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Fashion: La haute couture séduit le petit écran

Les plateformes de streaming courent après la mode. Rien que depuis le début de l’année, trois nouvelles séries retracent les parcours de grands couturiers : Becoming Karl Lagerfeld, Cristobal Balenciaga, et The New Look. Comment expliquer un tel engouement  ?

Off Magazine vous présente une enquête sur l’impact de la mode dans le cinéma.

Juliette Binoche dans le rôle de Coco Chanel
Située dans le Paris de la Seconde Guerre mondiale, la série The New Look est centrée sur Christian Dior, étoile montante de la mode, et Coco Chanel, interprétée par Juliette Binoche. Photo : Lorenzo Agius

« J’ai tout donné à la maison Chloé », lance Karl Lagerfeld (Daniel Brühl). « Non, ce que tu as fait, c’est m’utiliser dans ta petite guerre avec tes rivaux, avec le seul but de leur montrer que tu pouvais réussir », rétorque Gabrielle Aghion (Agnès Jaoui), fondatrice de la marque. Cette scène de la série Becoming Karl Lagerfeld, adaptée du best-seller Kaiser Karl de Raphaëlle Bacqué et sortie le 7 juin sur Disney+, en dit long sur le parcours du créateur et le monde de la haute couture en général. Tout ne serait-il qu’une histoire d’ego  ?

En 1972, Karl Lagerfeld est un styliste de prêt-à-porter inconnu du grand public, qui vit depuis peu à Paris avec sa mère et travaille pour Chloé. En quête éperdue de reconnaissance, l’Allemand ne rêve que d’égaler, ou plutôt de surpasser, son grand rival Yves Saint Laurent, génie de la haute couture. Glamour, conflits, gloire, trahisons et passions destructrices sur fond de fêtes grandioses : voilà ce que mettent en scène les six épisodes de la mini-série, réalisés par Jérôme Salle et Audrey Estrougo. Avec au cœur de l’intrigue, la relation tumultueuse entre Lagerfeld et Jacques de Bascher.

Côté casting, Théodore Pellerin illumine l’écran sous les traits de Jacques de Bascher, et le triangle amoureux central qu’il forme avec Daniel Brühl et Arnaud Valois en Yves Saint Laurent fonctionne particulièrement. Quant à Alex Lutz, il est parfaitement crédible en Pierre Bergé : « La mode me touche beaucoup », nous avait confié ce dernier lors des Rencontres du 7e art en 2023, le festival créé par le comédien suisse Vincent Perez. À ce moment-là, il venait d’être annoncé au casting de la série Becoming Karl Lagerfeld, qui n’avait pas encore été tournée. « Il y a tellement de petites mains et de savoir-faire séculaire, le choix des étoffes, des tissus, la manière de les couper, les broderies… C’est vraiment de l’art. Quant à Pierre Bergé, Yves Saint Laurent et Karl Lagerfeld, leurs histoires d’amour et sentimentales sont vraiment liées à leur travail et à leur créativité. »

Les relations humaines sont en effet dépeintes en long et en large dans la série, avec une intensité qui embarque facilement le public au cœur de l’intrigue. Les belles idées de mise en scène et la bande son enthousiasmante (Nina Simone, A-ha, Petula Clarke…) font tout leur effet, tandis que les décors luxueux, les looks et les interprétations brillantes viennent finir de convaincre de la qualité de Becoming Karl Lagerfeld. Le bémol : nous aurions voulu voir davantage de croquis, de dessins, de tissus découpés, cousus, ajustés, de podiums, de mode, en fin de compte.

2024, l’année fashion pour le streaming  ?

Outre le Kaiser, deux autres grandes séries témoignent du regain d’intérêt des plateformes de streaming pour le milieu de la mode. Cristóbal Balenciaga (aussi sur Disney+) et The New Look (Apple TV+), toutes deux sorties en début d’année. La première s’inspire de la vie du créateur espagnol à partir de sa première collection de haute couture parisienne, en 1937. Alors qu’il habillait l’élite de la société en Espagne, ses tenues ne rencontrent pas le même succès dans la capitale de la sophistication, qui a comme référence Dior ou Chanel… Située dans le Paris de la Seconde Guerre mondiale, The New Look est justement centrée sur Christian Dior, étoile montante de la mode, et Coco Chanel, dont le règne touche à sa fin.

