DanseInterview

Julie Gautier

Dans ses courts-métrages, l’apnéiste française rivalise de poésie et de subtilité. Et devient une voix qui compte dans le combat écologique.

Avec une mère professeure de danse et un père chasseur sous-marin, Julie Gautier se doutait-elle qu’un jour, elle associerait ces deux disciplines, la danse et l’apnée, dans des courts-métrages à la fois poétiques et spectaculaires? Sa dernière œuvre, réalisée dans le mythique bassin Y-40, près de Padoue, en Italie, vient d’arriver sur les réseaux sociaux et, là encore, par sa chorégraphie subtile, presque aérienne, la Réunionnaise provoque des frissons. Avec Narcisse, elle livre en effet une interprétation contemporaine du mythe classique. C’est un hymne à l’action. Un appel à changer de perspective dans le combat que l’être humain doit mener contre le réchauffement climatique. Ce court-métrage est également l’affirmation de son engagement personnel dans cette prise de conscience. Une implication qui prendra encore plus de place dans sa vie – comme elle nous l’explique dans cet entretien exclusif.

Née sur l’île de la Réunion, mais installée sur les hauts de Nice, Julie Gautier n’avait que huit ans quand Le Grand Bleu est arrivé sur les écrans: elle ne peut donc pas être considérée comme une enfant de Jacques Mayol. «Pour moi, ce n’était que de la fiction», dit-elle. Mais elle a profité de l’élan que le film de Luc Besson a provoqué dans le milieu de l’apnée. Battant des record. Démontrant des capacités hors normes dans les profondeurs. La sirène française a pourtant vite ressenti le besoin d’explorer d’autres territoires. Susciter de l’émotion. Laisser son âme artistique s’exprimer. Transmettre des messages. Promouvoir la beauté. Douze ans après avoir mis un terme à sa carrière sportive, la Réunionnaise a relevé le défi. Amie de la marque TAG Heuer, elle a même séduit les propriétaires du Villars Palace – qui vient de rouvrir ses portes après deux ans de rénovation: son court-métrage Ama sera en effet «exposé» à l’entrée du spa. Telle une œuvre d’art!

OFF: Vous avez profité du Festival de Cannes pour annoncer une bonne nouvelle…
Julie Gautier: Oui, nous avons lancé une boîte de production: Newtopia. Parrainée par Marion Cotillard, elle a été fondée notamment par Cyril Dion, réalisateur des films Demain et Animal. Cette société cherchera à créer du contenu conscient et positif pour sensibiliser le monde à la problématique environnementale, en utilisant de nouvelles formes de communication, par le cinéma, par la beauté, par l’émotion, et non plus par des aspects négatifs qui ont longtemps été le fer de lance de l’écologie jusqu’à maintenant. La peur n’a jamais fait avancer les gens.

OFF: Quel y sera votre rôle?
JG:
Au même titre que Cyril Dion, je serai l’une des réalisatrices attitrées. J’ai d’ailleurs présenté notre prochain projet qui sera tourné en septembre.

OFF: C’est la première fois que vous rencontriez Marion Cotillard… Comment est-elle arrivée dans ce projet?
JG: À l’origine de cette société, Cyril Dion et Magali Payen travaillaient déjà ensemble sur une autre production, Imagine 2050, et, également, au sein de l’association On est prêt, qui centralise différents acteurs associatifs de l’écologie et les mettent en relation. C’est comme ça qu’ils ont fait la connaissance de Marion Cotillard, très engagée, comme on le sait, au niveau de la lutte pour l’environnement. Elle a trouvé ce projet cohérent. Elle a donc accepté assez vite de faire partie de l’aventure.

Photo : Tony Meyer / Behind The Mask

«Je suis née dans les îles, j’étais une enfant sauvage, je passais ma vie dans les arbres, dans l’eau…»

