Pierre Arditi
L’acteur français donne la réplique à sa femme, Evelyne Bouix, dans une pièce créée par sa belle-fille, Salomé Lelouch : « Fallait pas le dire ! » et lui, qu’a-t-il à nous dire ?
Avez-vous déjà pris le temps de regarder – et de savourer – cette scène du téléfilm de Jacques Santamaria, Quelque chose a changé, dans laquelle Pierre Arditi, alias Louis-Régis, s’adresse à un jeune cadre dynamique, plutôt arrogant et suffisant, dans une tirade qui dure près de trois minutes ? La « tirade du con » – ainsi baptisée sur les réseaux sociaux – est savoureuse, brillante, subtile, et chacun rêverait d’avoir cette capacité à remettre en place un interlocteur avec une même élégance. Cette salve de mots pesés et réfléchis, le comédien aurait très bien pu la tirer dans la vie réelle. Car l’homme, s’il revendique son côté râleur, est d’abord un érudit. Il sait manier la langue de Molière avec finesse et se plaît à ponctuer ses phrases de citations littéraires. Et, quand il parle, on l’écoute. Forcément.
Alors, quand Pierre Arditi débarque en Suisse avec une pièce écrite par sa belle-fille, Salomé Lelouch, avec sa femme, Evelyne Bouix, comme partenaire de scène, on salive à l’idée de le voir à l’œuvre sur les planches. D’autant que Fallait pas le dire ! traite d’un thème qui lui va à ravir : la liberté d’expression. Peut-on tout dire ? À qui ? Et dans quelles circonstances ? Lui, volontiers provocateur, elle, sans filtre… Le couple croise le fer sur des sujets aussi variés que la chirurgie esthétique, la politique, la trotinette ou les réseaux sociaux. Jouée au Théâtre de la Renaissance à Paris, cette pièce a fait un tabac. Grâce à ses dialogues taillés sur mesure pour ces deux monstres de la comédie. Avec trois nominations aux Molières en 2022, elle continue de faire salle comble sur les routes. Et si on demandait à Pierre Arditi ce qu’il a à dire sur le sujet ?
OFF : Comment est né ce projet de pièce avec votre belle-fille, Salomé Lelouch ?
Pierre Arditi : En fait, nous lui avions demandé d’écrire une pièce pour nous. Elle nous avait proposé un autre texte, Sur la tête des enfants – qui est jouée en ce moment au Théâtre de la Renaissance (ndlr. avec Marie Gillain et Laurent Elbé). Le texte était très bien, mais nous lui avons fait comprendre, surtout moi, que nous étions beaucoup trop âgés pour jouer ces rôles-là. Je ne suis plus un quadra, malheureusement. J’adorerais l’être encore, mais je ne le suis plus et il s’en faut de beaucoup. Nous l’avons alors encouragée à nous écrire quelque chose. C’est ainsi que cette pièce, Fallait pas le dire !, après plusieurs stades d’écriture, est arrivée sur la table.
« Mon personnage est un râleur, comme moi. Je suis connu pour ça. Je n’ai pas la langue dans ma poche. »
OFF : Avait-elle carte blanche sur le thème de la pièce ?
PA : Évidemment. On ne dit pas à un auteur comment il doit écrire. Sinon, ce n’est pas la peine qu’il se mette à travailler…
OFF : Avez-vous été surpris par le ton de ce texte ?
PA : C’est une qualité d’écriture tout à fait remarquable. Caustique, iconoclaste, atypique… C’est nous, mais pas complètement non plus ! Cela reste du théâtre, ce n’est pas une introspection de ce que nous sommes, Evelyne et moi-même. Il y a des choses que Salomé connaît, même depuis très longtemps, puisque nous l’avons élevée ensemble depuis qu’elle a trois ans. Elle sait donc très bien qui nous sommes. Elle se fiche de nous, pour ne pas dire qu’elle se fout de temps en temps de notre gueule, et elle a raison. D’ailleurs, nous prenons aussi beaucoup de plaisir à rire de nous-mêmes. C’est très bien écrit et c’est pour cette raison que cela a bien marché. Une pièce, vous pouvez avoir les meilleurs acteurs du monde, si elle n’est pas bien écrite, s’il ne se passe rien, ça ne fonctionne pas.
