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«UNIFORMES » Immersion dans la police genevoise

Conseillé par un commissaire de police, le réalisateur Romain Graf raconte le quotidien d’une brigade de Police Secours dans une série coproduite par Alva Film et la RTS. Un poste de police a été entièrement reconstitué dans le quartier des Grottes, à Genève. Six épisodes à voir en 2026 sur la TV romande.

Par Jean-Daniel Sallin

Crédit : Miriam Theus

Difficile de croire qu’il y a cinq mois, cet espace était complètement abandonné… En passant la porte coulissante, on se retrouve au milieu d’un poste de police, aussi vrai que nature, avec son guichet d’accueil, son alignement de bureaux et d’armoires, sa cellule et sa cafétéria. Sur les murs, un avis de recherche pour un truand espagnol, un certain El Gringo, une feuille qui récapitule les grades de la gendarmerie genevoise et une circulaire qui explique, dans le détail, les produits pour couper les différentes drogues. Pour l’instant, il n’y a pas âme qui vive, pas un seul uniforme à la ronde, comme si le lieu avait été déserté en toute urgence. Seuls, quelques objets, posés négligemment sur les bureaux – un paquet de bonbons, une vahiné, un bloc-notes gribouillé, etc. – laissent penser que la vie reprendra bientôt ses droits.

Ce poste de police n’est, en réalité, qu’un décor. Il suffit de taper sur les murs pour constater qu’ils sonnent creux, que, derrière ces parois de bois, il n’y a rien… Depuis deux mois, c’est le terrain de jeu du réalisateur Romain Graf et de son équipe. La scène centrale de sa nouvelle série, baptisée Uniformes, qui raconte le quotidien d’une brigade de Police Secours, avec ses interventions, parfois tragiques, parfois heureuses. Comme il était impossible de tourner dans un vrai poste, pour des raisons de confidentialité évidentes, il fallait en créer un de toutes pièces. Le site, au cœur des Grottes, était un ancien garage Honda, relégué au rang de jachère industrielle, entre la rue de Lyon et la rue Isabelle-Eberhardt, juste derrière la gare de Cornavin. Un quartier populaire et multiculturel qui colle parfaitement avec le ton de la série.

Dans un garage, alors que l’équipe de tournage profite de sa pause déjeuner, après une demi-journée rythmée par une course-poursuite dans les rues de Genève, Mik colle des bandelettes autocollantes sur le chiffre 118. « Je dois repeindre le panneau, ce n’était pas la bonne couleur blanche. » Avec ses longs cheveux et son accent québécois, l’homme n’est pas un inconnu : on a l’habitude de la croiser à Paléo, sur la Grande Scène, lorsqu’il annonce les artistes qui s’y produisent. « Bienvenue dans l’une de mes autres vies », sourit-il, avant de dégainer son portable. Il me montre l’endroit, totalement dépouillé, avant que la production ne réquisitionne les lieux. Impressionnant ! « Le tournage a commencé en avril, mais nous, nous sommes arrivés ici deux mois avant pour monter les murs et agencer les pièces de A à Z », explique-t-il, tandis que le plateau commence à s’animer…

UN COMMISSAIRE SUR LE PLATEAU

Coproduit par Alva Film et la RTS, ce projet trotte dans la tête de Romain Graf depuis plus longtemps. « Plus de trois ans », souffle-t-il. « J’ai mis deux ans à l’écrire, avec mes deux coscénaristes, Chloé Devicq et Léo Maillard, j’ai surtout passé beaucoup de temps en immersion avec des policiers pour découvrir leur quotidien, à Nyon, Morges ou Yverdon… » Au poste de Blandonnet, à Genève, le réalisateur fait une rencontre qui donnera une autre dimension à son scénario : commissaire de police, Olivier Schneeberger lui propose de le suivre, avec l’aval de sa hiérarchie, sur des interventions, pendant ses week-ends et ses nuits de service, et de lui faire découvrir les coulisses, sombres ou non, de sa profession. Levées de corps, accident de la route, annonce d’un décès à la famille, scènes d’agression et découverte de la misère sociale dans des logements souvent insalubres : rien ne lui est épargné. Au contact de la troupe, il est même invité, à plusieurs reprises, aux repas de groupe – ces moments essentiels à la vie des postes, où les policiers décompressent durant leurs nuits de travail, tout en restant en alerte.

