un bien! L’histoire du festival se résume à ce développement organique, réfléchi, porté par des choix stratégiques, parfois contraints par le destin, dans le seul but d’améliorer la qualité de l’offre. « Si on compare d’une année à l’autre, on ne remarque pas les modifications », admet Guillaume Potterat. « Mais, si on remonte cinq ans en arrière, on mesure tout le chemin parcouru. Nous avons su modeler le festival non seulement à l’image que nous voulions lui donner, mais aussi aux réalités de notre terrain. » L’image ? Un événement qui mise sur la convivialité et la simplicité pour séduire la planète jazz. Le terrain ? Un village de 1800 âmes, posé au bord du Léman, dans une région, le Lavaux, réputé pour son chasselas.
« Ne pas grandir à tout prix »
Rien ne prédestinait pourtant Cully à inscrire son nom sur la scène internationale. Lorsque Daniel Thentz et Emmanuel Gétaz, deux enfants de la commune, décident de créer un week-end de jazz dans la salle Davel, en 1983, ils ne pensent qu’à apporter un peu de divertissement à leur village. Leur budget n’est alors que de 7000 francs et, comme ils sont encore mineurs, ils n’ont pas le droit de signer les contrats avec les artistes. Qu’à cela ne tienne ! La première édition se termine sur un bénéfice – que les deux ados s’empressent de verser à une institution. À vingt kilomètres de là, Montreux, créé 15 ans plus tôt par Claude Nobs, s’inscrit déjà comme la référence. Comment exister face à ce voisin majuscule ?
Le Cully Jazz parvient pourtant à se faire une place. Sans tambour, ni trompette. Juste avec ce dessein, vertueux, d’adapter l’événement au gré des circonstances. La salle Davel est détruite par les flammes en 1995 ? Le festival se dote d’un chapiteau qu’il installe logiquement près du lac. Comment pérenniser son existence ? Une fondation est créée en 1987 et incite les communes de la région à verser une somme en fonction de leur proximité avec la manifestation. Et, lorsque Daniel Thentz (décédé en 2011) et Emmanuel Gétaz décident de passer la main, après vingt ans de bons et loyaux services, « pour ne pas faire l’année de trop », la succession se fait de manière naturelle : en 2002, Carine Zuber et Benoît Frund, déjà très impliqués dans l’organisation, ont repris les rênes. Avant que Guillaume Potterat et Jean-Yves Cavin n’acceptent, en 2015, de veiller au destin du Cully Jazz. Mais la philosophie, elle, reste la même.
« Notre objectif n’est pas de grandir à tout prix », précise Jean-Yves Cavin, responsable de la programmation et conseiller municipal de Bourg-en-Lavaux. Une preuve ? En 2018, le festival a atteint son plafond en termes d’affluence, avec 70 000 visiteurs. Si cette situation a fait du bien aux caisses, elle a suscité beaucoup d’interrogations sur la relation de l’événement avec le village et sur l’accueil proposé au public. « Nous avions clairement dépassé les limites de l’acceptable par rapport à l’occupation du site. Notre festival n’est pas extensible en surface. Nous sommes limités par le nombre de trains et de places de parking, mais aussi par la conformation des rues. Nous avons décidé que le Cully Jazz ne grandirait pas plus. Son degré de réussite ne dépendrait pas de son chiffre d’affaires ou du nombre de billets vendus. » Dans les trois salles payantes (Chapiteau, Next Step et Temple), le taux de remplissage visé n’était d’ailleurs que de 75 % pour cette édition. Quant à la billetterie, elle ne représente que 28 % des recettes – pour un budget total de 2,2 millions de francs.
