Éric Vigié « Avant d’être un directeur, je suis un artiste »
Après avoir tenu les rênes de l’opéra de Lausanne, le Français s’apprête à passer le témoin à Claude Cortese. Rencontre dans son bureau pour un bilan… positif.
Rencontre avec Éric Vigié
La bibliothèque noire est déjà orpheline de ses livres. Dans un coin, un carton, encore ouvert, déborde de disques classiques, jetés en vrac. Au pied d’un mur, quelques tableaux attendent d’être déménagés. À la fin du mois de juin, ce bureau découvrira son nouveau « locataire », Claude Cortese. Après vingt ans à la tête de l’Opéra de Lausanne, Éric Vigié a en effet décidé de quitter son fauteuil, à l’avenue du Théâtre, et de retourner à la mise en scène – sa première passion. « Cela fait sept ans que j’aurais dû partir », admet-il. « Mais il existe sûrement plus d’astronautes en attente d’être envoyés dans l’espace à la NASA que de directeurs de théâtre lyrique. En Suisse, nous ne sommes que quatre… C’est un domaine où les places sont très chères, parce qu’elles dépendent du pouvoir politique. »
Pour le Français, il était temps de transmettre le témoin. « Je n’avais plus rien à faire ici, si ce n’est continuer à construire des saisons. Or, il ne faut pas faire la saison de trop… Et puis, je ne connais aucun directeur qui est resté vingt ans au même endroit. » Éric Vigié a aussi eu une pensée pour cet ami, Stefano Mazzonis di Pralafera, directeur de l’Opéra Royal de Wallonie, à Liège, décédé en 2021, à l’âge de 72 ans. « Lorsque sa femme m’a appelé, un dimanche soir, pour m’annoncer sa disparition, c’est comme si un bloc de béton me tombait sur la tête. » Nommés en même temps en Italie, l’un à Trieste, l’autre à Bologne, ils avaient été la cible d’attaques virulentes de la part du parti au pouvoir, Forza Italia. « Un jour, j’avais été convoqué à Rome, dans la cave d’un restaurant, à côté du ministère de l’Intérieur », se rappelle-t-il. « On m’a fait comprendre que j’avais tout intérêt à coopérer avec eux et à faire travailler les gens qui figuraient sur la liste que l’on m’avait donnée. Je suis sorti de là choqué ! » Cette période a soudé les deux hommes. Ils sont restés en contact, lorsque leurs carrières respectives ont emprunté d’autres voies. « Nous avons signé plusieurs coproductions entre Lausanne et Liège… »
Le décès de son confrère a sonné comme un avertissement dans l’esprit du Niçois. « Notre métier est compliqué. Le public ne s’en rend pas compte. Il y a beaucoup de stress ! Il y a des nuits où je ne dormais pas… » Ainsi, pour le dernier opéra qu’il a mis en scène, La Flûte enchantée de Mozart, tous les rôles principaux sont tombés malades quasi en même temps, au cours des répétitions. « Le jour de la première, c’était la première fois qu’ils étaient tous réunis sur scène et chantaient à pleine voix avec l’orchestre. J’avais des chanteurs en stand-by à Berlin, Madrid, Stuttgart et Francfort, au cas où je devais remplacer Tamino ou la Reine de la Nuit en dernière minute. » Le ténor, Oleksiy Palchikov, victime d’un virus sur les cordes vocales, a même dû garder le silence pendant cinq jours. Un cauchemar pour le directeur !
Un passionné de culture
« À un moment donné, il est important de se protéger, de conserver une discipline », philosophe Éric Vigié. « J’essaie de faire du sport tous les deux jours pour garder la forme. Mais ce n’est pas évident avec toutes les sollicitations. En Pays de Vaud, il y a du chasselas sur toutes les tables… » À 62 ans, il se voit encore travailler quelques années. Sans forcer. Accepter une mission de six à sept mois ici ou là, se garder du temps pour une mise en scène, en imaginant les décors et les costumes, comme à son habitude, se réserver trois mois de paix, pour « penser à autre chose, pour écrire peut-être ». « Mon rêve serait de m’occuper d’un festival pluridisciplinaire et imaginer un concept général autour d’un thème », précise-t-il.