OFF: La cause féministe, c’est quelque chose que vous défendez depuis longtemps? Le mouvement @MeToo a-t-il provoqué la création de ce disque?
Grand Corps Malade: Provoqué, non, je dirais plutôt accompagné… Je ne me suis jamais prétendu féministe. En revanche, et je n’ai pas attendu les mouvements @MeToo ou @balancetonporc, j’ai été assez choqué par certaines réalités. Quand j’ai appris à quel moment les femmes avaient eu le droit de voter ou même d’ouvrir un compte en banque en France, j’ai halluciné. On a encore beaucoup de retard en la matière. J’ai une éducation et des valeurs qui sont ancrées en moi. Le mouvement @MeToo nous a pas mal remués, dans le bon sens, et interrogés sur nos pratiques.
OFF : Le texte a-t-il été vraiment inspiré des discussions de famille ?
PA : Oui, en partie… Mais aussi sur nos opinions, sur ce qu’on pense d’un certain nombre d’épisodes de la vie, rencontrés par beaucoup d’autres gens que nous. C’est aussi pour cette raison que la pièce plaît : elle traite de sujets qui peuvent paraître anecdotiques, mais qui sont universels. Tout le monde se retrouve là-dedans. D’ailleurs, ce qui est marrant, c’est que les gens règlent leurs comptes à la sortie dès qu’on arrête de jouer. (rires) Cela nous fait hurler de rire. Donc, cela parle de nous, mais ça parle d’eux aussi…
OFF : Dans la pièce, vous jouez un homme de mauvaise foi…
PA : Les deux personnages sont de mauvaise foi, à tour de rôle. Cela change de mains, c’est bien pour ça que c’est marrant. Un coup, on est dans la peau de l’homme, un autre dans la peau de la femme et, à la fin, on s’aperçoit qu’ils sont autant de mauvaise foi l’un que l’autre. On peut être d’accord avec lui ou elle, selon les scènes et les moments. Mais c’est vrai, mon personnage est un râleur, comme moi. Je suis connu pour ça. (rires) Je n’ai pas la langue dans ma poche.
OFF : En société, vous arrive-t-il néanmoins de mettre un filtre avant de vous exprimer ?
PA : Oui, ça m’arrive. Je peux garder une certaine véhémence quand les choses me choquent profondément. Ça, ça ne s’éteindra sans doute jamais ! Mais je suis moins manichéen que je ne l’étais quand j’avais 30 ou 40 ans. En revanche, je n’ai pas perdu un certain nombre de convictions, en particulier humaines ou humanistes. Alors, oui, j’ai des filtres quand je juge bon de les mettre, car il ne sert à rien de s’emporter en face de choses qui n’en valent pas la peine ou en face de gens à qui l’on ferait de la peine. En revanche, quand les choses sont vraiment contestables, je conteste.
« Aujourd’hui, c’est Salomé qui nous prend par la main pour nous emmener là où elle veut qu’on aille. »
OFF : Avec les années, ose-t-on plus dire les choses qu’avant ?.
PA : Vous savez, on peut être soit Alceste, soit Philinte, dans Le Misanthrope de Molière. J’ai été beaucoup Alceste, je serais plutôt Philinte. Alceste considère qu’il vit dans un monde où, profondément, rien n’est acceptable et où tout doit être tendu vers la pureté absolue. Philinte est d’accord avec cette théorie-là. Simplement, il sait très bien que ça ne vaut pas la peine de remuer ciel et terre pour des causes qui ne sont pas majeures. Avec les années, on prend le temps de faire l’inventaire, d’avoir un regard un peu plus patient sur un certain nombre de choses, on fait le tri et on peut se bagarrer pour ce qui en vaut la peine et laisser de côté ce qui n’en vaut pas. J’en suis à ce stade-là. Maintenant, je suis beaucoup plus âgé… Alors, il y a des choses que je ne relève pas, car elles ne sont pas essentielles. En revanche, quand cela touche au fondamental, je ne mets rien sous le tapis.
OFF : Comment cela se passe-t-il quand on est comédien et que l’on est dirigé par sa belle-fille ? Est-ce que qu’on arrive à oublier le côté émotionnel ?
