Molière est-il un imposteur ? A-t-il réellement écrit de sa main ces classiques du théâtre : L’École des femmes, L’Avare ou Le Bourgeois gentilhomme ? Ou a-t-il profité du talent de Pierre Corneille ? La question ulcère ses disciples. Forcément. Elle ne date pas d’hier, puisqu’elle fut initiée par Pierre Louÿs, poète et romancier français, au début du XXe siècle. L’homme s’est demandé comment ce comédien, à la fois tapissier du roi et directeur d’une troupe de théâtre, présumé sans éducation littéraire, pouvait-il être le père de ces chefs-d’œuvres. Il fonde sa théorie sur un fait historique : au XVIIe siècle, la tragédie est considérée comme le genre noble et ses auteurs signent toujours leurs œuvres, au contraire de leurs comédies qu’ils préfèrent vendre au plus offrant. Or, à cette époque, il était monnaie courante d’écrire à quatre mains.
Ces arguments suffisent-ils à installer Jean-Baptiste Poquelin sur le banc des accusés ? Non. Mais ses détracteurs relèvent également une certaine ressemblance entre les pièces de Molière et celles de Corneille. Et font remarquer qu’il n’a laissé aucun manuscrit ou ébauche de pièce à la postérité. Ce débat a continué d’échauffer les esprits dans l’Hexagone entre les pro- et les anti-Molière. Pour Jean-Laurent Cochet, pensionnaire de la Comédie-Française et professeur de théâtre reconnu, le doute n’est pas permis : « Molière n’a pas écrit un mot ». Historien, Franck Ferrand date même le début de l’imposture à 1658, année de la première rencontre entre Jean-Baptiste et Pierre. Depuis ce jour, son style d’écriture change du tout au tout. Pour les amoureux de Molière, Francis Huster en tête, cette « affaire » n’est qu’une fable, bâtie sur une addition de légendes, plus farfelues les unes que les autres. Une argutie que les dernières études réalisées grâce à l’intelligence artificielle semblent corroborer: les pièces de Molière porteraient bien sa signature. Clap de fin !
La méticulosité d’un enquêteur
Cette histoire, véridique, est le pitch de départ du dernier projet théâtral de Jacques Sallin, intitulé Le Miracle Molière. Un spectacle itinérant qui a tourné dans la campagne genevoise pendant tout l’été, s’arrêtant chez les vignerons à Jussy, Peney ou Peissy pour une expérience forcément singulière. L’homme est coutumier du fait. En 2023, et pour la troisième fois, il avait proposé une balade dans un tramway historique, Tram’Drames, afin de raconter les faits divers sanglants qui ont fait trembler la cité de Calvin. Et, un an plus tôt, il s’était inspiré des contes et des légendes du canton pour écrire Le Charroi de la Michée et, là encore, l’emmener sur les routes. « C’est l’ADN même du théâtre, d’être itinérant, d’aller vers les gens », rappelle le metteur en scène. « Il s’est ensuite embourgeoisé pour s’enfermer entre quatre murs. J’aime cette idée, de sortir, de bouger, d’offrir quelque chose de différent aux spectateurs. ».
« C’est l’ADN du théâtre, d’être itinérant, d’aller vers les gens. J’aime cette idée de sortir, de bouger… »
Cette fois, Jacques Sallin s’est donc penché sur le cas de Molière. Il connaissait l’existence de cette controverse autour de ses écrits. Comme chaque fois qu’il a un projet en tête, il s’est mis à « ronger son os ». Avec la méticulosité d’un enquêteur. Une « routine » qu’il cultive avec une passion intacte malgré ses quarante ans de carrière. « Mes idées naissent toujours en fonction de ce qui m’influence sur le moment ou de mes envies. Je les nourris ensuite en regardant des films, en lisant des livres… C’est ce qui me permet de construire la base de l’histoire. » Il compte à peu près un an d’écriture pour effleurer un certain idéal: quatre mois pour terminer le premier jet, celui qui donnera la ligne conductrice du récit, puis huit mois, à raison de quatre heures par jour, chaque matin, pour corriger, élaguer, condenser… « Au bout de huit mois, je taris ! En règle générale, nous avons toujours tendance à écrire trop pour les comédiens. Laissons-les donner des émotions, des intentions ! » Pour Le Miracle Molière, le metteur en scène s’est imposé une difficulté supplémentaire : il a écrit son spectacle en alexandrins. « En simple phrasé, dans un style contemporain », tient-il à préciser, c’est-à-dire loin de leur forme classique et, souvent, rigide. « Cette écriture offre de la drôlerie, du rythme dans la controverse, de l’émotion dans les personnages », justifie-t-il dans ses notes d’intention. Il s’est également inspiré des comédies-ballets inventées par Molière lui-même, un genre qui déclina après sa mort, en saupoudrant les scènes de théâtre de danse et de musique baroque. Des « extensions » qui permettent de prolonger le plaisir des yeux. Finalement, le but du théâtre n’est-il pas de divertir ?
« Nous devons nous adapter, changer le rythme, arriver avec des phrases plus courtes, qui claquent. »
D’Argot à La Mouette
Jacques Sallin, lui, est tombé dans la marmite, dans sa jeunesse, au Collège Calvin. « J’ai sauvé l’humanité en descendant de scène », rigole-t-il. « Je n’étais pas fait pour être comédien. Il a fallu que je trace mon chemin dans l’écriture, dans la mise en scène, dans la production… » Il lui est pourtant arrivé de remplacer un comédien au pied levé, notamment dans Le Charroi de la Michée. « Je suis apparu sur scène avec mon texte dans les mains, habillé en noir, alors que les autres étaient en costumes. Cela justifie mon personnage et donne un capital-sympathie auprès du public. Je reste le remplaçant. » Devenir metteur en scène, en revanche, ne répondait pas à un plan de carrière. C’est venu sur le tas, au gré des rencontres ! « J’ai eu mes mentors, comme André Steiger, Danièle Morsa, Roger Cunéo, Michel Buchs… Mais, une fois qu’ils vous ont transmis ce qu’ils savaient, il a bien fallu se lancer, avec les déconvenues que cela peut entraîner. » Là encore, le Fribourgeois finit par trouver sa place, sa manière de faire, sa touche personnelle. « Mais je reste influencé par ce que font mes collègues. Alexis Michalik a raison quand il dit que les yeux du public se calent sur la télévision et sur les téléphones portables. Nous devons nous adapter, changer le rythme, arriver avec des phrases plus courtes, qui claquent. Aujourd’hui, si vous envoyez une scène de huit minutes, vous êtes sûr de perdre le public. Chez moi, il est rare que mes répliques dépassent les trois lignes. » En créant le Théâtre Argot en 1985, Jacques Sallin s’offrit une formidable plateforme pour peaufiner son savoir-faire et, dans le même élan, récolter quelques prix pour quelques-unes de ses pièces (Putain d’histoire d’amour, Mémoire des plaisirs de bouche). « Argot, c’est vingt-cinq ans de ma vie professionnelle, avec un taux de production et des soucis énormes. Vous ne vous rendez pas compte du nombre de zéros dans cette histoire… » L’aventure s’est arrêtée en 2008. Et le metteur en scène s’est promis qu’on ne l’y reprendrait plus ! « Je suis d’accord de faire du théâtre, mais plus à ce prix-là. » Le projet de La Mouette est né ainsi, en 2017. Cette compagnie n’a pas de lieu à elle, juste une adresse, à Genève, et cette envie de voler en toute liberté de projet en projet, sans pression excessive, avec une troupe qui mêle amateurs chevronnés et professionnels intrépides.