Cirque du Soleil – Post Tenebras Luzia !
Après avoir frôlé la faillite à cause de la crise du Covid-19, la compagnie québécoise, créée en 1984, est de retour à la vie avec de nouveaux actionnaires. Elle sera à Genève, sur
la plaine de Plainpalais (28 mai-12 juin), avec ce spectacle, imaginé par le Tessinois Daniele Finzi Pasca, consacré au Mexique et à sa culture.
C’est une tradition. En janvier, le Cirque du Soleil a l’habitude de prendre ses quartiers au Royal Albert Hall. Là où les Beatles, les Spice Girls, Deep Purple, Kylie Minogue, Robbie Williams et même Francis Cabrel se sont produits. En forme de cocon, avec son dôme de 41 m de hauteur, cette salle écrit sa légende depuis 1871, face à Kensington Garden et à ce mémorial dressé en mémoire du prince Albert de Saxe-Cobourg-Gotha, mari de la reine Victoria, à qui elle doit son nom. Par le passé, la troupe canadienne a souvent eu l’honneur d’ouvrir la saison. Un mois plein entre ces murs rassurants avant de repartir sur les routes sous son chapiteau. Cette année est pourtant particulière à plus d’un titre. D’abord, le Royal Albert Hall célèbre, avec un temps de retard, pandémie oblige, ses 150 ans d’existence. Surtout, le spectacle Luzia, dédié au Mexique et à sa culture, symbolise la renaissance du Cirque du Soleil en Europe. Car le Covid a bien failli avoir sa peau…
Non à la faillite!
Désormais vice-président exécutif du conseil d’administration, Daniel Lamarre se souvient très bien de ce vendredi 13 mars 2020. Le jour où tout s’est écroulé. «En quelques heures, nous sommes passés de 44 spectacles et un milliard de dollars de revenus à zéro», raconte-t-il. «Même dans mes pires cauchemars, je n’aurais jamais imaginé qu’une chose pareille puisse arriver. C’était épouvantable!» Une fois le choc absorbé, le Québécois – qui était alors président du Cirque du Soleil – s’est tout de suite posé la question la plus essentielle: comment sauver cette institution, créée à Baie Saint-Paul en 1984 par Guy Laliberté et Daniel Gauthier? «J’ai toujours refusé l’idée que le cirque puisse être en faillite et disparaître…» Avec Stéphane Lefebvre, l’homme à qui il vient d’ailleurs de transmettre le flambeau, Daniel Lamarre tire les traits d’un plan de restructuration, forcément douloureux compte tenu des circonstances. Privé de source de recettes, il est d’abord contraint de licencier les 95% de son personnel. Tout en se faisant la promesse de «rapatrier» l’intégralité des troupes le jour où la crise sanitaire serait terminée. Ensuite, privé d’aides financières du gouvernement canadien, le Québécois se met en quête d’investisseurs pour pouvoir résister à cette terrible tempête et, évidemment, relancer la machine au moment opportun. Mais comment convaincre des actionnaires potentiels quand on n’a plus rien à leur vendre, si ce n’est l’espoir d’un retour rapide vers la normalité?
«En quelques heures, nous sommes passés de 44 spectacles et un milliard de revenus à zéro…»
«J’ai pu m’appuyer sur l’image positive que la marque Cirque du Soleil véhicule à travers la planète», admet Daniel Lamarre. L’entreprise a certes imposé une vision contemporaine de l’art circacien, cet univers féérique peuplé d’êtres mystérieux, parlant le plus souvent une langue inconnue. Mais, avec ses 80 nationalités différentes représentées dans sa troupe, elle transmet un message de tolérance et de respect qui résonne d’autant plus aujourd’hui. «C’est à la mode de parler de diversité et d’inclusion, mais chez nous, on le vit au quotidien depuis plus de trente ans. Cela fait partie de notre succès.» Le vice-président est aussi fier de l’engagement social pris par le Cirque du Soleil, puisqu’il soutient deux causes importantes à ses yeux: One Drop – dont la mission est d’assurer l’accès à l’eau potable aux communautées les plus vulnérables – et Cirque du Monde, un programme qui tend la main aux jeunes en rupture par la pratique du cirque. «Cela donne vraiment un sens à ce que nous faisons», souffle le vice-président.