PA : Non, on n’y arrive pas. Vous le savez, Salomé n’est pas ma fille, mais ma belle-fille, mais je l’ai élevée. Je suis entré dans la vie de sa mère, lorsqu’elle avait trois ans. Je ne suis donc pas son père, mais une sorte de deuxième père. Cet enfant-là, je l’ai tenue par la main, je l’ai emmenée à l’école, je l’ai accompagnée dans les premiers contreforts de sa vie, je lui ai montré un certain nombre de choses, qu’elle a conservées d’ailleurs. Parce que ça lui parlait et parce que ça lui parle encore. Maintenant, elle vit sa vie de femme, elle a 40 ans, ce n’est plus un bébé. Aujourd’hui, ce qui est assez bouleversant, en tout cas pour moi, c’est elle qui nous prend par la main pour nous emmener là où elle veut qu’on aille, dans l’histoire qu’elle veut raconter, Nous devenons donc, à notre tour, les enfants de Salomé. On ne peut pas regarder cela comme si c’était banal. C’est à la fois touchant, émotionnel et formidable aussi. Chaque fois qu’elle nous a demandé d’aller dans une direction, elle avait raison. Le côté tu es gentille, ma petite fille, mais ça fait 50 ans que je fais ça, c’est pour les crétins ! Comme Evelyne et moi ne sommes pas des crétins, nous nous sommes laissé guider et, parfois, nous avons enrichi ce qu’elle nous demandait – ce qui est la moindre des choses, c’est notre boulot. Nous n’avons pas été bienveillants, parce que Salomé est notre fille ou notre belle-fille, nous l’avons été, parce qu’elle a du talent.
OFF : Quel genre de metteuse en scène est-elle?
PA : Salomé est très cliente de ce qu’on peut lui apporter quand ça lui plaît. Mais elle peut aussi être très directive quand elle sent qu’on va dans des voies qui ne sont pas celles qu’elle recherche. Un metteur en scène, c’est quelqu’un qui vous prend par la main et qui vous emmène dans des lieux que vous-même ne connaissez pas. En ce qui me concerne, il est compliqué de trouver des lieux que je ne connais pas, parce que j’en ai fait quand même beaucoup, beaucoup, beaucoup… Mais Salomé sait des choses que je connais moins. Cela a été un enrichissement pour moi de voir qu’elle saisissait des choses qu’au fond, soit j’avais oubliées, soit je ne me permettais pas, soit j’ignorais d’une certaine manière. Quand un metteur en scène ne peut rien apprendre à un acteur, et là je ne parle plus de Salomé, il ne sert à rien. Ou alors, c’est que l’acteur refuse qu’on lui demande des choses, parce qu’il veut se réfugier dans ce qu’il sait faire depuis de nombreuses années. Mais, alors, là, c’est son problème.
OFF : De votre côté, avez-vous toujours le sentiment d’apprendre ?
PA : Oui, je continue d’apprendre… Le jour où vous cessez d’apprendre et d’être curieux de ce que la vie propose, le jour où vous considérez que vous savez tout et qu’on n’a plus rien à vous dire, vous êtes là aussi un crétin. Je n’ai pas envie de mourir comme un crétin.
OFF : Il y avait Salomé d’un côté et Evelyne de l’autre… Comment se passe cette collaboration quand on joue avec son épouse ?
PA : Jouer avec son épouse, c’est prolonger la vie que nous avons choisie. Alors, nous avons choisi de la vivre ensemble, parce que nous sommes ensemble depuis 37 ans. Et, quand nous jouons ensemble, nous choisissons également de partager ce que nous avons décidé d’être dans la vie. Cela devient un complément d’existence que nous prenons beaucoup de plaisir à vivre, parce que, d’une certaine manière, cela ne nous sépare pas, mais cela continue de nous réunir. Nous ne le faisons pas tout le temps, d’ailleurs. Mais ce sont des rendez-vous que nous pouvons nous donner, et dans notre vie personnelle, et dans notre vie professionnelle. Il y a très peu de gens qui peuvent faire ça. Et il y a encore moins de gens qui le font en réussissant.
OFF : Est-ce qu’on ose plus se dire les choses sur scène, quand on se retrouve en face de son conjoint ?
