Festival : La rue est à vous!
La Plage des Six Pompes a repris son rythme de croisière dans les rues de La Chaux-de-Fonds: près de 80 000 spectateurs ont assisté aux 200 représentations et applaudi la cinquantaine de compagnies invitées. Mais pourquoi les arts de la rue connaissent-ils autant de succès?
Quatre heures sonnent au clocher de l’église. C’est l’heure. Le moment de se lancer dans le vide. Sarah Frund est seule face à un public, curieux et attentif, qui ne demande qu’à être accroché par son histoire. Derrière elle, un bar sort tranquillement de sa léthargie et se prépare à la cohue de la soirée. La place du Marché est encore clairsemée. Les stands de nourriture n’ont pas tous ouverts leur cuisine. Un chien aboie, un bébé pleure, un badaud traverse la «scène» sans gêne, aucun bus à l’horizon… Pendant 50 minutes, la jeune femme récite son monologue: Tentative d’épuisement. Elle a emprunté ce texte à Georges Perec, un écrivain français (1936-1982) qui eut l’idée, en 1974, de s’installer trois jours au Café de la Mairie, sur la place Saint-Sulpice, à Paris, et de noter tout ce qu’il y observait. Édité par Christian Bourgois en 1982, cette liste d’instantanés de la vie quotidienne, pris au vol, en décrit la monotonie, mais aussi les variations insignifiantes du décor, du temps et de la lumière. Le texte n’est pas simple. Les phrases sont courtes, parfois répétitives. Et on ne se rend pas compte du nombre impressionnant de bus qui traversent cette place au cours de la journée. Les saynètes se multiplient, à un rythme soutenu. On y croise des pigeons, des touristes, des chauffeurs de taxis, des clients à la terrasse des cafés…
Il fait chaud à La Chaux-de-Fonds. Sarah Frund s’offre quelques pauses pour se rafraîchir le gosier. Et, parfois, les joues rosies par la performance, elle perd le fil, se replonge vite fait dans le livre, toujours à portée de mains, et reprend sa réplique comme si de rien n’était. «En règle générale, plus c’est difficile, et plus j’ai envie de le faire», avoue la comédienne à la fin de son spectacle. Le soulagement se lit sur son visage. Tentative d’épuisement est en effet son premier spectacle de rue. «Je l’ai testé deux fois à Numa-Droz (ndlr. devant le collège), mais j’étais dans un lieu préservé, tout au bout de la cour.» La place du Marché, en plein cagnard, avec ce mouvement perpétuel autour d’elle, constituait son véritable baptême du feu. Costaud, le baptême! «J’ai vu l’effort que cela demandait pour rester concentrée, garder le fil du texte et, surtout, porter la voix pour que tout le monde puisse t’entendre…»
La relève et les… origines
Dans une autre vie, Sarah Frund était psychologue. Rien à voir! «En 2020, je me suis inscrite dans une école de théâtre, avec cette envie de me lancer dans le spectacle de rue», raconte-t-elle. «J’aime cette idée que la culture soit accessible à tous. Et, quand on commence à jouer, on ne sait jamais vraiment ce qu’il va se passer.» Avec six autres compagnies, la Jurassienne fait partie de cette Nouvelle Vague que La Plage des Six Pompes couve depuis 2014. Directeur artistique depuis 1999, Manu Moser tenait à offrir une plateforme bienveillante à ces jeunes comédiens. Une sorte de bulle de confiance où ils peuvent tester leur spectacle et profiter d’un regard critique et constructif. L’objectif? Soutenir la relève et favoriser de nouvelles formes de créations. «Vous n’êtes vraiment un artiste de rue qu’au moment où vous vous retrouvez face au public», explique-t-il. «Ce n’est pas facile! Ici à La Chaux-de-Fonds, ces compagnies ont la possibilité de terminer leurs répétitions, sans se faire démolir. De notre côté, nous leur donnons des conseils, au niveau scénique ou technique.» Cinq ou six ans plus tard, à l’instar de Happyface, ces compagnies deviendront peut-être des valeurs sûres du festival.
«Vous n’êtes vraiment un artiste de rue qu’au moment où vous vous retrouvez face au public.»