Photo : Tony Meyer / Behind The Mask

OFF: De votre côté, avez-vous toujours eu cette fibre écologique?
JG:
: Je suis née dans les îles et j’ai toujours été proche de la nature. J’étais une enfant sauvage, je passais ma vie dans les arbres, dans l’eau. J’avais une forme de conscience. Mais elle s’est développée plus tard, avec toutes les problématiques qui sont apparues. Quand j’étais jeune, c’était moins connu: on était plus dans la consommation de la nature. Moi-même, je la consommais avec joie et bonheur, sans trop m’en cacher. La pratique de l’apnée, proche de l’environnement, a ensuite contribué à m’ouvrir les yeux. On a besoin de suivre un mode de vie assez sain: faire du yoga, bien manger… On se retrouve aussi quotidiennement dans un milieu naturel: on observe plein de choses, cela éveille la fibre écologique. Quand j’ai commencé à faire de l’image, cela a développé cette volonté, au-delà de présenter de belles images, de créer des films qui ont du sens et poussent les gens à l’action. C’est pourquoi je me suis rapprochée de Newtopia: je commence à être connue dans ce que je fais, même si cela reste un marché de niche, et j’ai envie que cette attention mène à des actes. Mais ce n’est pas mon domaine. Je peux évoquer mon engagement, mon mode de vie, mais je ne sais pas aller plus loin. Eux sont là pour ça. C’est donc une association hyper harmonieuse et complémentaire entre eux et moi.

OFF: Vous avez évoqué ce prochain projet en septembre. Pouvez-vous nous lever un coin de voile sur ce film?
JG:
Ce film sera un docu-fiction. L’idée est d’utiliser la force de Newtopia et de l’association On est prêt – qui sont plus spécialisés dans le documentaire et dans leur capacité à proposer des solutions – avec mon aptitude à proposer des visions plus artistiques et émotionnelles. Nous allons commencer par un court-métrage qui évoquera l’âme de l’océan, notre humanité, notre appartenance à ce monde sous-marin. Cette mise en abîme sera symbolisée par une danseuse qui se retrouvera face à un géant de plastique. Le gros défi de ce court-métrage sera de fabriquer une marionnette sous-marine à partir de plastique recyclé et de la faire vivre sous l’eau de manière la plus naturelle possible. Cette fable racontera la rencontre de cette danseuse et de ce géant, avec ce plastique qui paraît d’abord inoffensif et utile. Mais le géant grandit de plus en plus pour finalement venir l’étouffer. On enchaînera ensuite avec le documentaire, en expliquant notre impact sur l’environnement, comment tous nos déchets se retrouvent dans les océans et quels seraient les actes du quotidien susceptibles de nous aider. Le but est de montrer que, seul, on a l’impression de se battre contre un géant indestructible, mais, si on s’y met tous, on peut arriver à améliorer les choses.

OFF: Et c’est vous qui allez interpréter le rôle de la danseuse?
JG:
Pas du tout. J’aurai un gros travail de réalisation, j’aimerais m’y consacrer totalement. J’ai surtout envie de mettre quelqu’un d’autre à l’image. J’ai donc fait appel à Coralie Balmy, une ancienne nageuse qui a participé aux Jeux olympiques (ndlr. Pékin en 2008, Londres en 2012 et Rio en 2016). C’est une jeune femme engagée: elle a travaillé avec Adidas sur des maillots en matières recyclées. Elle incarne cette nouvelle génération de sportifs qui ont envie de faire avancer les choses. Elle a donné son accord, maintenant, il y aura toute une phase de préparation pour elle. Je devrai la former à la danse sous l’eau, même si elle a déjà un rapport à cet élément très fort.

OFF: Quand on voit vos performances dans «Ama», puis dans «Narcisse», elles sont autant artistiques que sportives.
JG:
À chacun sa sensibilité! Il y a des gens qui apprécient le côté artistique, d’autres ne voient que l’aspect sportif. Mais ces deux parties sont extrêmement liées: l’une ne va pas sans l’autre. Si j’arrive à faire ça, c’est parce que je suis quasiment née dans l’eau, parce que ma mère était danseuse, parce que j’ai fait de la compétition d’apnée… Ce n’est pas à la portée de tout le monde.

OFF: Dans «Narcisse», vous avez même tourné tout le film la tête à l’envers. Ce qui rend la performance encore plus folle…
JG:
J’ai fait ce film avec la société de production Behind the Mask. Florian Fischer avait cette idée en tête depuis un certain temps – tourner à l’envers, sous un tunnel situé dans la piscine Y-40, en Italie, où j’avais déjà tourné Ama. Mais il n’arrivait à trouver personne capable d’évoluer sous ce tunnel suffisamment longtemps. Il a pourtant fait appel à des nageuses synchro, mais bizarrement, la proprioception, sous l’eau, surtout à l’envers, posait d’énormes problèmes. Du coup, il m’a appelée et, pour moi, cela a été ultra naturel. Cela nous a permis de nous concentrer sur l’artistique, en effaçant tout ce côté technique.

