Philippe Chevalier
Désormais sans son complice, Regis Laspales, le comédien s’éclate sur les planches. Il sera a Genève avec la pièce «Les tontons farceurs». Un hommage au style d’Audiard.
Quand il parle de son prochain passage à Genève, Philippe Chevallier cite encore le Grand Casino, demandant si Jack Yfar est toujours en place. Avec Régis Laspalès, il avait souvent joué sur cette scène. «Nous y avions même enregistré un spectacle, le troisième il me semble…» On le croit sur parole. Sans pouvoir le vérifier. «Mais, après, curieusement, nous étions toujours programmés au Bâtiment des Forces motrices.» Le comédien avoue cependant une préférence pour la salle aux fauteuils rouges, le Léman. «Elle est plus théâtrale dans sa configuration», se justifie-t-il. En avril, il viendra y présenter une nouvelle pièce, originale, écrite par Bruno Druart et Patrick Angonin: Les Tontons farceurs. Il y donne la réplique à Nathalie Marquay-Pernaut, Miss France en 1987 et épouse de Jean-Pierre Pernaut – l’indéboulonnable présentateur du Journal de 13 heures sur TF1 jusqu’à son départ en décembre 2020.
Ce titre ne vous évoque-t-il rien? Évidemment, on pense tout de suite au film de Georges Lautner, Les Tontons flingueurs, avec Lino Ventura, Bernard Blier, Jean Lefebvre et Francis Blanche, et aussi aux répliques cultes de Michel Audiard: «Les cons, ça ose tout, c’est même à ça qu’on les reconnaît.» Ce n’est pas un hasard: les deux auteurs sont des fans absolus du scénariste français et ont voulu lui rendre un hommage appuyé en écrivant une pièce «à la manière de». Casse-gueule, comme le dirait Philippe Chevallier. À l’entendre, il semble pourtant que le défi est relevé, et avec mention. Dans cette intrigue policière, l’humoriste campe Monsieur Paul, un tenancier de cabaret «pas très recommandable». «Mais ce n’est pas un salaud. On dessoude un mec au début de la pièce, mais le gars en question était une ordure. Tout cela reste donc très moral.» Ce cadavre, d’ailleurs, ne va pas arrêter d’apparaître, puis de disparaître dans sa malle… «Mon personnage est très audiardesque, un peu à la Blier», dévoile encore le comédien d’un ton enjoué. Au cours de ce téléphone, Philippe Chevallier prendra aussi le temps de parler de sa séparation avec Régis Laspalès, en 2016, de la pandémie et d’humour. Forcément. Morceaux choisis.
OFF: N’y a-t-il pas un risque de s’attaquer à un monument comme Audiard?
Philippe Chevallier: Les deux auteurs, Bruno Druart et Patrick Angonin sont des fins connaisseurs de la littérature audiardesque et de tous les films dont Michel Audiard a écrit les dialogues dans les années 50-70. Ils ont écrit une pièce à la manière de. Il n’y a donc aucun emprunt aux textes d’Audiard, mais il y a une musique, un rythme, qui fait penser à son univers. Ce n’est pas la première fois que quelqu’un se risque dans cet exercice. Certains s’y sont même cassé les dents. C’est un écueil, une montagne à escalader. Un peu comme le Canada Dry: ça ressemble à du Audiard, mais ça n’en est pas! Ce que je trouve remarquable avec cette pièce, après l’avoir joué une dizaine de fois (ndlr. l’interview a été réalisée à la mi-février), c’est qu’on finit par oublier Audiard. On se retrouve dans l’univers qu’il a décrit, avec des expressions très populaires, des typologies de personnages qui correspondent aux films auxquels il a collaboré. Mais on se laisse complètement embarquer dans cette histoire policière. Audiard est un point de départ, un tremplin, mais jamais, on ne se dit que c’est un pastiche ou une parodie.
OFF: Pourquoi est-ce si compliqué d’écrire comme Michel Audiard?
PC: À cause de la langue elle-même. Il a un style issu de toute une tradition: celle du roman français de l’entre-deux guerres et même d’avant-guerre, d’ailleurs! Prenez, par exemple, La Guerre des boutons de Louis Pergaud, écrit vingt-cinq ans avant Clochemerle de Gabriel Chevallier, mon illustre homonyme (sourire). Il y avait aussi des tas de romanciers régionalistes, pas loin de chez vous d’ailleurs, dans le Beaujolais, qui utilisaient cette langue fleurie, un peu argotique, bien balancée… On n’est plus habitué à ça aujourd’hui. C’est là où les deux auteurs ont réussi leur pari: comme ils connaissent bien Audiard, ils ont été capables de s’en inspirer, mais pas de copier. C’est compliqué en termes d’écriture.
OFF: Et pour les comédiens?
PC: Comme la langue est riche et assez fleurie, ce n’est pas facile techniquement. Il y a un balancement de la phrase. On se régale à l’idée d’évoquer Jean Gabin, Bernard Blier ou Paul Meurisse. Mais c’est difficile à rendre. Et puis, comme pour un poème de Ronsart, vous ne pouvez pas remplacer un mot par un autre. Le vocabulaire est extrêmement précis, choisi, et si vous avez un trou de mémoire, il est quasi impossible d’improviser: vous pataugez dans la semoule.