En 2023, la Plage des Six Pompes célébrera ses trente ans d’existence. Trois décennies au service des arts de la rue. Avec ses hauts et ses bas. Aujourd’hui, avec le durcissement de la législation, prendre possession de l’espace public est désormais plus compliqué que par le passé. «Et chaque commune a ses propres lois, ce sont les joies du fédéralisme», sourit Manu Moser. Les deux années de pandémie ont également laissé un milieu exsangue, bien «fracassé» même selon le mot du directeur artistique. «Aujourd’hui, seulement 1,2% du budget du Ministère de la Culture, en France, est réservé aux arts de la rue…» L’info n’est pas anodine. Car cette discipline a d’abord gagné ses lettres de noblesse dans l’Hexagone. Si son origine, en Occident, remonte à l’Antiquité, puis au Moyen-Âge, c’est bien dans les années 70 que ce mouvement prend de l’ampleur, avec la création des premiers festivals. L’homme qui a actionné la pompe? Michel Crespin, homme de théâtre français (1940-2014), surnommé le «pape des arts de la rue». Il est le créateur de la Falaise des Fous, au lac de Chalain, dans le Jura, un événement qui constitue l’un des manifestes fondateurs de ce mouvement et qui conduira à la naissance du Festival international d’Aurillac, en 1986 – LA référence pour tous ces artistes. Comme Arles pour la photographie ou Angoulême pour la bande dessinée. «Sur quatre jours, c’est une centaine de compagnies qui s’y produit», précise Manu Moser.
Lui aussi a créé sa compagnie, en 1998: Les Batteurs de Pavés. «Je me suis fait virer du Conservatoire de Lausanne, parce que j’étais mauvais comédien», se marre-t-il. «Mais aussi, parce que je n’étais plus en phase avec ses valeurs. J’avais envie de classiques. Je rêvais de Brecht et des Inconnus. J’ai d’autres mentors, mais ces deux-là sont sans doute les plus importants.» Il est surtout attiré par la rue et la liberté qu’elle lui offre: «Pouvoir jouer ce que tu veux, quand tu veux et où tu veux, quel bonheur! De plus, je suis d’un naturel impatient, j’étais incapable de faire de la lèche pour avoir la possibilité de jouer dans une salle…» Avec sa bande de potes, il revisite les textes comme Les Misérables de Victor Hugo, Germinal d’Emile Zola ou Richard III de William Shakespeare, avec un certain succès au bout du chemin. «Et, en même temps, je développais le festival à La Chaux-de-Fonds… J’avais 23 ans quand j’ai pris les rênes de la programmation, en étant totalement inconscient de ce qui se passait.»
«La crétinerie est essentielle à l’humanité. Quant à la joie, elle est révolutionnaire…»
Les risques du métier
Désormais, la Plage des Six Pompes est une institution, réputée pour la qualité de sa programmation et l’indulgence de ses spectateurs. Cette année, avec une météo idéale, ils étaient ainsi près de 80 000 à avoir afflué à La Chaux-de-Fonds pour assister aux 200 représentations et applaudir la cinquantaine de compagnies invitées. Parmi elles, le trio de danseurs de Joshua Monten, un chorégraphe new-yorkais installé à Berne depuis 2004: sur la place du Marché, dans leurs tenues lilas et lavande, ils proposent un pas de deux avec les mots: How To Do Things With Words. Un spectacle rythmé et teinté d’humour qui marie la langue et le geste. Un peu comme dans un jeu de mimes où il s’agit d’interpréter, avec son corps, des notions aussi bigarrées que «chat», «hyperactif» ou «géothermal». À la fois étonnant et ludique! Sur la place des Marroniers, en face du Grand Bar, et à l’heure de l’apéro, c’est la Fanfare Balkanique Illimitée, alias FBI, qui stoppe le flux des festivaliers. Avec ses marinières rouges ou bleues et ses couvre-chef de matelots (ou de capitaines?), cette fanfare de rue propose une croisière musicale espiègle et entraînante qui donne des fourmis dans les jambes. Déjà passés à Paléo, puis au parc La Grange, à Genève, pour le 1er août, les cinq moussaillons, saxophones, trompette et grosse caisse en bandoulière, ont insufflé une belle énergie dans l’Ancienne Ville.
«Après les deux ans de Covid, j’avais envie d’une programmation plus touchante, plus joyeuse et plus crétine que d’habitude», précise Manu Moser. «La crétinerie, dans le sens noble du terme, est essentielle à l’humanité. Quant à la joie, elle est révolutionnaire. Dans la joie, on peut balancer pas mal de vérités…» À ses yeux, c’est d’ailleurs ce qui fait le sel des arts de la rue: cet affranchissement total des conventions sociales pour s’exprimer en toute indépendance dans l’espace public. Avec les limites que cela suppose. «L’humanité partage un dénominateur commun: elle aime écouter des histoires», analyse le directeur artistique. «Quelle que soit notre nationalité, notre âge ou notre statut social, c’est inscrit dans nos gènes.» Or, les arts de la rue s’adresse à tous par définition. Pas besoin d’acheter un billet, souvent dispendieux, pour assister à un spectacle! Il se passe, là, sur le trottoir ou sur une place, au bord d’une rivière ou devant les portes d’une église. On s’arrête, on écoute, on apprécie ou pas, on peut s’en aller quand on le souhaite, sans gêner les autres spectateurs. Il y a néanmoins un risque pour les artistes qui affrontent le public de front: que leurs propos choquent, irritent ou indisposent. Comme le décrit la Fédération des Arts de la Rue Suisses sur son site, «le spectacle s’adresse ensemble aux spectateurs prévenus et aux passants du hasard, au public averti et au public vierge».