L’homme est ainsi. Passionné. Curieux. « Avant d’être un directeur de théâtre, je suis un artiste. J’aime la culture en général. » D’ailleurs, Éric Vigié ne s’impose pas de limites dès il s’agit de créer. Pour La Flûte enchantée, il s’est rendu à Bangkok pour acheter les soies pour ses costumes, « parce qu’elles sont plus solides que les soies indiennes ». Il a aussi profité de ce voyage en Thaïlande pour faire fabriquer des masques par les mêmes artisans qui collaborent avec la meilleure compagnie de marionnettes de la cité. Il aime revisiter les œuvres classiques, leur offrir une lecture originale, sans en dénaturer le sens. Ainsi, lorsqu’il produit Eugène Onéguine, en 2022, il situe cet opéra pendant la Révolution russe, alors que le texte originel date du XIXe siècle (1821-1831). « Quand il récupère les terres de son oncle, décédé, il décide de supprimer les impôts. En cela, il bouscule l’ordre établi », fait-il remarquer. À Buenos Aires, il emmena La Traviata dans le Paris des années 30, sous La Coupole, avec Modigliani, Picasso et Kiki de Montparnasse. « On pourrait imaginer ces opéras dans toutes les époques, du moment que l’on garde une certaine intelligence. Parfois, il y a des mises en scène tellement décalées qu’on ne comprend plus rien. On ne peut pas faire du révisionnisme constamment. Si ça ne vous plaît pas, vous n’êtes pas obligé de l’inscrire au programme. Il existe 42 000 titres lyriques, écrits depuis 1599, vous avez l’embarras du choix ! »
Éric Vigié
Travaux de rénovation et pandémie
Et s’il ne devait en garder qu’un en mémoire, sur l’ensemble des spectacles programmés à Lausanne ? Éric Vigié n’hésite pas : « Le premier, Rigoletto ! Il a marqué mon arrivée et il a eu un succès fou. » Il cite aussi ses collaborations avec Stefano Poda, « un homme qui a des concepts fantastiques et une esthétique qui a marqué Lausanne ». En juin dernier, l’Italien a d’ailleurs signé la mise en scène de Nabucco. « C’est la septième fois qu’il vient ici. En douze ans, il est devenu l’une des stars du genre. Si la salle était pleine, c’est aussi parce qu’il était là. »
Mise en scène de La Flûte enchantée de Mozart par Éric Vigié
À l’heure du bilan, Éric Vigié peut se targuer de laisser une institution – la troisième de Suisse derrière Zurich et Genève – en excellente santé. Mais ces 20 ans n’ont pas été un long fleuve tranquille. « Les cinq ans de nomadisme, pendant les travaux de rénovation (ndlr. 2007-2012), ont été compliqués. Nous avons dû équiper deux salles, le Métropole et le théâtre de Beaulieu, qui n’étaient pas faites pour du spectacle lyrique. Les techniciens ont beaucoup souffert durant cette période – où nous avions même dû transporter les machines à laver pour nettoyer les costumes après chaque représentation. » La pandémie de Covid-19 a aussi été difficile à traverser. « Nous avons dû tout arrêter, à une semaine d’une première, puis reprogrammer tous les spectacles sur les deux saisons suivantes.» Le Français fait un rapide calcul : « Entre les cinq ans de chantier et le Covid-19, je n’ai pu faire fonctionner ce théâtre que douze saisons de manière optimale. » Ce qu’il a moins apprécié, en revanche, ce sont ces accusations de «despotisme», qui sont venues entacher l’annonce de son départ, en 2022. « J’ai dû prendre parfois des décisions qui ont déplu à une petite bourgeoisie locale, très incrustée ici, qui croyait que tout leur est dû », balaie-t-il. Sans s’apesantir sur le sujet. Le feu n’a pas couvé longtemps, faute d’arguments valables. Éric Vigié peut quitter l’avenue du Théâtre la tête haute. Avec 1400 abonnés et six coproductions par saison, l’Opéra de Lausanne vit dans une autre dimension. « Il est passé d’un monde amateur, régi par l’entre-soi, à un niveau plus international, plus ouvert vers l’extérieur », résume le directeur. « Chaque saison, j’ai reçu 18 millions de francs comme budget artistique. Je n’ai jamais eu un franc de déficit. Sinon, je l’aurais mis de ma poche… (rires) Mais j’ai toujours été conscient de la chance que j’avais de recevoir cet argent, privé ou public, et j’ai fait en sorte qu’il soit rendu du mieux possible auprès des artistes qui viennent ici et des jeunes étudiants de l’HEMU, afin qu’ils soient correctement payés. » Le Niçois est prêt à passer le témoin à Claude Cortese. « À lui, désormais, de maintenir la qualité ! »