Ce discours a visiblement fait tilt. Alors que les deux actionnaires principaux – l’américain TPG (60%) et le chinois Fosun (40%) – tiraient leur révérence, The Catalyst Capital Group, à Toronto, représenté par son directeur général et associé, Gabriel de Alba, a accepté de venir en aide à ce paquebot en perdition et de «réinjecter la somme de 375 millions de dollars afin de permettre la reprise de nos spectacles». Si cette opération financière assure l’avenir immédiat de l’entreprise, il fait, au passage, taire les critiques autour de sa perte d’identité, de cet ADN sacrifié sur l’autel du profit. Alors que son siège social n’a jamais quitté Montréal, le Cirque du Soleil navigue plus que jamais sous pavillon canadien. Après quinze mois dans les tranchées, le duo Lamarre-Lefebvre pouvait passer à la prochaine étape: remettre les moteurs en marche.
«Nous avons commencé par Las Vegas, puis Orlando, au Walt Disney World Resort. Et, aujourd’hui, nos tournées reprennent petit à petit la route…» Daniel Lamarre a surtout tenu sa promesse: depuis une dizaine de mois, il a donc commencé à «rapatrier» ses troupes. «Au moment du lockdown, nous avions 4600 employés. À l’heure où je vous parle, nous avons pu réengager près de 2700 personnes. Et, à chaque spectacle ouvert, c’est entre 150 et 200 nouveaux contrats signés.» Le Québécois fait un rapide calcul: dans un an, en février 2023, le Cirque du Soleil devrait avoir son équipe au complet. Pour lui, après 21 ans passés à la tête de l’entreprise, c’était le bon moment pour passer le relais. «En décembre, j’ai recommandé Stéphane Lefebvre au poste de président auprès du conseil d’administration et cela a été accepté.» À la seule condition que Daniel Lamarre reste, pendant une période de deux ans maximum, pour assurer la transition. Aujourd’hui, confiant dans l’avenir et fier d’avoir pu sauver l’édifice, il sait que le plus dur est passé. «Quand je vois la réaction phénoménale du public, à chaque fois que nous revenons dans une ville, cette effervescence autour de nos scènes, j’y vois un signal fort. C’est le retour du spectacle vivant qui est ainsi célébré.»
«Quand je vois la réaction du public, (…) c’est le retour du spectacle vivant qui est ainsi célébré.»
Un voyage imaginaire
À Londres, le Royal Albert Hall a donc vibré, pendant un mois, au rythme du Mexique. Imaginé par Daniele Finzi Pasca et son épouse, Julie Hamelin, décédée en 2016, quelques semaines après la première à Montréal, le spectacle Luzia – contraction de luz, la lumière, et lluvia, la pluie, en espagnol – propose un voyage imaginaire au pays des Aztèques. Dans cette culture foisonnante où les symboles ne manquent pas. Le Tessinois – concepteur de la Fête des Vignerons en 2019, rappelons-le! – a vécu pendant dix ans en Amérique centrale. Il a aimé cette population, il s’est imprégné de l’histoire du Mexique, de ses croyances, pour créer ce monde idéal empreint de poésie et de légèreté. En évitant soigneusement les clichés. Pour l’occasion, le Cirque du Soleil a abandonné son sabir habituel pour adopter l’espagnol comme langue officielle. Portée par des mélodies puissantes et par la voix envoûtante de la soliste, Sofia Lopez Montano, ce périple n’en prend que plus de force et d’authenticité.
Dès le premier tableau, le public est transporté au cœur du Mexique. En suivant cette femme, avec ses ailes de papillon, qui court à en perdre haleine, sautillant allègrement devant un cheval au galop. La référence est double, avec, d’un côté, le peuple Tarahumara, aux pieds légers, capables de courir des centaines de kilomètres dans la Sierra Madre, et, de l’autre, le monarque, ce lépidoptère dont la migration le mène, chaque année, du Canada au Mexique. Le trait d’union avec le Cirque du Soleil est subtil. La beauté de Luzia réside justement dans ces détails saupoudrés par petites touches dans chaque scène. L’eau et la lumière sont omniprésentes. Le soleil brille, la pluie se met soudain à tomber… Et puis, il y a ces numéros époustouflants, qui provoquent des frissons, tant l’émotion est intense. Les spectateurs découvrent alors les paysages dépouillés du désert mexicain, sous un astre géant, où un trio de femmes finit par fêter l’arrivée de la pluie entre ciel et terre. Ils sont aussi plongés dans un cenote (ces puits naturels que les Mayas voyaient comme des portails vers l’au-delà), témoins de la rencontre entre un dieu, Tlaloc, et un jaguar, autour d’une source d’eau – un exercice de sangles aériennes bluffant de virtuosité et d’animalité. Que dire encore de ce contorsionniste, Aleksei Goloborodko, qui donne vie, grâce à une élasticité stupéfiante, à une créature hybride, l’alebrije, née des hallucinations d’un artisan, Pedro Linares? Pas étonnant que la soirée se termine sur une standing ovation…
Du bonus pour l’économie locale
Après une halte à Barcelone, le Cirque du Soleil s’apprête désormais à installer son chapiteau à Genève, sur la plaine de Plainpalais. Avec Saltimbanco (2003, 2009), Dralion (2006, 2013), Alegria (2012) et Totem (2019), Luzia sera le cinquième spectacle à s’arrêter au bout du lac. Et, contrairement au Royal Albert Hall, la troupe canadienne pourra (enfin) prendre ses aises, retrouvant une configuration habituelle, avec un backstage plus large, des loges à portée de pas… Plus besoin de jouer au Tetris pour tout ranger autour de la scène! Car, avec ses 120 personnes – dont 46 artistes – et plus de 600 tonnes de matériel, c’est un petit village qui se déplace de site en site. Et qui, en restant dans la Cité de Calvin pendant trois semaines, contribuera à faire fonctionner l’économie locale.