Le chasselas en vedette
Ce qui fait surtout la réputation du Cully Jazz, loin à la ronde, et constitue son ADN, ce sont ses fameux caveaux ! Même sans billets, les visiteurs peuvent en effet profiter de l’ambiance du festival, avec des concerts gratuits organisés quasiment chez l’habitant. « Mon grand-père a été le premier à ouvrir son caveau, en 1985 », sourit Guillaume Potterat. « À l’époque, il y avait trente personnes accoudées au bar, alors qu’ils sont une centaine aujourd’hui… » Le Domaine Potterat est d’ailleurs le spot incontournable de l’événement. Avec ses tonneaux géants et son jardin accueillant. Mais, du Kaffee Lutz au Biniou, du Sweet Basile au THBBC, une quinzaine de lieux invitent à la flânerie dans le village. Au menu : du jazz, évidemment, et du vin, beaucoup de vin ! Les bouteilles de chasselas sont même l’accessoire indispensable pour tous ceux qui arpentent les rues de Cully pendant la soirée. Il faut en avoir une entre les mains au risque de passer quasiment pour un extraterrestre…
« Le festival entretient une relation particulière avec le vin », admet Guillaume Potterat. « Nous vendons entre 15 000 et 19 000 bouteilles par édition et nous proposons 60 références différentes. » Le co-directeur tente même une comparaison avec le Festival de la Cité, à Lausanne, où il n’est vendu qu’un demi de vin blanc pour un litre de bière. À Cully, le rapport est à l’avantage du chasselas, tant le divin breuvage est mis en valeur : c’est une bouteille pour un litre de mousse ! Tous les vignerons sont placés à la même enseigne et, chaque soir, ce sont d’autres appellations qui sont servies au bar ou au restaurant. Dans les caveaux, on peut même déguster dans un vrai verre. Un soulagement pour tous les puristes !
« Nous restons néanmoins tributaires de la volonté des habitants », relève Guillaume Potterat. « S’ils décidaient tous de fermer, nous serions mal partis… » Pourquoi cela arriverait-il ? Au fil des ans, Cully s’est imposée sur la carte du jazz comme l’un des festivals majeurs en Europe. Et, alors que son puissant voisin, à Montreux, a choisi de diversifier son offre (cette année, on passe d’Ava Max à Lionel Richie et Sam Smith…), Jean-Yves Cavin, responsable de la programmation, tient la ligne. « Ce qu’on aime avec le jazz, c’est cette capacité à improviser, à rester libre et à s’exprimer avec une grande technicité », s’enthousiasme-t-il. Il construit donc son « menu » avec cette exigence en tête. Sa tâche s’en trouve facilitée par les dates de l’événement : le fait d’avoir lieu en avril, de lancer officiellement la saison des festivals, permet à Cully de tirer son épingle du jeu auprès des artistes. Même si elle s’expose parfois aux aléas de la météo…
La qualité du jazz suisse
« Il y a peu de concurrence à cette période-là. Cela nous offre une belle visibilité et de nombreuses retombées médiatiques. Vous faites le même festival en septembre, ce serait différent. » Résultat : Jean-Yves Cavin reçoit beaucoup de demandes et s’astreint à un travail de sélection drastique. Avec cette chance de pouvoir choisir son line up en fonction de la tonalité qu’il souhaite offrir au festival. Pour cette 40e édition, il a misé sur des valeurs sûres. Erik Truffaz, Manu Katché, André Manoukian, Barbara Hendricks, Avishai Cohen, Stephan Eicher… Les spectateurs du chapiteau ont été gâtés. « Le jazz est moins soumis aux effets de mode », explique-t-il. « Nous n’avons donc pas connu une inflation galopante des cachets – comme on a pu l’observer dans le hip-hop ou la pop. »
Le festival n’en oublie pas moins son ancrage local. La Suisse possède d’excellentes écoles de jazz et, par conséquence, produit de l’émulation parmi cette famille d’artistes qui n’hésitent pas à former des groupes, à se produire sur scène ou à mener des projets ensemble. Cully leur offre alors une belle vitrine pour se faire connaître, d’abord dans le festival off, avant de pouvoir prétendre – comme Mohs, The Two ou Blaer – aux scènes principales. « Nous accompagnons ce mouvement-là », plaide Jean-Yves Cavin. Avant de conclure tout sourire : « Il n’est pas difficile de programmer du bon jazz suisse, comme il n’est pas difficile de trouver un bon chasselas. » Tout l’esprit de Cully résumé dans cette phrase.