Naturellement, Olivier Schneeberger devient un ami et un consultant bénévole sur la série. Le lien entre la réalité et la fiction. L’expert qui s’assure que chaque détail est le plus authentique possible : comment passer les menottes à un suspect, comment faire une fouille, comment sortir son arme, comment se tenir… « Marcher les mains dans les poches, avec l’uniforme, c’est interdit », précise-t-il. « J’ai aussi relu le scénario pour voir s’il y avait des incohérences dans les dialogues. » Passionné par son métier, le Genevois – qui a arrêté sa carrière de hockeyeur au HC Genève-Servette en 1993 pour entrer dans la police – prend d’ailleurs sur ses jours de congé pour assister au tournage et donner ses conseils. « Cette série n’est pas un documentaire, mais elle s’inspire du réel », ajoute Romain Graf. « Nous devons donc répondre à une attente. Il existe des centaines de gestes policiers différents. Nous avons besoin de savoir si nous faisons juste ou faux, d’avoir le ressenti d’un policier. » Le commissaire a même embarqué sa fille, jeune inspectrice à la police judiciaire, dans l’aventure. Certains disent d’ailleurs que les rôles de Patrick et Axelle Calame, joués par Frédéric Pierrot et Luàna Bajrami, s’inspirent (un peu) de leurs personnages dans la vraie vie…

LES « NETTOYEURS » DE LA VILLE

Mais, d’où vient cet intérêt marqué pour la gendarmerie chez le réalisateur genevois ? Pourquoi avoir voulu s’immerger de la sorte au milieu de ces uniformes – les laissés-pour-compte des séries TV qui leur préfèrent les médecins légistes ou les inspecteurs en civil ? « Je ne suis ni pour, ni contre la police, mais je cherche un point de vue nuancé », se justifie Romain Graf. « À l’instar des urgences ou des tribunaux, je la vois à la croisée des chemins de la société : elle est en contact direct avec toutes les couches sociales, toutes les cultures…
À mes yeux, les policiers sont un peu les « nettoyeurs » de la ville : ils font tout ce que les gens ne veulent pas faire. Quand un voisin frappe sa femme, quand une personne se fait agresser dans la rue, on appelle la police ! »

Pourtant, ce qui le frappe par-dessus tout, ce sont les intrications entre le monde professionnel et l’aspect privé. « Dans son quotidien, un policier est confronté à des choses difficiles qui résonnent dans sa vie personnelle et peuvent créer des microtraumatismes. Or, par sa culture, il a moins le droit d’être touché et de montrer ses faiblesses. Il peine aussi à avoir une vie privée stable : avec les nuits et les week-ends, il rate beaucoup de choses et il hésite à amener ses problèmes à la maison. Quand vous décrochez un pendu, vous n’avez pas forcément envie d’en parler à table, en famille. » À ce sujet, Romain Graf cite volontiers l’un de ses confrères, Raymond Depardon : « Les policiers sont des assistants sociaux mal formés. »

«Chaque jour, à Genève, il y a des centaines de policiers qui interviennent pour assurer la sécurité de la population»

UNE FICTION, PAS UN DOCUMENTAIRE !

Le Genevois apprécie le travail de Depardon. Sa manière de regarder le monde. Photographe et reporter, il a réalisé plusieurs documentaires sur la police et la justice – dont Faits divers, en 1983, qui suit les activités quotidiennes des gardiens de la paix dans un commissariat parisien. « Mais, ici, je n’aurais jamais pu traiter un tel sujet à travers le documentaire, il aurait fallu flouter tous les visages. La fiction s’est donc imposée d’elle-même. » S’il a situé son histoire à Genève, dans le quartier des Grottes, « parce que, dans cette ville, l’écart des richesses est plus grand qu’ailleurs », Romain Graf s’est surtout inspiré des gendarmes qu’il a croisés, aux côtés d’Olivier Schneeberger, pour créer son équipe. On y trouve Charlie, la cheffe de groupe, Axelle, la petite nouvelle, Karim, Lewis, Maddie et Nico… Incarnant la police multiculturelle d’aujourd’hui, ils mènent leur existence de flics, entre petite délinquance et misère sociale, essayant tant bien que mal d’éviter les dérapages. Malgré la pression. Malgré leurs fêlures.

« Parfois, dans les médias, on découvre des affaires qui impliquent des policiers », reprend le réalisateur. « Il faut pouvoir dénoncer quand il y a du racisme ou du sexisme… Mais, cet aspect négatif cache une autre réalité : chaque jour, il y a des centaines de policiers qui interviennent pour assurer la sécurité de la population. La majorité des gens ignorent ce que représente vraiment ce métier. » À son niveau, la série entend changer cette perspective. Sans filtre. Sans cacher la crasse sous le tapis. « D’ailleurs, la direction de la Police cantonale genevoise n’a pas été impliquée dans la rédaction du scénario et n’a pas donné son avis sur la qualité artistique du projet »,précise le commissaire de police. « Nous sommes plutôt fiers qu’une série TV soit consacrée à notre profession. » Pendant le tournage, certains policiers n’ont pas hésité à grignoter sur leur pause ou sur leurs congés pour venir donner un coup de main sur le plateau. Un soir, une poignée de comédiens a même pu échanger informellement avec des policiers du poste des Pâquis – l’un des points névralgiques du dispositif policier, puisqu’il est ouvert 24 heures sur 24 – pour un échange informel. Est-ce la force de l’uniforme d’être solidaire avec tous ceux qui le portent ?