« La mode touche de nombreux domaines comme la sociologie, l’histoire ou le savoir-faire. »

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la série Cistóbal
La série Cristóbal Balenciaga s’inspire de la vie du créateur espagnol à partir de sa première collection de haute couture parisienne en 1937. Photo : Caroline Dubois – Jour Premier – Disney

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Daniel Brühl dans le rôle de Karl Lagerfeld
Après s’être glissé dans la combinaison de Niki Lauda dans Rush, Daniel Brühl campe le Kaiser Karl dans la série Becoming Karl Lagerfeld. Photo : David Herranz

Point commun entre ces trois productions télévisuelles : elles parlent en tout cas autant de vies amoureuses, de scandales, de rivalité ou de politique que de haute couture – si ce n’est plus. À cet « effet de mode » (citons comme précurseur le roi des séries, Ryan Murphy, qui avait déjà pénétré le fashion univers avec The Assassination of Gianni Versace en 2018 et Halston en 2021), nous pouvons encore ajouter la minisérie d’Arte, Luxe, la fabrique du rêve, et le passionnant documentaire de Kevin Macdonald, John Galliano, qui a bénéficié d’une sortie sur grand écran en avril dernier. En plus des biopics et des docus, les fictions ont aussi la cote. La preuve avec Le successeur, de Xavier Legrand, sorti en février, qui a pour personnage principal le nouveau directeur artistique d’une célèbre maison de haute couture française. Même topo avec la série La maison, qui sortira sur Apple TV+ en fin d’année.

« Je joue un chef de famille assez dur, autoritaire, designer d’une maison de haute couture centenaire, qui doit tout à coup descendre de son trône pour se remettre en question », nous avait confié Lambert Wilson lors de notre rencontre au Festival de Locarno. Bien entouré (Carole Bouquet, Zita Hanrot, Amira Casar, Pierre Deladonchamps, Antoine Reinartz et Anne Consigny sont aussi au casting), le comédien nous promettait alors une intrigue faite de « scandale et rivalité ». Mais alors, pourquoi cet engouement, particulièrement flagrant aujourd’hui  ? Qu’est-ce qui fascine scénaristes, cinéastes, plateformes et public  ? La mode, ou plutôt le scandale qui l’accompagne, quasi inévitablement  ?

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mini-série Halston
Portée par Ewan McGregor, la mini-série Halston raconte l’histoire de ce créateur de mode américain narcissique et incontrôlable dans le New York des années 70-80. Photo : Atsushi Nishijima / Netflix

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documentaire sur John Galliano
Le documentaire passionnant de Kevin Macdonald sur John Galliano revisite les zones d’ombre du styliste britannique – dont l’épisode des insultes antisémites proférées sur une terrasse parisienne en 2011. Photo : David Harriman

Un désir de sensationnel

Avant toute chose, rappelons que mode et cinéma ont toujours fait bon ménage. « Le film Falbalas (ndlr. qui a donné envie à Jean-Paul Gaultier de devenir couturier), datant de juin 1945, montre la vie dans une maison de couture durant l’Occupation », relève Anna-Lina de Pontbriand, directrice du Musée suisse de la mode (MuMode) à Yverdon-les-Bains. « Mais il s’agit surtout d’une critique sociale, d’un reflet de la société. Si la mode a toujours été présente dans la production cinématographique, il y a clairement un focus sur cette thématique en mettant en exergue des couturiers de renom. Depuis quelques années, on prend conscience que la mode n’est pas un sujet superficiel et qu’elle touche de nombreux domaines comme la sociologie, l’histoire, l’économie ou le savoir-faire. Aujourd’hui, la haute couture est l’un des personnages du film. Il s’agit plus d’un moteur que d’un prétexte. Le public pénètre dans les coulisses, voit le processus de création, mais aussi les sacrifices pour arriver à l’excellence, ce qui se cache derrière le glamour et les paillettes. Tout cela en assouvissant un désir de sensationnel et de rêve, à travers des parcours atypiques. »

