«Passer l’hiver»: La lutte dans tous ses états
Pour son prochain long-métrage, tourné dans l’arrière-pays du Jura vaudois, le réalisateur Pierre Monnard traite de la paupérisation des agriculteurs et de la disparition des petites exploitations sur fond de combats clandestins. En racontant l’histoire de deux frères, Steve et Joël, que tout oppose. Reportage dans la neige et le froid du Juraparc.
La nuit est tombée sur le Juraparc. La neige qui tapisse le sol donne au lieu une atmosphère fantômatique, presque lugubre. Une impression accentuée par la présence de la forêt alentours. Il manquerait presque le hurlement d’un loup pour apporter la petite touche finale à ce tableau. Le mercure, lui, continue de descendre en-dessous de zéro. Le parc animalier est fermé depuis quelques heures déjà. Pourtant, il règne une agitation étrange autour de cette colline, éclairée par deux projecteurs géants. Avec son équipe, Pierre Monnard se prépare à tourner une scène délicate. Elle a occupé ses pensées pendant toute la journée. Et pour cause… Il ne sait pas comment les bisons réagiront face à la caméra. Parviendra-t-il à obtenir l’image désirée ? Combien de prises sera-t-il en mesure de faire : une, deux ? Le réalisateur fribourgeois compte beaucoup sur l’expérience de Paolo Coelho. L’homme côtoye ce troupeau depuis une vingtaine d’années. C’est lui qui les nourrit au quotidien, sa présence et sa voix leur sont donc familières. « Lorsque nous sommes venus en repérage, il nous a montré ce qu’il pouvait faire : il arrive à les amener où il veut avec un morceau de pain ou une pomme. »
Un bison reste un bison. Un animal de plus de 600 kilos, sauvage, dangereux et imprévisible. Il sera donc impossible de pénétrer dans l’enclos avec les caméras. Et, pour tourner la rencontre de Steve et Joël, ses deux héros, avec l’un des mâles du troupeau, il faudra ruser et faire appel à une doublure bison : les images seront ensuite calées au montage. Encore faut-il que le bovidé se poste au bon endroit sur la colline… La tension monte d’un cran derrière la clôture. Il n’y a plus qu’une poignée de personnes autour de Pierre Monnard. Pour éviter d’effrayer les bêtes. Paolo est parti de l’autre côté de l’enclos pour ouvrir les barrières. Il appelle les bisons : « Allez, viens, gamin ! », en lançant quelques pommes dans la neige. Ce n’est plus qu’une question de minutes avant que les premières cornes apparaissent dans le nuage de brume. Aïe ! Le troupeau ne s’est pas présenté de front – comme imaginé. Méfiant sûrement, il a fait un petit détour par la butte, à droite, avant de s’approcher enfin de l’équipe de tournage, encouragé par les cris de son soigneur. Un silence religieux règne dans le parc. Maintenant, les bisons sont là, face aux caméras, ils fixent ces silhouettes sombres et immobiles derrière la clôture électrique. À se demander qui observe qui! Les minutes s’étendent, lentement, jusqu’à ce que le réalisateur ne libère tout le monde : « Coupez ! »
« On ne voit plus les Alpes… »
Pour les techniciens, il est temps d’aller se réchauffer dans le restaurant. Co-gérant du Juraparc depuis 2017, Christophe Chapuis a préparé une marmite de soupe aux légumes. Avec son équipe, il avait déjà servi les repas à 15 heures : croûte aux champignons ou poulet grillé, à choix ! « Apparaître au générique nous fera certainement de la pub, on ne peut pas refuser une telle opportunité », admet-il. Ce soir-là, le tournage se prolongera jusqu’à 22 heures. Il le sait. Mais faire des heures supplémentaires n’altère pas son enthousiasme: c’est son quotidien depuis vingt ans ! « Je suis arrivé ici comme ouvrier, j’ai tout appris sur le tas. » Il commence ses journées à 6 heures du matin. Soin des animaux, cuisine, service, administration… Il fait tout. Alors, un peu plus ou un peu moins ! « J’ai besoin que ça bouge, ça ne me gêne pas ! »
« L’histoire de ce film est assez âpre. Je cherchais des paysages qui incarnent cette dureté à l’écran. »
Pour Pierre Monnard, le Juraparc n’est qu’une étape dans son périple de deux mois dans le pays de Vaud. Le réalisateur a choisi ce décor pour son nouveau projet de film, Passer l’hiver, qui, comme son titre l’indique, se déroule dans un environnement plutôt hostile. « L’histoire est assez âpre. Je cherchais donc des paysages qui incarnent cette dureté. Ce que j’aime bien avec cette région, c’est que, dès qu’on se trouve dans l’arrière-pays du Jura vaudois, au fond de ces vallons, on ne voit plus les Alpes. En quelque sorte, on perd ses repères, cette présence, cet ancrage qui nous fait croire que tout va bien se passer. On se sent comme abandonné, désorienté, livré à soi-même, et la nature reprend ses droits. » Il tenait aussi à tourner au-dessus de 1000 m d’altitude pour être certain d’avoir un enneigement suffisant. Un pari qui a bien failli se révéler perdant à cause d’un mois de décembre clément. « Nous avons eu des moments de doute, nous avons même discuté de repousser les dates du tournage… » Cependant, Sainte-Croix, camp de base de l’équipe, et sa région ont fini par revêtir leur manteau blanc à temps pour permettre à Pierre Monnard de raconter l’histoire de Steve Chappuis.