PA : Bien sûr. C’est une question de compromis, et pas de compromission. Quand on voit que l’autre peut être en difficulté, on n’est pas des chiens : on réadapte, on essaie de trouver un consensus qui nous permet de vivre cette fameuse vie ensemble. Le problème, mais aussi le plaisir vicelard, quand on joue ensemble, alors qu’on vit ensemble depuis si longtemps, c’est d’arriver à surprendre l’autre, en lui faisant quelque chose qu’il ne connaît pas de nous. Et cela nous arrive… (sourire) Ma femme, Evelyne, me surprend en scène, parce qu’elle me tape un truc que je n’avais pas imaginé une demi-seconde, et vice versa. Cela devient de plus en plus difficile, parce que nous nous connaissons sur le bout des doigts, mais pas complètement. C’est ce qui fait le sel de notre vie.
OFF : Comment choisissez-vous vos projets communs ?
PA : Nous faisons comme tous les acteurs du monde. Nos plans de carrière, à Evelyne et à moi-même, c’est notre désir ! On a envie ou pas. À mon âge, mais aussi à celui d’Evelyne qui est plus jeune que moi, quand on n’a pas envie d’une chose, on ne la fait pas, c’est simple. Le problème, c’est d’avoir encore des désirs, mais ça n’en est pas vraiment un, puisque nous continuerons à en avoir jusqu’à notre dernier souffle. C’est ça, la règle ! Mais personne ne décide ce qui est bien ou pas pour moi. Je décide seul. En revanche, quand je joue une pièce sans elle, ce qui arrive le plus souvent, je demande toujours son opinion. Je retiens ce mot de Sacha Guitry : « Fiez-vous toujours à votre première impression, surtout quand elle est mauvaise, c’est toujours la bonne ! »
OFF : La tournée est encore un exercice que vous appréciez ?
PA: Ce n’est pas un exercice, c’est un plaisir. Le théâtre ne se passe pas qu’à Paris, c’est dans
le pays tout entier, et même à l’étranger. Le public est extrêmement différent d’une salle à une autre, d’une région à une autre, il est surtout très différent du public parisien. Lui, il a tout ! Il pourrait paraître un peu blasé. En province, il y a beaucoup moins. Alors, on sent une soif d’enthousiasme merveilleuse. Cela me rappelle cette fable de La Fontaine, Le Héron, qui pêche un gros poisson et se dit qu’il trouverait mieux plus tard. Mais, à force d’attendre et de tout mépriser, il meurt de faim. Parfois, il faut savoir se réjouir d’un petit morceau de jambon.
OFF : Votre filmographie est impressionnante. Vous n’arrêtez jamais… D’où vient cet appétit, cette passion du jeu ?
PA : Vous n’avez pas employé ce mot stupide, en ce qui me concerne, qui est la boulimie, car la boulimie est une maladie et consiste à se détruire. Moi, mon métier et mon énergie à faire ce que je fais, ne consiste pas à me détruire, ni à me déconstruire, pour utiliser une expression totalement idiote, mais à continuer à me construire jusqu’à mon dernier souffle. D’où ça vient ? Pendant des années, j’ai rêvé de vivre ce qui m’arrive. Pouvoir jouer devant des gens, quand je fais du théâtre, pouvoir tourner et avoir un public qui me voit plus tard… Ce n’est pas au moment où je peux jouir de tout ça, que je vais commencer à faire la fine bouche. En France, nous sommes en plein conflit sur les retraites. Moi, je conçois que des gens ne peuvent pas travailler jusqu’à 75 ans, lorsqu’ils ont des métiers qui leur interdit de le faire : des déménageurs, des ouvriers sur les chantiers… À un moment donné, le corps est fatigué avant les 64 ans. Moi, soyons raisonnable, c’est fatigant de jouer, ce n’est pas un métier de feignasse, mais cela reste totalement gratifiant. Quand je rentre en scène, les gens applaudissent, ils le font parfois pendant et aussi après… À un moment donné, il faut savoir ce qu’on veut. S’il n’y a pas de passion, s’il n’y a pas de curiosité, s’il n’y a pas de désir, mieux vaut faire autre chose. La retraite, ça n’existe pas dans mon métier, c’est la mort. Quand vous ne voyez plus un acteur, à un moment donné, soit il est mort, soit il est dans un état de santé qui ne lui permet plus d’exercer son métier. Il n’y a aucun acteur qui s’arrête pour aller tailler des rosiers.
« Fallait pas le dire ! », pièce de Salomé Lelouch, avec Evelyne Bouix et Pierre Arditi. Le vendredi 24 mars au CO2 à Bulle (20h), le mercredi 10 mai au Théâtre du Léman (20h30).