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« Sauvages ! » Bienvenue dans la jungle de Bornéo !

Rendu célèbre grâce à son premier film d’animation, la pépite Ma vie de Courgette, le Valaisan Claude Barras vient d’achever le tournage de son second long-métrage en stop motion. Nous avons pu nous glisser une journée entière dans les studios pour assister à sa création. Sortie en salle prévue à l’automne 2024. Récit.

Magique, c’est le mot. Magique, de se balader dans cette ancienne usine de Martigny de 2000 m², qui accueille désormais seize plateaux de tournage où l’on travaille simultanément. Magique, d’être bercée par un calme envoûtant, alors qu’une cinquantaine de professionnels et de techniciens s’affairent à boucler les dernières scènes de Sauvages !. Magique, de se trouver face à l’arbre des âmes (qui doit mesurer 1,50 m de haut), aux immenses rochers, à la végétation luxuriante installée sur des tables de plusieurs mètres carrés ou à cette palmeraie dans le stock des décors, dont les arbres sont plus petits que des doigts. Ce lundi de septembre, sur le tableau devant lequel se réunit toute l’équipe pour un briefing hebdomadaire, un compte à rebours indique le chiffre 92 : c’est le nombre de plans qu’il reste à tourner pour terminer le film. Le réalisateur Claude Barras prend la parole : « L’essentiel du film est déjà en boîte, mais chaque plan restant a son importance. Il faut donc garder sa concentration jusqu’au bout. Il reste 10 % du film à tourner en 10 jours, donc 1 % par jour ! » Si proche du but… Mais avant d’en arriver là, la route a été longue et les étapes nombreuses.

De la Bretagne à Martigny

Tout d’abord, les marionnettes : elles ont été fabriquées à Reignier, une commune française proche de Genève. Durant une année, une petite équipe a œuvré sur la conception des personnages, les modelages en pâte à modeler, puis à la fabrication technique qui consiste à réaliser des empreintes et des impressions 3D. Au total, Sauvages ! compte quelque 25 personnages et une dizaine d’animaux. Kéria, son cousin Selaï et le singe Oshi sont les trois personnages principaux : « Ces trois-là sont déclinés à 10-12 exemplaires pour en avoir un par animateur et deux de rechange, afin de ne pas créer des attentes sur les plateaux », explique Claude Barras. « Les personnages secondaires ont quatre exemplaires, les tertiaires, deux et les figurants, un seul. » Pour estimer le nombre de marionnettes, le temps d’apparition de chaque personnage a été calculé en amont : « Il faut trouver le bon équilibre : ne pas en fabriquer trop, car ça coûte cher, mais en avoir assez pour ne pas perdre de temps. »

Quant aux décors, c’est en Bretagne qu’ils ont été créés, par une quarantaine de personnes (Sauvages ! est une coproduction franco-belgo-suisse). Un travail qui s’est aussi fait sur une douzaine de mois. « C’était une gageure de passer à ce décor d’extérieur avec de l’eau, des arbres et des ambiances particulières… Décors et marionnettes sont un peu plus complexes et sophistiqués que pour Ma vie de Courgette », précise le réalisateur. « Mais nous avions cette fois une base technique qui a facilité les choses. »

Une autre différence majeure est la durée du film : 1 h 20 pour Sauvages !, contre à peine plus d’une heure pour Ma vie de Courgette. « C’est presque 30 % de plus, donc la charge de travail est plus volumineuse. » Pour le précédent long métrage, le cinéaste calcule environ dix ans de travail, entre le moment où il a acquis les droits et la sortie du film. « Pour celui-ci, j’ai esquissé les premiers dessins en 2017, j’ai fait un voyage de repérage à Bornéo en 2018 et la sortie est prévue pour 2024, donc on va compter sept ans en tout. Trouver des producteurs a été bien plus long la première fois. Cette fois, il y a certes eu le ralentissement Covid au milieu, mais je travaille presque en continu depuis 2017. »

« On se retrouve dans des bulles de confort, derrière des écrans qui nous coupent de la vie réelle. »

Les décors de Sauvages ! ont été créés en Bretagne par une quarantaine de personnes. De l’eau, des arbres, des ambiances particulières… Ils sont plus complexes que pour Ma vie de Courgette. Photo : Claude Dussez

Les voix et l’animatique

Dans Ma vie de Courgette, Claude Barras racontait la vie en foyer d’un petit garçon. Le film avait fait un carton à Cannes et au Festival d’animation d’Annecy, avant de séduire le public dans les salles, puis de remporter deux César. Avec Sauvages !, le Valaisan embarque le public pour un voyage dans la jungle de Bornéo. Il rencontrera Kéria, 12 ans, qui habite en ville avec son père. Elle adopte un orang-outan appelé Oshi. Un jour, son cousin Selaï va fuguer avec le petit singe et entraîner Kéria à sa suite. Dans la jungle, alors que Kéria renoue peu à peu avec ses racines, le trio va devoir affronter ceux qui coupent les arbres… Conte familial et fable écologique, ce film aborde ainsi les thèmes de la transmission entre les générations et de la déforestation.