« L’agriculture nous définit en tant que Suisse, elle fait clairement partie de notre identité. »
L’extinction d’une forme de Suisse
Le pitch ? Cette force de la nature, adepte de la lutte suisse, est le cadet d’une famille d’agriculteurs, amené à reprendre l’exploitation à la mort de son père. Mais rien ne se passe comme prévu : les dettes s’accumulent et mettent en péril la pérennité de la ferme. Petit délinquant notoire, à peine sorti de prison, son frère aîné, Joël, l’encourage alors à participer à des combats clandestins en France pour tenter de sauver l’exploitation. Ce thème de la paupérisation des agriculteurs en Suisse a tout de suite séduit le Fribourgeois : ses grands-parents avaient une ferme du côté de Prez-vers-Siviriez. « J’ai vécu à la campagne, proche de ce milieu-là. À mes yeux, l’agriculture nous définit en tant que Suisse, elle fait partie de notre identité. » Il voit pourtant que, vaincues par un système ultra-libéral, les petites exploitations disparaissent les unes après les autres. Elles sont souvent vendues, rénovées, et perdent leur caractère agricole. « Nous nous trouvons à un moment charnière », analyse-t-il. « Nous assistons à l’extinction d’une certaine forme de Suisse avec laquelle j’ai grandi, cette image d’Épinal, avec ses vaches et son fromage, qui restait associée à notre pays. »
Avec Passer l’hiver, il s’agissait également de « moderniser » ce genre cinématographique, typiquement suisse, appelé Heimatfilm, dont l’histoire se déroule tradtionnellement dans le milieu paysan ou dans les montagnes. Fondateur de P.S. Productions, Xavier Grin a logiquement pensé à Pierre Monnard pour ce projet. « Parce qu’il apprécie la manière dont je filme les paysages », précise ce dernier. Le Fribourgeois a en effet l’art de sublimer les décors naturels. Théâtres des saisons 1 et 2 de la série Wilder, Urnerboden, au cœur des Alpes glaronaises, et le Jura vaudois (déjà) se sont révélés d’une photogénie inattendue sous son regard bienveillant. Pour la série Hors Saison, il a aussi mis un point d’honneur à magnifier Champéry et le Val d’Illiez. « Si on tombe amoureux d’une région, on va la filmer de manière différente : avec plus d’amabilité et une envie de faire passer cette singularité qui nous a plu à travers nos images », nous expliquait-il en 2022.
Avec ce long-métrage, Pierre Monnard est dans son élément. Au milieu de la forêt. Les deux pieds dans l’or blanc. Avec ce thermos de thé qui ne le quitte jamais. Il aime tourner en hiver. « Avoir de la neige à l’écran est une plus-value productionnelle incroyable. C’est une sorte d’effet spécial qui donne une identité, une atmosphère et une signature visuelle très fortes au film. » Mais, et il l’admet volontiers, cela exige une faculté d’adaptation pour chacun des membres de l’équipe. « Les journées sont plus courtes en hiver. Or, le temps, sur un plateau de tournage, est toujours l’ennemi n° 1 », explique le réalisateur. « Les transports sont plus compliqués, les décors sont plus difficiles à atteindre et nous rencontrons régulièrement des soucis techniques. » Les dix jours de tournage, à la ferme, a mis les objectifs des caméras à rude épreuve, à cause de la condensation. « Nous avons dû les chauffer pour les conserver à une température constante. » Mais le Fribourgeois pense aussi à ses comédiens qui affrontent les éléments sans rechigner – à l’instar de Karim Barras, alias Joël, qui a tourné sa toute première scène avec un vent à décorner un bœuf. « Cela demande une discipline et une certaine forme d’endurance. Il faut bien se nourrir, bien s’hydrater, se coucher tôt. L’organisme est vraiment mis à contribution. » Mais, pour le réalisateur, ce froid permanent et ces décors enneigés servent le propos du film. « Il y a l’idée du combat de l’homme contre la nature. Rien n’est simple, tout est dur… »
Un lutteur pour le premier rôle
Passer l’hiver est d’ailleurs une déclinaison de différentes formes de lutte. Il y a la lutte au sens littéral du terme. Celle que l’on pratique dans un rond de sciure, avec une culotte en toile de lin, et cet espoir de participer un jour à la Fête fédérale. Ou celle, plus tordue, plus féroce, qui verse dans la clandestinité. « Mais il y a aussi la lutte au sens figuré », ajoute Pierre Monnard. « La lutte contre la société, contre le libéralisme, la lutte entre ces deux frères qui ne partagent pas la même vision du monde… » Une question est alors vite arrivée sur la table: qui pourrait tenir le rôle de Steve ? Fallait-il choisir un comédien professionnel ou un athlète ? « Assez rapidement, il est apparu qu’il nous fallait quelqu’un avec des connaissances de la lutte suisse et des combats », répond le Fribourgeois.
