Simon Berger « Créer de la beauté par la destruction »
En cinq ans, l’artiste bernois s’est imposé dans le monde de l’art grâce à ses portraits « graves » dans le verre à coups de marteau. Visite dans son atelier à Niederönz.
Comment imaginez-vous l’atelier d’un artiste ? Il y a la version romantique, avec de larges baies vitrées qui distribuent généreusement la lumière dans l’espace et offrent une vue inspirante sur l’horizon. Assoupis contre les murs immaculés, des tableaux attendent patiemment d’être exposés. Et puis, il y a la version triviale, où on a l’impression de pénétrer dans l’antre d’un bricoleur ou d’un ouvrier spécialisé. On y découvre des outils, des bidons en aluminium, des restes de matériaux hétéroclites en rangs d’oignons… L’atelier de Simon Berger, à Niederönz, près d’Herzogenbuchsee, appartient à la deuxième catégorie. Deux petits « garages » mitoyens où le désordre répond à une certaine logique. D’un côté, la matière brute, en cours de préparation ; de l’autre, des œuvres prêtes à l’envoi. Ce jour-là, son assistant est justement occupé à couper des carreaux de verre, après les avoir passés à la flamme.
À l’étroit, Simon Berger s’apprête pourtant à déménager, à trente minutes d’ici, afin d’avoir plus de place pour créer. Il ne quittera pas le village pour autant: il habite à l’étage, avec sa femme et sa fille de trois ans. On comprend cet attachement au moment de s’installer derrière le bâtiment, sur la terrasse, à l’ombre d’un arbre. Un clapier, avec des poules et des lapins, un mini potager, un chat noir qui vient se prélasser dans l’herbe… L’artiste apprécie la quiétude des lieux. Avec son jardin, cette maison est son refuge. Un havre de paix où il aime à se ressourcer. Car, depuis cinq ans, depuis cette première exposition à Bâle, la vie de l’artiste bernois a complètement changé. Elle a pris une densité qu’il n’aurait jamais imaginé, même dans ses rêves les plus fous. Il vient d’ailleurs de revenir d’un voyage aux Caraïbes, en République dominicaine, pour participer au vernissage de son premier accrochage en Amérique latine.
« Je ne savais pas ce que j’allais y exposer, mais j’avais envie que le sujet corresponde à l’histoire du pays, qu’il soit connecté avec le lieu et avec sa population», explique-t-il. Simon Berger a alors entendu parler de l’histoire des sœurs Mirabal, Patria, Minerva et Maria Teresa, trois héroïnes de la lutte contre le dictateur Rafael Trujillo, assassinées en 1960. Il décide de faire leur portrait, en utilisant l’intelligence artificielle. « Il existe une foule de représentations de ces trois femmes en République dominicaine. Je souhaitais livrer ma propre interprétation, en mixant leurs portraits avec l’IA. » Il crée le triptyque en direct au Musée d’art moderne et, au moment de dévoiler ses œuvres aux visiteurs, il rencontre la fille de Minerva. « Visiblement bouleversée, elle m’a dit que le portrait de sa mère ressemblait, à s’y méprendre, à elle-même quand elle était plus jeune… » Mission remplie !
Simon Berger
Provoquer de l’émotion
Simon Berger ne s’en cache pas : il est devenu artiste pour ressentir – et provoquer – ce genre d’émotions. Charpentier de formation, il a toujours eu une attirance pour l’art. Il se souvient de cette œuvre, accrochée au mur, chez son dentiste, qu’il contemplait, bouche béante, quand il était gamin. Mais, le déclic, il l’a le jour où il peint le portrait de sa (future) femme à l’aérosol pour son anniversaire. « J’ai vu tellement de joie dans ses yeux, sur son visage, que j’ai eu envie de recommencer », admet-il. « L’art est un vecteur de bonheur, un booster d’émotions… Je n’avais jamais reçu autant de reconnaissance dans mon métier précédent. »
À ses débuts, le Bernois cherche sa voie. Il travaille différentes techniques, explore différents matériaux : le bois, les carrosseries de voitures, le métal… Au fil des ans, il sent pourtant monter une certaine frustration. « J’étais à Berlin, pour une exposition. Je n’étais pas totalement heureux de ce que je montrais, j’avais le sentiment de ne pas pouvoir m’exprimer comme je le souhaitais. J’étais dans mon lit, je n’arrivais pas à trouver le sommeil, tant j’étais déterminé à trouver un nouveau médium, quelque chose que personne n’avait vu jusque-là. » L’idée d’utiliser le verre lui traverse alors l’esprit. La technique, simple, s’impose d’elle-même : briser la matière avec un marteau, par des frappes précises, pour réaliser des portraits figuratifs. Simon Berger s’enferme dans son atelier pour expérimenter, essayer, se perdre parfois. Jusqu’à trouver le bon geste.