Même sur les plateaux où l’on ne tourne pas, on s’active pour préparer décors et accessoires. Au total, une cinquantaine de professionnels et de techniciens ont travaillé sur le tournage. Photo : Claude Dussez

Une autre étape essentielle dans le pré-tournage est la création de l’animatique : un storyboard animé, avec des croquis très simples, sur lequel se basent les animateurs pour placer et faire bouger les marionnettes. « Cette animatique est la bible du tournage », explique Ludovic Delbecq, directeur de production. « Il est sommaire, succinct, mais il donne le cadre et l’action, et permet d’évaluer en amont la durée du tournage. C’est un dessin animé un peu brut qui s’utilise comme référence. Avant le tournage, le réalisateur a déjà pensé au cadrage, au rythme, au découpage… D’une certaine manière, le film existe déjà avec cette animatique, et sur les plateaux, on va concrétiser et personnifier l’histoire à l’aide des marionnettes et des décors. »

Les voix des personnages ont été enregistrées avant le tournage, sur l’animatique qui défile, afin que les animateurs puissent ensuite se caler dessus, notamment pour faire remuer les bouches. Michel Vuillermoz, qui faisait la voix du policier dans Ma vie de Courgette, joue ici le méchant contremaître. Benoît Poelvoorde fait la voix de Wutang, le père de Kéria, tandis que Laetitia Dosch a prêté son timbre à Jeanne, une biologiste en immersion dans la forêt qui ne veut plus rentrer chez elle. « On a tout enregistré en Belgique avec l’équipe qui s’occupe aussi du son post-prod », raconte Claude Barras. « Il y avait un grand studio et on a joué les séquences en bougeant pour enregistrer les voix en action. C’est un peu comme une répétition de théâtre et c’est pour être le plus naturel possible. »

Claude Barras a toujours aimé la nature et les animaux. Mais une figure l’inspire par-dessus tout : celle de l’activiste écologiste suisse Bruno Manser. Photo : Claude Dussez

« L’objectif est de produire environ quatre secondes de film par jour et par animateur. »

Bien que l’animatique soit une base solide, l’action ne fonctionne parfois pas comme elle avait été prévue. Par exemple, sur le plateau 6, une moto conduite par Wutang trône dans la jungle, tandis que Kéria et son cousin sont installés dans des paniers latéraux à l’arrière. Problème : Selaï doit essuyer la larme de Kéria et son bras est trop court pour lui toucher la joue. Finalement, il sera décidé qu’à la place, le jeune garçon rassure sa cousine en lui tenant la main. « On n’a pas trop le choix, mais ça peut être très joli », murmure Claude Barras.

C’est à Reignier, en France voisine, que toutes les marionnettes en pâte à modeler ont été fabriquées. Pendant le tournage, une équipe prend soin de les nettoyer ou de les réparer au Puppet Hospital... Photo : Claude Dussez

Les rôles sur le tournage

Dans les grandes halles de Martigny, il est impressionnant de découvrir le nombre de rôles différents. Les assistantes de réalisation centralisent les infos, le chef opérateur et son équipe s’occupent de tout l’aspect image, incluant les cadrages, la mise au point et les raccords lumières. Au Puppet Hospital, on prend soin des marionnettes, on les nettoie et on les répare si besoin. Au département rigging, on s’occupe des armatures qui maintiennent les marionnettes et permettent de les bouger. Il y a aussi le département compositing, qui, sur ordinateur, gomme en post-production ces armatures appelées « rig ». Ici, il s’agit aussi d’assembler des plans qui ont été tournés séparément et de créer le peu d’effets spéciaux qui nécessitent d’être faits en numérique.