La première chose à savoir, c’est que je me trouve à dix mètres de profondeur. Quand j’ai commencé à travailler sur ce projet, je ne savais pas encore où je tournerais. Je m’entraînais dans des fosses de plongeon qui sont généralement à quatre ou cinq mètres. J’avais donc besoin de me plomber énormément pour rester au fond. Comment faire avec le costume pour cacher tout ce plomb? De plus, ma façon de bouger serait totalement différente… J’ai alors découvert cette piscine en Italie, avec son plateau à 10 mètres, donc deux fois plus profonde. Cela m’a permis de régler le problème:  j’étais deux fois plus dense, par conséquent, je pouvais rester plus facilement collée sur le fond. J’ai juste ajouté, sous ma robe, un corset de plomb d’un kilo environ que j’ai fait fabriquer par une amie couturière. Finalement, quand j’arrive sur le fond, ma capacité pulmonaire et mon temps d’apnée font que j’arrive à cracher un peu d’air: cela enlève un peu de ma capacité à rester sous l’eau, mais en même temps, cela me permet d’être en flottabilité négative. Avec ces trois éléments, je suis arrivée à pouvoir évoluer sur le sol sans faire de mouvements parasites.

OFF: Ces court-métrages durent entre quatre et six minutes.  Mais ce ne sont jamais des plans séquence, juste?
JG:
En effet. Cela représente deux jours de tournage. Une trentaine de plongées. Mais c’est une chorégraphie parfaitement répétée et maîtrisée, avec toute une écriture au niveau des plans de caméra pour pouvoir faire croire qu’il ne s’agit que d’une seule prise.

«L’apnée donne envie de vivre en harmonie avec soi-même, avec son corps, avec son environnement.»

Photo : Tony Meyer / Behind The Mask

OFF: Et la chorégraphie, vous la créez et la répétez à l’air libre, avant de la réaliser sous l’eau?
JG:
La danse sous l’eau, de cette manière, ça n’existait pas. J’ai dû faire beaucoup d’improvisation pour trouver les mouvements adéquats. Malheureusement, ceux qui fonctionnent sur terre ne conviennent pas sous l’eau. Ce sont deux problématiques différentes et, même, opposées. Sur terre, on est attiré par le sol et on a envie de s’élever. Dans l’eau, on est happé vers le haut et on cherche à rester au fond. J’ai dû faire des tests, avec mon amie et professeure de danse, Ophélie Longuet, jusqu’à trouver les mouvements qui avaient du sens par rapport à  ce qu’on cherchait à raconter. Ensuite, cette chorégraphie, je l’apprend par cœur sur terre. L’apnée, c’est magnifique, parce que ça permet de calmer le mental, mais, du coup, vous avez beaucoup de mal à réfléchir. J’avais donc besoin d’acquérir des automatismes pour ne pas me tromper, être à l’aise.

OFF: Comment est née cette volonté de créer ces choréagraphies sous l’eau?
JG:
Papa chasseur sous-marin, maman danseuse, moi dans l’eau dès l’âge de 11 ans, à la barre à 6 ans… À 18 ans, je découvre l’apnée pure, je commence la compétition, je bats des records, mais je ressens assez vite le besoin de m’éloigner de la compétition. Et, un jour, mon ancien compagnon, Guillaume Néry, me met une caméra entre les mains et me demande de le filmer. C’est la révélation! Mes capacités en apnée, je peux les utiliser pour raconter des histoires, laisser ma créativité s’exprimer, à la fois derrière et devant la caméra. J’ai fait d’abord pas mal de projets, des commandes, notamment pour Beyoncé, des pubs, jusqu’à ce que je me décide de réunir les deux héritages de mes parents. Le mouvement dans l’eau est complètement sublimé. Mais j’ai mis huit ans avant de trouver la bonne formule et de me retrouver devant la caméra… C’est ce qui m’a aussi permis d’avoir une voix: maintenant, je donne des interviews pour parler de mon travail, de mes convictions, de mes engagements.

OFF: «Ama» est devenu un court-métrage militant, puisqu’il a été diffusé lors de la Journée internationale des femmes. Était-ce voulu ainsi?
JG:
Oui. C’est un film sur la force des femmes, sur la résilience, sur la douleur et la capacité des femmes à rebondir et à renaître de leurs cendres malgré les épreuves. Pour moi, c’était un cadeau aux femmes! Je voulais leur dire que nous avions le droit de montrer notre douleur, de la sublimer et de la partager.