Rémunération au chapeau
«Selon les différences de culture, de religion ou d’opinion politique, un spectacle est apprécié ou pas», ajoute Manu Moser. «Mais une chose est sûre: si un artiste peut dire ce qu’il veut dans la rue, le public attend de lui qu’il soit honnête! Sinon, la sentence est immédiate: il part pour montrer son désaccord.» À La Chaux-de-Fonds, les spectateurs ont un autre moyen de signifier leur appréciation: comme les représentations sont gratuites, le seul cachet que les artistes touchent est perçu au chapeau. C’est d’ailleurs l’une des caractéristiques du festival: à la fin du spectacle, on invite le public à glisser quelques sous dans la corbeille. De la pièce de 5 centimes au billet de cent francs, la palette de générosité est large. Mais, selon le directeur artistique, les gens jouent plutôt bien le jeu.
«En fait, c’est le public qui choisit si tu as ta place dans la rue ou pas», résume-t-il. «Mais, souvent, un bon chapeau ne se résume pas à la qualité de ton spectacle. Le lieu, l’horaire ou la météo peuvent aussi entrer en ligne de compte.» Faut-il être racoleur ou provocateur pour attirer l’attention? Ou proposer plutôt un projet sensible et fin? Là encore, il n’y a pas de recette! Avec sa Compagnie du Botte-Cul, Laura Gambarini, elle, s’est spécialisée dans le théâtre d’objets. «Parce que ça permet de raconter des choses horribles ou sérieuses de manière décalée», dit-elle. À La Chaux-de-Fonds, elle a choisi de raconter les aventures d’une certaine Lemmuelle Gulliver, une scientifique spécialisée dans la recherche sur les membracides, qui s’est retrouvée un jour sur l’île de Lilliput au cœur d’un conflit entre les Petits-Boutistes et les Gros-Boutistes. Inspirée librement des Voyages de Gulliver de Jonathan Swift, ce conte est une ode à l’insoumission face à un roi tyrannique qui décréta l’élimination systématique de l’opposition pour la paix des petits-déjeuners. Dire que cette guerre a éclaté pour une raison absurde: par quel bout faut-il commencer à manger son œuf à la coque: le petit ou le gros? Mais n’est-ce pas le propre de tout conflit?
Dans cette histoire drôlissime et rocambolesque, les Lilliputiens sont représentés par des œufs, leur village est composé de boîtes en carton et le roi belliqueux utilise une catapulte fabriquée avec des fourchettes et des cuillères. «Avec le théâtre d’objets, il est important de rester dans une même thématique pour conserver une certaine cohérence», explique Laura. Si elle a débuté par une école de mime, la Vaudoise s’est très vite tournée vers les arts de la rue, pour ce rapport direct avec le public. Elle n’hésite d’ailleurs pas à le faire participer à l’intrigue, à interagir avec lui au gré des réactions. Avec l’expérience, elle a aussi appris à s’adapter à chaque situation. Au pied du Grand Temple, elle a pourtant vu son île – un carré de moquette verte – s’envoler sous les bourrasques du vent, alors que l’orage menaçait. Une première! Heureusement, la pluie a attendu la fin du spectacle avant de détremper le bitume…
Cet été, Laura Gambarini a eu l’honneur de faire partie de la sélection suisse au Festival Off d’Avignon: tous les matins, à 11 heures tapantes, avec son spectacle, The Game of Nibelungen, inspirée d’une série bien connue, elle donnait sa leçon d’allemand à un public francophone, dans la peau d’une prof complètement délurée. Une expérience de «littérature gesticulée» qui a visiblement fait tomber les barrières linguistiques! Cependant, la comédienne était satisfaite de retrouver la Plage des Six Pompes. «Je suis toujours heureuse quand le festival m’invite», sourit-elle. «Et même quand je ne joue pas, je me débrouille pour m’engager comme bénévole…» Le public, lui, a apprécié la performance. Il le fait savoir à sa manière. En remplissant les chapeaux. En lui lançant quelques mots au passage. Les enfants, eux, la bombardent de questions et rêvent de jouer avec la catapulte. Ils l’aident aussi à ramasser les cure-dents qui lui avaient servi de flèches. C’est aussi ça, la Plage des Six Pompes!