Hôtels, traiteurs, fournisseurs… Le Cirque du Soleil est en effet dépendant du commerce autochtone pour assurer l’ordinaire de la troupe. S’il se déplace avec son staff pour le back office (cuisine, costumes, techniciens, etc.), il fait appel à des emplois temporaires sur place pour renforcer son équipe. Aides de cuisine, couturières, agents de sécurité, vendeurs, ils seront nombreux à pouvoir partager la vie du cirque de l’intérieur. En 2006, lors de la venue de Dralion, et avec toute l’activité générée pendant les cinq semaines de spectacle, les organisateurs avaient estimé les retombées financières pour la région de Genève à 4,6 millions de francs. «Mais, ce qu’il ne faut pas oublier, c’est que le Cirque du Soleil devient aussi une destination touristique», ajoute Daniel Lamarre. «Des spectateurs d’autres villes, voire même d’autres pays, viennent assister au show. Il faut aussi tenir compte de cet aspect-là dans l’évaluation.» Est-ce pourquoi le vice-président articule la somme de 20 millions de retombées économiques pour chaque ville visitée? Les Genevois en rêvent déjà…
Une intendance bien huilée
En tout cas, en coulisses, tout est organisé pour faciliter l’existence des artistes. Une personne se charge de leur trouver un logement, une autre s’occupe des rendez-vous chez le dentiste ou le médecin, il y a un électricien, un plombier, un comptable, un préposé à temps plein pour les questions liées à l’immigration et aux visas de travail. Le Cirque du Soleil voyage même avec son propre fitness. Et c’est Yuri Tsvirko, membre de l’équipe sur le numéro de balançoire russe, qui se charge de donner les cours collectifs: il a été nommé coach officiel de la troupe pour cette tournée! En cuisine, avec 26 nationalités différentes sur ce spectacle, de la Chine au Kazakhstan, en passant par la Guinée, la Colombie et les Pays-Bas, c’est aussi un casse-tête permanent pour satisfaire tous les goûts. Et on ne parle pas des régimes alimentaires particuliers. Deux fois par jour, c’est un choix de trois plats principaux qui est proposé, complété par un bar à salades. Au cas où rien ne devait convenir…
Et puis, il y a les petites mains qui s’affairent en coulisses pour que les costumes, les chaussures, les accessoires, soient toujours prêts au moment d’entrer en scène. Il faut coudre, laver, réparer, sécher surtout… On l’a dit, l’eau est l’un des éléments-clés dans Luzia. Pluies diluviennes ou ondées éparses, elle devient même un personnage à part entière, juste avant l’entracte, grâce à un jeu de lumières étourdissant. Il n’est donc pas rare que les artistes terminent leur numéro, trempés jusqu’aux os. Et il n’y a parfois que quelques heures entre deux spectacles pour tout remettre en ordre. Heureusement, le Cirque du Soleil pense à tout: il voyage toujours avec un deuxième kit complet de costumes dans ses bagages. «Ce serait dommage qu’un numéro disparaisse du programme, parce qu’il nous en manque un», me dit-on. Mais chaque soir, le miracle a lieu, la magie opère et le public se retrouve téléporté dans ce Mexique rêvé, peuplé de colibris virevoltants, de cactus gesticulants et de musiciens à tête de crocodile. Prêts pour l’aventure? Vamos!