OFF: Vous y évoquez une douleur personnelle...
JG:
C’est exact. Mais dans mes films, il n’y a jamais de mots, pas de discours. J’avais envie de transmettre des émotions, mais pas de raconter mon histoire personnelle. Nous avons tous vécu des choses difficiles dans nos vies, différentes ou similaires, certaines femmes reconnaissent d’ailleurs leur propre histoire dans la mienne. Mais je ne voulais pas susciter un apitoiement nombriliste, je voulais que les gens se reconnectent à leur douleur, passée ou présente, et puissent verser des larmes, partager, ressentir cette émotion…

OFF: Pour «Narcisse», le propos est différent: vous exhortez les gens à changer de regard, de perspective, pour le bien de la nature!
JG:
Ce court-métrage, on l’a imaginé complètement différemment. Florian Fischer me propose donc ce tournage à la piscine Y-40 afin d’explorer quelques idées autour du set qu’il avait mis en place, avec cette lumière à contrejour et cette ambiance très spatiale. On s’est mis à travailler et plein de choses se sont révélées de façon très organique, notamment ce miroir qui apparaît au milieu de la scène. Lui travaillant en bouteilles et moi, en apnée, son air est venu se loger dans ce petit interstice – en fait, une vitre qui donne sur le tunnel – et, avec la lumière, l’a transformé en une sorte de miroir. Cela nous a fait penser au mythe de Narcisse, qui tombe amoureux de son image, et à ce tableau du Caravage, où il est penché au bord de la rivière… Nous avons donc voulu revisiter ce mythe qui parle de l’ego. L’humain est en train de se noyer dans sa propre image et, à force de se regarder le nombril, il est en train de tout détruire. En revanche, s’il change ses perspectives, au lieu de couler, il peut glisser vers la surface, vers la lumière. On est à un moment où l’on doit agir différemment. Malgré la noirceur de l’avenir, il est encore temps de changer de prismes et d’imaginer des choses qu’on pensait impossible.

OFF: Si on revient à l’apnée, considérez-vous cette discipline comme une philosophie de vie?
JG:
Complètement. L’eau, c’est la vie, on a grandi dans le ventre de sa mère… Malgré tout, le fait de se reconnecter à cet élément et de l’appréhender non plus comme une menace, mais comme un élément dans lequel on se sent bien, change notre vision de la vie et de la façon dont nous devons vivre sur terre. Pour aller dans l’eau, on est obligé de se sentir bien dans son corps, parce que l’eau ne pardonne rien. Si l’on n’est pas préparé physiquement, on ne sera jamais bien dans l’eau. Cela implique un mode de vie ultra sain, avec une certaine forme de lenteur. Dans l’eau, le rythme cardiaque et les mouvements ralentissent. On ne peut pas aller trop vite, sinon on s’essouffle. On ramène donc cette lenteur sur terre. On essaie de vivre plus sainement, plus simplement. L’apnée donne envie de vivre en harmonie avec soi-même, avec son corps et avec son environnement.

Bio

1979 Naissance le 19 novembre à Saint-Louis, à la Réunion.
2000 Première participation aux championnats du monde d’apnée à Nice.
2007 Record de France d’apnée en poids constant avec une profondeur de – 67 mètres.
2009 Elle arrête la compétition.
2015 Tournage de Runnin’ (Lose It All), le clip de Beyoncé, Naughty Boy et Arrow Benjamin. Il sera vu plus de 420 millions de fois sur le Net.
2018 Le court-métrage Ama est diffusé à travers le monde le 8 mars, lors de la Journée internationale des femmes.
2022 Sortie du court-métrage Narcisse.
1979 Naissance le 19 novembre à Saint-Louis, à la Réunion.
2000 Première participation aux championnats du monde d’apnée à Nice.
2007 Record de France d’apnée en poids constant avec une profondeur de – 67 mètres.
2009 Elle arrête la compétition.
2015 Tournage de Runnin’ (Lose It All), le clip de Beyoncé, Naughty Boy et Arrow Benjamin. Il sera vu plus de 420 millions de fois sur le Net.
2018 Le court-métrage Ama est diffusé à travers le monde le 8 mars, lors de la Journée internationale des femmes.
2022 Sortie du court-métrage Narcisse.