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DAMIEN JALET
« L’identité est une illusion»


Dans leur nouvelle création « mirage », le chorégraphe Damien Jalet et l’artiste Visuel Kohei Nawa éprouvent une humanité à la recherche d’elle-même, errant dans un désert métaphorique. Un spectacle qui interroge notre essence et fait vibrer nos âmes.

Par Mélanie Chappuis

Crédit : © Yoshikazu Inoue, © RAHI REZVANI, © shanna besson / pathé films, © RAHI REZVANI.

Damien Jalet est à bout de souffle à l’issue de la répétition du ballet du Grand Théâtre de Genève, dont il est artiste associé, comme si lui aussi avait dansé. Il raconte sa nouvelle création, à un rythme aussi soutenu que le spectacle lui-même. « Je suis toujours un peu en transe, quand je crée un spectacle. Il faut être très vif, aux aguets, pour capturer le maximum de détails, une erreur peut devenir un miracle, une toute petite chose peut nous faire prendre une autre direction, nous mener ailleurs où c’est encore mieux, différent, on est pris dans un processus collectif, c’est quelque chose qui n’est pas juste entre nos mains. »

Alors qu’il parle, je prends le pouls de sa créativité, sortant doucement de l’exaltation dans laquelle m’ont plongée ses artistes se mouvant au rythme de la musique de Thomas Bangalter (ex-Daft Punk). Il se félicite de l’état dans lequel je suis, entre euphorie et stupeur. Les seize danseurs ne portent encore aucun costume, aucun maquillage, il n’y a encore aucun décor, hormis une gigantesque vague, ou dune, sur laquelle ils se meuvent, d’abord à la façon de robots, puis à la façon d’animaux, de végétaux. Il n’y a pas grand-chose dans la salle de répétition et, pourtant, je suis partie ailleurs, très loin, à l’origine de ce que nous sommes, de ce que nous étions lorsque nous communiions avec le monde qui nous entourait. « Et vous n’avez vu que la première moitié du spectacle », ajoute-t-il. « Au début, c’est précis, comme une horloge qui se dérègle, ensuite, on part dans une dimension plus fantasmagorique, où l’humanité se transforme. C’est un langage très écrit aussi, mais beaucoup plus sensuel, ce n’est plus vraiment humain, ou plutôt, c’est l’humain qui devient beaucoup plus vaste. C’est là que commence vraiment le travail de Kohei Nawa, les danseurs deviennent des espèces d’hologrammes, ils passent d’états en états, ils ne sont plus vraiment tangibles, on passe à un point de vue non anthropocentrique… »

KOHEI NAWA
Lauréat de la Villa Kujoyama en 2015, Damien Jalet a commencé sa collaboration avec le plasticien japonais à cette occasion. « Mirage » est le quatrième projet qu’ils créent ensemble.

LES FRONTIÈRES S’EFFACENT

Cela promet, et on perçoit déjà toute l’actualité de cette création, qui interroge la place de l’humain dans le monde, celle des autres vivants, et celle de nos identités, bien plus mouvantes que dans nos tentatives de définition de nous-mêmes, qui nous emprisonnent et nous coupent des autres. « Les gens passent énormément de temps à essayer de définir qui ils sont, alors qu’on est constamment en train de se transformer. On évolue avec le monde qui nous entoure. Kohei et moi, nous essayons de rappeler quelque chose d’essentiel : les civilisations se sont construites autour de fleuves, de mers, dans des endroits d’irrigation. Les religions se sont développées en relation avec leur environnement, les trois monothéismes sont nés dans des endroits désertiques, où il n’y avait que le ciel. Au Japon, la tradition est beaucoup plus animiste. On vénère les montagnes, le brouillard qui en descend et irrigue les récoltes. Il y a cette espèce de don divin et généreux. Moi, j’aime rappeler ce qu’est l’évolution humaine, à quel point la frontière est ténue avec d’autres espèces. À l’intérieur même de nos corps, plus de la moitié de nos cellules sont non humaines, nous abritons toute une biodiversité faite de bactéries, de champignons, de levures et de virus. »

Et Damien Jalet de se réjouir que les frontières s’effacent, non seulement entre les espèces, mais aussi entre les humains eux-mêmes, jusqu’à ce qu’on n’arrive plus à différencier, dans ses créations, l’origine des danseurs, leur âge, leur genre, offrant au spectateur la possibilité de s’oublier et de se réinventer. La liberté, presque le salut, serait dans le « Selflessness » cher à Damien Jalet. Car les identités sont une cloison, une illusion, un mirage, pour en revenir au titre du spectacle. « Kohei et moi sommes très intéressés par le thème du mirage. Le corps est aussi créateur de mirages et de métaphores, à l’image de la nature. Ce qui est intéressant, c’est que certaines illusions peuvent être capturées scientifiquement : on peut les photographier, les filmer, puisqu’ils dépendent de conditions atmosphériques où on a l’impression que les bateaux flottent au-dessus de la mer, ou dans le désert, que le sol devient lac lorsque la lumière réfléchit le ciel dans le sable. » Ces illusions se produisent à la ligne d’horizon, cette même ligne que l’on retrouve dans le spectacle, et qui est à la fois vague et dune.