Le rêve. Le sensationnel. Du Diable s’habille en Prada (2006) à House of Gucci (2021), en passant par les deux films sur Yves Saint Laurent sortis en 2014, voilà ce que promet le biopic de mode, « devenu un genre en soi », aux yeux de Chicca Bergonzi, responsable de la programmation à la Cinémathèque suisse : « Un filon cinématographique s’est créé », explique celle qui a aussi travaillé pour la direction artistique du Festival de Locarno. « Les séries sur des stylistes fonctionnent très bien, au même titre que les biopics sur la musique. Le cinéma s’approprie le monde de la mode pour souligner à quel point celle-ci influence notre style de vie occidental, à quel point elle est indissociable de notre quotidien, même à notre insu. » Et de nommer The September Issue, document sorti en 2009 montrant Anna Wintour et son entourage réaliser le numéro Vogue de septembre. L’arrivée des réseaux sociaux a ensuite marqué une étape supplémentaire, faisant de la mode un sujet marketing. Chicca Bergonzi précise que, les plateformes étant nombreuses, elles ont besoin de contenu pour se nourrir, face à un public demandeur. Un engouement qui n’a donc rien d’un hasard. « Le selfie a placé la mode au centre de notre culture visuelle », abonde Aude Fellay, chercheuse et enseignante en mode et design à la HEAD. « Il a produit une forme de conscience augmentée de la manière dont nous nous présentons au monde, et la mode en bénéficie. »

10 films sur la mode

1945 Falbalas, de Jacques Becker.
1957 Funny Face, de Stanley Donen.
1966 Blow up, de Michelangelo Antonioni.
1994 Prêt-à-porter, de Robert Altman.
2006 Le diable s’habille en Prada, de David Frankel.
2008 Coco avant Chanel, d’Anne Fontaine.
2009 The September Issue, de R. J. Cutler.
2014 Yves Saint Laurent, de Jalil Lespert, et Saint Laurent de Bertrand Bonello.
2021 House of Gucci, de Ridley Scott.
1945 Falbalas, de Jacques Becker.
1957 Funny Face, de Stanley Donen.
1966 Blow up, de Michelangelo Antonioni.
1994 Prêt-à-porter, de Robert Altman.
2006 Le diable s’habille en Prada, de David Frankel.
2008 Coco avant Chanel, d’Anne Fontaine.
2009 The September Issue, de R. J. Cutler.
2014 Yves Saint Laurent, de Jalil Lespert, et Saint Laurent de Bertrand Bonello.
2021 House of Gucci, de Ridley Scott.

« On se réveille tous les matins en pensant à comment on va se présenter, comment on veut être perçus », arguait pour sa part Daniel Brühl, l’interprète de Karl Lagerfeld, lors du festival Canneseries. « Nous sommes tous un peu vaniteux. C’est intéressant d’en apprendre plus sur ceux qui fabriquent nos vêtements. C’est pour ça qu’autant de monde apprécie les histoires de mode selon moi. » Pour Alex Lutz, « la mode a traversé des époques, des crises et des souverainetés économiques. Aujourd’hui, c’est un patrimoine, elle a un vrai passé et il y a suffisamment de matière pour y piocher des histoires ».