Les premiers athlètes qu’il rencontre en Suisse romande sont également des agriculteurs. Mais, pour eux, il était inimaginable de mettre leur activité entre parenthèses pendant trois mois pour se consacrer à un projet de film. Et puis, le hasard a placé Maxime Valvini sur la route du réalisateur. Ce Genevois de 26 ans pratique la lutte depuis l’âge de sept ans, il dispute des championnats de jiu-jitsu et de grappling en Europe et le milieu du cinéma n’est pas totalement inconnu pour lui : sa mère est maquilleuse et lui, a travaillé comme perchman sur le tournage de deux séries de la RTS, Quartier des Banques, puis Cellule de crise. « En fin 2019, nous avons fait des essais avec lui, une petite vidéo au milieu des vaches, dans la ferme de mes cousins, puis au club de lutte d’Oron-la-Ville. » Signe du destin ou pas ? Pierre Monnard décide de lui faire confiance. « Nous avons suffisamment de problèmes à régler dans la préparation d’un film pour pouvoir accepter les cadeaux quand ils se présentent », philosophe-t-il.
Pour Maxime Valvini, le défi est colossal : comédien débutant, il est presque de toutes les scènes du film. Il a d’abord dû reprendre des entraînements spécifiques pour retrouver les bons gestes du lutteur. « On m’a demandé de prendre de la masse, j’ai donc modifié ma façon de manger », précise-t-il. Pour le rôle de Steve, il a été coaché par le comédien, Bruno Todeschini, un ami de la famille. Quant aux combats, tournés de nuit en février, et parfois jusqu’à 3 heures du matin, ils ont été chorégraphiés par Cyril Raffaelli, cascadeur français, qui habite à Ollon et qui a travaillé sur des blockbusters comme Die Hard 4 ou Le Transporteur. « Avoir quelqu’un qui sait combattre permet de gagner du temps », explique Pierre Monnard. « Maxime parle le même langage, il comprend très vite ce qu’on attend de lui. » Le Genevois peut aussi compter sur son binôme, Karim Barras, son frère aîné à l’écran, qui n’hésite pas à lui donner des conseils quand il a besoin. « Mais cela va dans les deux sens, l’expérience ne fait pas tout », ajoute l’acteur franco-suisse. « Il m’aide autant que je l’aide. L’objectif est de trouver les endroits où nous nous sentons bien tous les deux, où nous sommes connectés pour que la scène claque à l’image. »
« Utiliser ton corps pour t’en sortir »
Pierre Monnard est satisfait de l’alchimie qui s’est créée entre Maxime et Karim. Elle était d’autant plus fondamentale qu’il y a peu de personnages dans le film. Les deux frères, la mère, la vétérinaire, quelques rôles secondaires… Toute l’histoire repose donc sur cette rivalité entre Steve et Joël. Entre la tradition et la modernité. Entre la campagne et la ville. « En rupture avec son père, Joël a très vite fui cette culture, préférant se tourner vers la petite criminalité et profiter de la vie. Avec le retour de son frère à la ferme, Steve va entrer dans cette modernité de manière violente », révèle le réalisateur. En 2017, le Fribourgeois avait tourné un documentaire, Blood Business, dans les quartiers défavorisés de Cleveland autour du commerce de plasma sanguin. Il y voit un parallèle avec ce film. « Que te reste-t-il quand tu n’as plus rien ? Quand tu es abandonné de tous ? Tu peux choisir d’utiliser ton corps pour t’en sortir. Il y a quelque chose d’instinctif et de basique dans cette réaction. » Steve en fera l’amère expérience. Jusqu’à jeter l’éponge et cesser de se battre ?