PELLÉAS ET MÉLISSANDE
À l’opéra d’Anvers, Damien Jalet met en scène le drame lyrique de Claude Debussy avec Sidi Larbi Cherkaoui et Marina Abramović. Les costumes sont signés par Iris van Herpen.

Au Grand Théâtre de Genève, le public verra l’eau monter en spirale, comme si c’était vrai ! « C’est une image que le cerveau produit, une question de fréquences sonores, visuelles, et quand on les met ensemble, ça donne ce mirage. Dans le travail avec Kohei, nous sommes dans une dimension à la fois scientifique et mythique. Nous circulons entre le physique et l’onirique, l’imagination et la réalité. Le spectacle crée des illusions, mais il est en même temps ancré dans des principes physiques. Les danseurs doivent connaître leur poids, leur gravité, savoir comment évoluer sur une pente à 34 degrés. Ils arrivent en marchant, au ralenti, c’est très technique, bien que l’on recherche tout autant l’abandon et la fluidité. » Le public, lui, ressent ce mélange, ce mariage entre des notions qui semblent opposées, grâce à une compagnie de danseurs avec laquelle Jalet travaille régulièrement depuis 10 ans, et qu’il apprécie particulièrement pour son talent et son engagement. « Parmi eux, il n’y a pas cet esprit de compétition, ils sont à leur place, ils sont investis, je les connais bien… Il y a une vraie connexion entre nous, ils ont mis tellement d’eux-mêmes dans mes pièces précédentes. » Et Jalet d’expliquer ce qui l’oppose à un peintre, avec ses pinceaux. Lui, c’est avec des humains qu’il travaille, en équipe, à Genève, et en osmose !

EMILIA PEREZ
Danseuse elle-même, la comédienne Zoe Saldaña a beaucoup aidé Damien Jalet sur le tournage du film de Jacques Audiard. Sa performance a été récompensée par un Oscar, un Golden Globe et un BAFTA.
 
Sidi Larbi Cherkaoui est directeur du ballet du Grand Théâtre de Genève depuis 2022. Damien Jalet l’a rencontré en 2000 au sein des Ballets C de la B.

ZOE SALDAÑA, UNE VRAIE ALLIÉE Quand il travaille avec des acteurs, est-ce avec le même plaisir ? Damien Jalet sourit, lui qui a été invité par Jacques Audiard à imaginer un langage pour sa comédie musicale primée récemment aux Césars, Emilia Pérez. « Dans cette production, j’ai eu la chance de collaborer avec Zoe Saldaña qui est elle-même une danseuse de haut niveau. Elle a été une vraie alliée.

Sans elle, ça aurait été beaucoup plus compliqué ! Avec Karla (ndlr. Sofia Gascón) et les autres, cela pouvait être difficile : je leur demandais parfois l’élément de trop, susceptible de leur faire perdre leurs moyens. Il faut des gens très techniques pour jouer une comédie musicale, et tout le monde n’avait pas le même bagage. » Celui de Zoe Saldaña était supérieur aux attentes du chorégraphe, qui a insisté pour que la scène de gala du film devienne une scène de danse, en plus d’une scène de chant, avec le rythme des mots se calquant sur celui des gestes. Une des plus belles scènes du film ! « C’est un accord de visions, on doit être vraiment alignés, tous ensemble », nous rappelle le chorégraphe qui s’envole pour Montréal pour « faire un truc avec Xavier Dolan ». Il y aura donc d’autres films, et assurément de nouveaux ballets.

« Mirage », de Damien Jalet et Kohei Nawa, les mardi 6, mercredi 7, vendredi 9 (20 h) et dimanche 11 mai (15 h) au Grand Théâtre de Genève.
Billets et informations sur www.gtg.ch

Sidi Larbi Cherkaoui est directeur du ballet du Grand Théâtre de Genève depuis 2022. Damien Jalet l’a rencontré en 2000 au sein des Ballets C de la B.

« Les gens passent énormément de temps à essayer de définir qui ils sont, alors qu’on est constamment en train de se transformer. »

Amir

1976 Naissance à Uccle en Belgique.
1990 Danseur dans la Compagnie Ultima Vez.
2000 Rencontre avec Sidi Larbi Cherkaoui.
2015 Première collaboration avec le plasticien Kohei Nawa.
2017 Création de Skid avec 17 danseurs sur un plateau de 10 m² incliné à 34°.
2018 Première œuvre lyrique avec Sidi Larbi Cherkaoui et Marina Abramović à Anvers : Pelléas et Mélissande.
2019 Collabore avec Madonna sur sa tournée mondiale Madame X.
2024 Travaille avec Jacques Audiard sur la comédie musicale Emilia Pérez.
1976 Naissance à Uccle en Belgique.
1990 Danseur dans la Compagnie Ultima Vez.
2000 Rencontre avec Sidi Larbi Cherkaoui.
2015 Première collaboration avec le plasticien Kohei Nawa.
2017 Création de Skid avec 17 danseurs sur un plateau de 10 m² incliné à 34°.
2018 Première œuvre lyrique avec Sidi Larbi Cherkaoui et Marina Abramović à Anvers : Pelléas et Mélissande.
2019 Collabore avec Madonna sur sa tournée mondiale Madame X.
2024 Travaille avec Jacques Audiard sur la comédie musicale Emilia Pérez.