«Régis Laspalès a eu envie de mettre fin, du jour au lendemain, à ce duo après 35 ans de collaboration.»
OFF: Le fait d’avoir pratiqué l’humour en duo avec Régis Laspalès aide-t-il à maîtriser la langue d’Audiard?
PC: Évidemment. Mais c’est l’expérience du comédien, quoique vous ayez fait. Bruno Chapelle, qui joue le commissaire, est un vieux complice, je le connais depuis plus de 40 ans, puisque nous nous sommes connu au cours Simon en 1978. Lui, n’a jamais fait de one man show ou de music-hall, mais il excelle dans cet univers.
OFF: Vous donnez la réplique à une ex-Miss France, Nathalie Marquay-Pernaut. Une habituée des planches elle aussi…
PC: Oui, et je ne suis pas totalement étranger au fait qu’elle joue dans cette pièce. Je l’avais vue une fois sur scène à Paris, il y a quelques années, et j’ai glissé à l’oreille du producteur que je souhaitais jouer avec elle… Nathalie est une personne absolument délicieuse et charmante, c’est une excellente comédienne. Moi, elle m’épate à chaque fois, alors que je la connais à peine. Nous formons vraiment une bonne équipe. D’ailleurs, je ne conçois pas ce métier en dehors de l’harmonie, de la rigolade et de la communion d’idées. Les troupes de théâtre dans lesquels les comédiens se bouffent le nez, ça n’a pas de sens…
OFF: Vous devez être particulièrement soulagé de remonter sur scène? Dans une interview, vous aviez dit qu’au cours de la pandémie, vous n’aviez pas reçu d’aide parce que vous n’étiez pas intermittent du spectacle.
PC: Je dois avoir l’honnêteté de préciser que j’ai fini par en avoir… J’ai une petite société uninominale qui me rémunère. Je ne suis pas intermittent du spectacle, mais gérant de société. Le président Macron m’a donc donné des aides pour l’année entière où je n’ai pas pu travailler avec ma société. Cela ne va pas me rendre milliardaire, mais elles ont été très opportunes. Cela m’a permis de combler le manque à gagner des dates de tournées que j’aurais dû faire avec Panique au ministère.
OFF: Votre aventure avec Régis Laspalès s’est terminée en 2016. Comment s’est déroulé cette séparation après plus de trente ans de complicité?
PC: Ce n’était pas une demande de ma part, elle a été unilatérale. Cela s’est fait comme ça, Laspalès a eu envie de mettre fin, du jour au lendemain, à ce duo après 35 ans de collaboration. Je le regrette un peu, car le public nous demande. Que Régis ait voulu diversifier ses activités, c’est tout à fait légitime (ndlr. il souhaitait se consacrer au cinéma). Nous n’étions pas obligés de rester collés comme deux siamois à faire tous les projets ensemble. Mais, ce que j’aurais mieux compris, c’est qu’on fasse de temps en temps, pas forcément des sketches, mais une pièce ensemble. Lui a voulu arrêter complètement notre collaboration. Pour des raisons que j’ignore. C’est dommage!
OFF: Êtes-vous fâchés?
PC: Nous ne sommes pas en froid, nous nous appelons encore au téléphone, mais il n’y a pas de discours sur le terrain professionnel. Comme s’il y avait eu, du jour au lendemain, une rupture totale, brutale, impromptue, qui n’a jamais donné lieu à des explications. De toute façon, nous nous connaissons suffisamment pour ne pas avoir à nous expliquer. Je sais très bien ce qu’il pense, et vice versa.
OFF: On avait observé le même phénomène avec Les Inconnus. Il y a eu une rupture.
Mais, sous la pression populaire, le trio s’est ensuite reformé.
PC: Oui, mais au cinéma (ndlr. il y a un projet de film en 2022). Ils sont remontés une fois sur scène pour Les Enfoirés, pour un sketch de dix minutes. Mais il n’a jamais éte question de dates à Paris ou de tournées en France. De notre côté, il n’est pas, non plus, question de reformer le duo. C’est dommage, parce que c’est une hypothèque sur notre popularité, sur l’attente du public. Je prends souvent le taxi à Paris, et il n’y a pas un jour où un chauffeur ne partage pas son désarroi… Heureusement, il y a toujours une pérennité de nos sketches grâce à la radio Rires & Chansons, en France, qui les repasse trois fois par jour. Nous sommes encore présents, sinon à l’image, en tout cas à l’oreille, dans la tête des Français. En revanche, on ne participe plus aux émissions de Drucker ou Sébastien. Je crois que c’est un souhait de Régis de tirer un trait sur notre passé de music-hall.