Pourquoi avoir choisi la femme comme thème de prédilection ? Il y a d’abord sa fascination pour le visage féminin, tandis que ses amis d’enfance « se concentraient sur d’autres partie du corps ». Surtout, dans cette volonté de « créer de la beauté par la destruction », la femme symbolise parfaitement cette grâce, cette élégance, qu’il cherche à exalter. Il cherche des images sur le Net ou dans les magazines. Il tente ensuite de les reproduire dans le verre. Par des coups de marteau, parfois appuyés, parfois saccadés. « C’est la préparation qui prend le plus de temps », précise-t-il. « Une fois que j’ai tous les éléments en main, vingt minutes me suffisent pour réaliser une œuvre. »
Simon Berger en pleine sculpture sur verre.
La magie opère immédiatement. Le visage semble « gravé » dans le verre et se gave de lumière pour souligner les courbes d’une bouche, la profondeur d’un regard. Simon Berger n’en a pourtant pas encore conscience. S’il travaille son premier verre en 2016, il n’organise sa première « expo » qu’en 2019. « Seul dans mon atelier, je m’étais habitué à mon art. Je ne m’attendais pas à ce qu’il suscite autant de réactions positives. » Les gens sont hypnotisés par ces portraits. Ils les partagent sur les réseaux sociaux. Originale et insolite, sa technique interpelle et fascine. Une commande, arrivée via Instagram, finit par établir la réputation de l’artiste bernois autour du monde.
Portrait de Kamala Harris
En octobre 2020, Chief Network lui demande en effet de créer le portrait de Kamala Harris, première femme à occuper le poste de vice-présidente des États-Unis, pour le Musée national de l’histoire des femmes, à Washington. « Je n’étais pas sûr de vouloir le faire, je n’avais pas conscience de l’impact que cette œuvre pourrait avoir sur ma carrière. » C’est la galerie Artstübli, et son fondateur, Philipp Brogli, à Bâle, qui le convainquent d’accepter le défi. Car c’en est un ! « Il est plus difficile de réaliser le portrait d’une personnalité célèbre, car chaque individu a une image d’elle en tête », admet le Bernois. « Je ne fais donc que proposer ma propre vision de cette personne. » C’est ce qu’il vient de faire encore pour la Fondation Gianadda, en créant le portrait de son fondateur, Léonard, récemment décédé…
« Il y avait beaucoup trop en 2023. Même si j’aime travailler sous pression, j’ai appris à dire non. »
En cinq ans, Simon Berger est entré dans une autre dimension. Les commandes affluent. Les expositions se succèdent. Dans la galerie Alte Brennerei, à Soleure, il vient d’utiliser d’anciens vitraux pour créer une nouvelle église, en s’inspirant du chef-d’œuvre de Jérôme Bosch, Le Jardin des délices. Il présentera aussi ses « tableaux » à Montreux pendant l’été, chez Laurent Marthaler, aux côtés de Pierre-Alain Münger, autre disciple de la destruction artistique. « En 2023, il y avait beaucoup trop », souffle le Bernois. « Je suis arrivé à Noël sur les rotules. Même si j’aime travailler sous pression, j’ai appris à dire non, à choisir les projets qui me semblent les plus intéressants… » Une chose est sûre : Simon Berger n’a pas changé. Malgré le succès. Malgré cette popularité soudaine. S’il a assimilé les codes singuliers de l’art, s’il espère publier bientôt une monographie sur son travail, il reste accessible, humble, appréciant le bon vin et la gastronomie. Quant à son ambition, elle n’est pas de « rendre le monde meilleur », mais d’offrir « l’œuvre la plus authentique possible », afin de provoquer cette petite étincelle dans le regard du public.
Exposition de Simon Berger et Pierre-Alain Münger, chez Laurent Marthaler Contemporary, avenue des Alpes 80b, à Montreux. Du 27 juin au 30 septembre.