Sur plusieurs plateaux, où l’on ne tourne pas en ce moment, s’active le set dressing, qui s’occupe d’installer les décors et les accessoires. Sur d’autres, les animateurs sont en plein tournage. « L’objectif est de produire environ quatre secondes par jour par animateur, c’est un rendement important », explique Ludovic Delbecq. « Claude est attendu au tournant, puisqu’il sort d’un succès, et la qualité artistique compte beaucoup. Nous avons ici un savant mélange de personnes qui ont travaillé sur des projets internationaux d’envergure en stop motion, par exemple pour Wes Anderson, Tim Burton ou le Pinocchio de Guillermo del Toro, et d’autres qui ont moins d’expérience. »

Avant d’atterrir à Martigny, Marie a par exemple travaillé en Pologne, au studio Sémaphore (qui a fait Pierre et le Loup), puis à Bristol, où est né Wallace & Gromit. « Je trouve génial d’avoir un contact direct et tactile avec les marionnettes et que tout soit fait à la main », sourit-elle, alors qu’elle vient de filmer une scène d’une dizaine de secondes où Kéria s’apprête à faire exploser un bulldozer. « Ce sont la patience et les détails qui donnent vie au personnage, et au bout d’un moment, on se prend d’affection pour eux et on s’y attache ! » Sur le plateau d’à-côté, Elie s’apprête à filmer Kéria qui s’effraie et fuit : « Une technique pour reproduire des mouvements réalistes est de se filmer soi-même », explique-t-il. « Dans ce cas, je me suis filmé en tenant un nounours, qui fait proportionnellement la taille du singe que Kéria tient dans ses bras. » L’animateur regarde ainsi ses propres mouvements sur une vidéo pour s’en inspirer. Il bouge une jambe, prend une photo depuis son ordinateur, retourne vers la marionnette et répète le mouvement, avant de troquer la bouche contre une autre, qui donne une expression davantage apeurée. Après avoir œuvré notamment sur Ma vie de Courgette et Interdit aux chiens et aux Italiens d’Alain Ughetto, Sauvages ! est le septième long métrage sur lequel travaille Elie.

Un engagement qui vient des tripes

Après avoir vécu dix ans à Genève, Claude Barras a réaménagé dans son Valais natal, à Venthône, sur les hauts de Sierre. En grandissant dans un petit village valaisan, le cinéaste dit avoir toujours aimé la nature et les animaux. Ado, une figure l’inspire : l’activiste écologiste suisse Bruno Manser. « Il était parti vivre dans la forêt, il a vécu avec le peuple Penan à Bornéo. Son opposition aux entreprises d’exploitation forestière et ses actions médiatisées m’ont fait rêver, et à la fois, m’ont révolté contre notre société. Je porte toujours son combat en moi. »

En 2018, avec l’aide de la fondation Bruno Manser, Claude Barras part en repérages à Bornéo. « J’ai assisté à une réunion de chefs de famille où ils parlaient de leur lutte contre la déforestation, puis je suis parti quelques jours dans la forêt avec une famille Penan qui vit de manière vraiment traditionnelle. J’avais un guide qui traduisait. Avant le départ, j’étais à la fois inquiet de partir sans repères, et très excité. Finalement, je me suis senti connecté, comme si je connaissais déjà ces lieux. C’est en étant là-bas que j’ai pris conscience de ce que je voulais vraiment raconter. » Et raconter quoi exactement ? « Cette histoire raconte aussi la mienne, d’où je viens et où l’on va. La modernité nous a tous et toutes déracinés, on se retrouve dans des bulles de confort derrière des écrans qui nous coupent des autres, de la nature et de la vie réelle. » Peut-on alors parler de cinéma engagé ? « Du moment que je passe sept ans sur un film, ça doit venir des tripes. Raconter une histoire est l’un des actes les plus politiques que l’on puisse faire. Les hommes politiques racontent des histoires en faisant croire que c’est la réalité, je fais pareil ! »

Le Valaisan éprouve un grand plaisir à travailler comme un artisan et à fabriquer quelque chose de tangible : « Quand on met ces marionnettes en lumière et qu’on commence à les faire bouger, même pour nous, c’est un petit miracle, on a l’impression qu’elles sont vivantes. » Malgré les joies de ce travail collectif extrêmement prenant, il avoue être épuisé : « On sent que c’est bientôt fini et on ne pourrait pas encore tenir des mois comme ça, car on est concentrés en permanence. À la fois, ça va faire du bien de sortir de cette bulle un peu obsessionnelle, mais en même temps, on va retourner à la vie individuelle et à l’ennui du quotidien. Il y aura un petit deuil à passer ! »

Cet hiver, le travail se poursuit avec la post-prod et les ajustements finaux. L’objectif est de terminer Sauvages ! en mars, afin qu’il ait des chances d’être sélectionné au Festival de Cannes ou à celui d’Annecy. La sortie en salle est prévue pour octobre 2024.

Même sur les plateaux où l’on ne tourne pas, on s’active pour préparer décors et accessoires. Au total, une cinquantaine de professionnels et de techniciens ont travaillé sur le tournage.

Claude Barras a toujours aimé la nature et les animaux. Mais une figure l’inspire par-dessus tout : celle de l’activiste écologiste suisse Bruno Manser.