Nous étions très complémentaires. C’était un peu le mariage de la carpe et du lapin. Ce qui faisait que le couple à lui seul représentait toute l’humanité. On incarnait des typologies différentes, alternativement. Quand vous avez un type seul sur scène, il focalise les points communs de beaucoup de gens, mais il peut aussi s’en éloigner. Alors qu’à nous deux, nous étions tellement différents que les gens pouvaient s’identifier à l’un de nous et surtout à la synthèse des deux personnages que nous créions. Cest une explication totalement superficielle, car, en vérité, la vraie explication, je ne la connais pas. Vous êtes étranger à la perception de votre succès et à sa compréhension. Parfois, il y a un sketch que vous adorez et le public s’en fout… C’est classique chez les artistes. Chez nous, Le train pour Pau a été plébiscité tout de suite par le public, et pour très longtemps. Nous l’aimions beaucoup, mais ce n’était pas forcément celui qu’on préférait jouer.
«Contrairement à ce que dit Desproges, je pense qu’il faut rire de tout et avec tout le monde.»
OFF: Il n’ y a plus beaucoup de duos sur scène aujourd’hui. On a eu Omar et Fred, Elie et Dieudonné, Kad et Olivier…
PC: (il coupe) Oui, et autrefois, il y avait les Frères ennemis, Roger Pierre et Jean-Marc Thibault, Poiret et Serrault… Mais, avec 35 ans de collaboration continue, je crois bien que c’est nous qui détenons le record de longévité. C’est pourquoi cela m’aurait amusé de continuer encore un peu…
OFF: Est-il donc plus facile de devenir humoriste aujourd’hui?
PC: Je ne le crois pas. Tout passe désormais par internet. C’est bien, certes, mais il faut avoir des milliers de followers pour se faire connaître. Quand on a commencé, il n’y avait que trois chaînes de télévision, maintenant, on ne sait plus où donner de la tête, plus les chaînes YouTube. C’est désormais très dur d’imposer une image aujourd’hui.
OFF: Quel regard portez-vous justement sur cet humour 2.0? Certains disent qu’on ne peut plus rire de tout. Elie Semoun a même expliqué qu’il n’intègre plus de politique dans ses textes, parce que c’est trop risqué…
PC: Cette évolution n’est pas bonne. Elle est même néfaste. On a perdu le sens de l’humour. Quand vous pensez que Tex a été viré de la télévision, d’une émission dont il a été le créateur, parce qu’il a fait une blague sur les violences conjugales. C’est insensé. Dans quel monde vit-on? Il y a une prétendue naïveté, portée par une idéologie politique sous-jacente, qui laisse croire que quelqu’un qui fait de l’humour s’exprime au premier degré, alors que, par définition, c’est toujours du deuxième degré.
OFF: En avez-vous souffert avec Laspalès?
PC: Oh oui! Nous avions écrit un sketch sur le racisme. On nous a traités de tous les noms. Heureusement, nous avions été soutenus par SOS Racisme. Même chose avec un autre sketch sur les femmes: nous nous sommes fait démolir par les critiques qui nous accusaient de machisme. Mais, si vous voulez dénoncer le machisme, vous êtes obligés de tenir des propos machistes. Mais eux, font passer ça pour du premier degré… C’est la mort de l’humour. On n’a plus le droit de se moquer. Ces crétins d’idéologues ne comprennent pas que, lorsqu’on se moque, on ne se moque jamais de quelqu’un, mais de soi-même. Celui qui est en première ligne, c’est l’humoriste. Quand Coluche jouait le sketch de l’handicapé, il ne se moquait pas des handicapés: il se servait de l’humour comme une catharsis, pour désamorcer le poème de la tragédie.
OFF: Le sens de l’humour tend-il donc à disparaître totalement?
PC: En fait, nous nous trouvons sous cette chape de plomb d’une forme de contre-culture qui nous empêche de nous exprimer. Il faut regarder le film de Bob Fosse, Lenny (ndlr. avec Dustin Hoffman) qui explique ce qu’est le deuxième degré. L’action se passe dans les années 50, Lenny Bruce se rend dans une boîte de Harlem, le Cotton Club, et fait des blagues sur les Noirs. Évidemment, dans un premier temps, tout le monde veut lui casser la gueule. Et là, il leur explique: attendez, c’est une blague! C’est pourquoi je ne suis pas d’accord avec la phrase de Pierre Desproges: on peut rire de tout, mais pas avec n’importe qui. Je pense, au contraire, qu’il faut rire de tout et avec tout le monde. L’humour est la chose du monde la mieux partagée. C’est le tranchant de l’intelligence. Et, du moment que vous condamnez quelqu’un qui dit quelque chose pour rire, c’est la mort de l’intelligence. J’en reviens à nos camarades qui pratiquent le one man show, ils ont trouvé un autre biais: ils parlent de sexe. Le sexe, ça ne vexe personne, puisque c’est presque dégenré. Mais en faisant des blagues provocantes, ils ont 4000 ans de retard. Il y en a qui ont énormément de talent, mais ils ont désormais les épaules rétrécies, parce qu’ils ne peuvent pas dire n’importe quoi. On est loin de Jean Yanne et de Jacques Martin…