« Le selfie a produit une forme de conscience de la manière dont nous nous présentons au monde. »

Réalité augmentée

Ainsi, dans le monde de la haute couture, tous les bons ingrédients semblent réunis pour la recette du succès, celle qui captivera le public : glamour, faste, excès, drame, intrigue aussi vraie qu’improbable… une sorte de réalité augmentée, où tout est plus extrême. « Le monde du luxe est un lieu d’exception où tous les coups sont permis au nom du rêve », note Aude Fellay. « Sa beauté ET sa laideur participent à son intérêt cinématographique. Le documentaire sur John Galliano en est un bon exemple (ndlr. il met au centre les insultes racistes et antisémites qu’avait tenues le couturier ivre sur la terrasse d’un bar en 2011). »

Une raison tout autre qui incite les scénaristes à se focaliser davantage sur une personnalité que sur la mode même peut aussi être liée aux droits et aux coûts de production : « Prenez un biopic comme House of Gucci », illustre Chicca Bergonzi. « J’imagine qu’en utilisant de vraies robes ou en recréant des défilés, le budget doublerait. Les scénaristes se focalisent alors sur l’aspect voyeuriste des personnages plutôt que sur les créations. De plus, il y a un droit à l’image. Il n’est pas sûr que la maison soit d’accord avec ce qui est raconté, à moins que le créateur travaille directement sur la production. » Dans les exemples récents, Chanel a par exemple participé à la création de tenues pour le personnage de Gabrielle Chanel dans la série Cristóbal Balenciaga, tandis que Dior a donné accès à ses archives afin que l’équipe de The New Look puisse recréer sa première collection de 1947.

Selon Anna-Lina de Pontbriand, ce genre de séries ont – et auront – un impact positif sur les maisons de couture : « C’est un vecteur de communication très fort. La sortie du film House of Gucci pouvait laisser présager des conséquences désastreuses (ndlr. en raison d’un portrait peu glorieux dressé de la famille), mais ce fut le contraire. Il y a eu un grand engouement pour les pièces de la marque de luxe. » Selon elle, il en sera de même pour Becoming Karl Lagerfeld, même si tous les personnages principaux en prennent sérieusement pour leur grade. À noter encore qu’avec le Covid, l’impact des influenceurs et influenceuses, ainsi que la concurrence des plateformes de streaming, tout le monde se lance dans l’aventure. Un « effet de mode » qui risque donc aussi de passer…

HISTOIRE
Des icônes mode aux stratégies des marques

Depuis sa naissance, le cinéma a influencé la mode et vice versa. La construction du star system à Hollywood dans les années 30 a vu naître les premières icônes mode, que sont devenues Greta Garbo, Marlene Dietrich ou encore Lauren Bacall. Chez les hommes, le lien entre la haute couture et les stars s’affirme dans les années 50, avec Marlon Brando ou James Dean. Dès les années 60, le cinéma influence aussi le prêt-à-porter, avec des icônes telles que Brigitte Bardot, Jane Birkin ou Diane Keaton. Certaines stars ont entretenu une relation particulière avec un couturier. À l’image d’Audrey Hepburn, habillée par Givenchy dans Sabrina, qui lui signera à nouveau ses costumes sur Funny Face et Breakfast at Tiffany’s, ou Catherine Deneuve et Yves Saint Laurent, dont la collaboration naîtra avec Belle de jour : « Dans ces cas-là, le styliste n’habille pas le film, mais uniquement la star, l’icône », note Chicca Bergonzi.

Armani a signé les costumes de Richard Gere dans American Gigolo et Les intouchables, Michael Douglas est habillé par Nino Cerruti dans Basic Instinct, tandis que Chanel a designé les tenues de Victoria Abril dans Talons aiguilles. Enfin, le nom de Jean-Paul Gaultier est intimement lié au cinéma, avec de nombreuses collaborations sur des films (Le 5e élément, La cité des enfants perdus), des cinéastes (Pedro Almodóvar), des stars et des défilés/collections hommages à des films cultes. Si la mode – et certaines marques – ont pu apparaître de manière organique dans des séries telles que Sex and The City ou Emily in Paris, truffées de placements de produits, elle est désormais stratégiquement déployée par les marques qui « habillent » films et séries, selon Aude Fellay : « Si l’on prend des films comme Challengers, Dune ou Barbie, c’est bien la mode couplée à la célébrité qui dirige l’attention vers ces productions. Ce que la mode fait pour ce genre de films est inestimable. Elle assoit et produit en partie l’importance culturelle du film. »

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Costumes par Armani
Photo : David Herranz