C’est à Reignier, en France voisine, que toutes les marionnettes en pâte à modeler ont été fabriquées. Pendant le tournage, une équipe prend soin de les nettoyer ou de les réparer au Puppet Hospital…

L’histoire de Kéria et de son ourang-outan, Oshi, est à la fois un conte familial et une fable écologique. On y parle de transmission entre les générations et de déforestation.

Claude Barras

1973 Naissance le 19 janvier à Sierre.
1996 Obtient son diplôme d’illustration au sein de l’école Émile Cohl, à Lyon.
2002 Fonde avec Cédric Louis le studio Hélium Films à Lausanne. Collabore à l’Expo 02 en élaborant une soixantaine de clips d’animation.
2016 Sortie de Ma vie de Courgette, premier long métrage de Claude Barras, sur un scénario de Céline Sciamma.
2017 Ma vie de Courgette remporte le César du meilleur film d’animation et est nommé aux Oscars.
2018 Voyage à Bornéo et fait des repérages pour le scénario de son prochain film.
2023 Tournage de Sauvages ! de mars à septembre à Martigny.
1973 Naissance le 19 janvier à Sierre.
1996 Obtient son diplôme d’illustration au sein de l’école Émile Cohl, à Lyon.
2002 Fonde avec Cédric Louis le studio Hélium Films à Lausanne. Collabore à l’Expo 02 en élaborant une soixantaine de clips d’animation.
2016 Sortie de Ma vie de Courgette, premier long métrage de Claude Barras, sur un scénario de Céline Sciamma.
2017 Ma vie de Courgette remporte le César du meilleur film d’animation et est nommé aux Oscars.
2018 Voyage à Bornéo et fait des repérages pour le scénario de son prochain film.
2023 Tournage de Sauvages ! de mars à septembre à Martigny.
L’histoire de Kéria et de son ourang-outan, Oshi, est à la fois un conte familial et une fable écologique. On y parle de transmission entre les générations et de déforestation. Photo : Nadasdy Film

Économie
Le Valais, terre de tournage

Sauvages ! a pu compter sur le soutien de la Valais Film Commission (VFC). Créé il y a moins de trois ans, cet organisme vise à favoriser les tournages de productions étrangères ou locales en Valais (lire notre numéro de décembre 2022), dans le but de générer des retombées économiques et de favoriser la promotion et l’image du canton à travers les films tournés. « L’apport de la VFC et du canton est d’abord financier, mais également logistique et promotionnel », note Tristan Albrecht, fondateur de la Valais Film Commission. « Nous pourrions nous concentrer uniquement sur les films tournés en extérieur et utiliser nos paysages comme outil de promotion, mais il est important aussi de profiter de la narration d’un film, de l’aura d’une équipe ou d’un réalisateur et de tous les aspects artistiques ou techniques qui gravitent autour d’un film. » Dans le cas de Sauvages !, le film permet justement de montrer que le Valais ne se met pas uniquement en valeur via ses décors naturels classiques, mais qu’un tournage d’envergure en intérieur est possible. Un studio de cinéma, studio 13, est d’ailleurs actuellement en construction dans la région de Sion.

À noter que le dernier film d’Ursula Meier, La Ligne, et son précédent succès L’enfant d’en haut, tous deux tournés dans la région du Bouveret, ont offert un certain rayonnement au Valais. « La présence de Claude Barras, nominé aux Oscars, mais également originaire du Valais, permet de placer le canton sur la carte mondiale du cinéma », précise encore Tristan Albrecht. « L’impact économique direct d’un tournage de plus de sept mois sur le sol valaisan, avec la présence d’une équipe de plus de 40 personnes, est important. Les retombées indirectes liées à la sortie d’un tel film ne seront également pas négligeables. »

En novembre, la VFC s’est rendue au Festival de films francophones CINÉMANIA à Montréal, qui a choisi la Suisse comme pays d’honneur. Plusieurs films en lien avec le Valais (Laissez-moi de Maxime Rappaz ou La voie royale de Frédéric Mermoud) y ont été sélectionnés, tandis que Ma vie de Courgette a été projeté à l’occasion d’une table ronde sur le cinéma d’animation. Une exposition a mis en avant le travail du photographe valaisan Claude Dussez sur le plateau de Sauvages !. La Valais Film Commission a participé à une discussion sur les rôles et les défis en régions périphériques, afin d’aborder les possibilités de tournage en zones éloignées et l’utilité des commissions d’accueil dans ces régions. Actuellement, la VFC travaille sur la mise en place du tournage d’une coproduction Netflix, qui devrait avoir lieu en mars 2024. D’autres projets en cours de développement sont également prévus.