Biographie

1980 Naissance à Genève.
2004 Master en relations internationales à l’IUHEI.
2008 Premier court-métrage : Faux Espoirs.
2009 Master of Arts en réalisation à l’Institut des Arts de Diffusion (IAD) à Louvain-La-Neuve.
2015 Coréalise la série Station Horizon avec Pierre-Adrian Irlé.
2019 Son thriller d’espionnage, Helvetica, est primé au Festival de la Fiction à La Rochelle.
2025 Réalise la série TV, Uniformes, coécrite avec Léo Maillard et Chloé Devicq.
1980 Naissance à Genève.
2004 Master en relations internationales à l’IUHEI.
2008 Premier court-métrage : Faux Espoirs.
2009 Master of Arts en réalisation à l’Institut des Arts de Diffusion (IAD) à Louvain-La-Neuve.
2015 Coréalise la série Station Horizon avec Pierre-Adrian Irlé.
2019 Son thriller d’espionnage, Helvetica, est primé au Festival de la Fiction à La Rochelle.
2025 Réalise la série TV, Uniformes, coécrite avec Léo Maillard et Chloé Devicq.

« S’ADAPTER À LA SITUATION… »

Retour à la rue Isabelle-Eberhardt. On y retrouve le groupe dans son intégralité. Ce soir-là, Romain Graf tourne justement une scène, à la cafétéria, autour d’une fondue au fromage. Un repas qui commence dans la franche rigolade, mais qui sera soudain plombé par Charlie, la cheffe de groupe, interprétée par Anna Pieri Zuercher : « Karim, tu restes avec moi ce soir », lâche-t-elle, visiblement agacée. « Pour les autres, on permute : Lewis, tu tournes avec Axelle, Maddie avec Nico ! » Lors des répétitions, le réalisateur laisse une certaine liberté à ses comédiens. Un choix délibéré : lorsque Nico apporte le caquelon sur le réchaud, le dialogue doit, en effet, rester spontané, léger, avant que la phrase, cinglante, de Charlie ne vienne casser l’ambiance.

Assis à table, Younès Boucif, alias Karim, se montre volontiers badin, jouant avec son (faux) pistolet, chambrant ses « collègues » à tour de rôle. « Je ne peux pas enlever cette ceinture, pour être plus à l’aise pour manger ? », finit-il par demander. « Oui, tu peux la laisser de côté, sur la chaise ou sur la table, le temps du repas. Les gars font comme ça chez nous », lui répond Olivier Schneeberger, toujours à l’affût. Le commissaire de police profite pleinement de son poste d’observateur. Cette fois, c’est à lui d’être immergé dans un milieu qu’il ne connaît pas ! « Je découvre de nombreux points communs entre mon métier et celui de Romain, notamment dans la gestion d’un plateau de tournage et d’une scène de crime », analyse-t-il. « Il s’agit de rester calme, méticuleux, tout en gardant une vue d’ensemble, afin de s’adapter à la situation et de prendre des décisions conséquentes. »

Anna Pieri Zuercher avait déjà travaillé avec Romain Graf sur la série Station Horizon. Dans Uniformes, elle incarne Charlie, la cheffe de groupe.

KACEY MOTTET-KLEIN POLICIER ?

Dans le caquelon, la fondue, au vacherin, est quelque peu « élastique ». Elle s’avère difficile à « manipuler » pour les comédiens. Romain Graf finit par y planter une fourchette pour leur montrer comment la déguster dans les règles de l’art. Après quatre prises, la scène est dans la boîte. Il ne reste plus qu’à changer l’angle des caméras pour tourner les gros plans. « J’ai mis beaucoup d’énergie dans le casting », indique le Genevois. « C’est un peu bateau de dire ça, mais j’ai d’abord cherché de bons acteurs, sans qu’ils correspondent forcément à l’image idéale que je me faisais du rôle. Quand on tourne une série, les délais sont raccourcis : la qualité du jeu est donc primordiale. Autour de moi, j’ai également besoin d’une équipe technique qui a de l’expérience et qui se connaît déjà. On gagne du temps et du plaisir ! »

S’il a adapté le rôle de Karim pour Younès Boucif, Romain Graf retrouve Anna Pieri Zuercher dans le casting – une comédienne avec laquelle il avait déjà travaillé dans la série Station Horizon. « C’était l’une de mes premières séries », se souvient la Biennoise. « J’avais aimé son style visuel très affirmé. » Elle n’est pas une débutante dans la police : depuis cinq ans, elle joue une inspectrice dans la série Tatort en Suisse alémanique. « J’ai visité un commissariat à Zurich, rencontré des spécialistes dans la lutte contre le trafic de drogue et la cybercriminalité, j’ai même pu m’entraîner au tir avec un vrai pistolet. C’est ce que j’aime avec le métier de comédien, il nous permet d’entrer dans des univers qu’on ne connaît pas. » Elle n’a pas eu trop de difficulté à se glisser dans l’uniforme de Charlie. « J’aime bien le bleu », sourit-elle. « Et, ensuite, le costume fait une partie du boulot… »

Soyons clairs, Anna Pieri Zuercher ne s’est pas découvert une vocation tardive pour la gendarmerie. « En général, j’ai affaire à eux quand je prends des prunes », plaisante la comédienne, parfaitement trilingue. Younès Boucif, non plus, ne se voit pas porter l’uniforme au quotidien. « Policier est un métier d’autorité. C’est tellement loin de moi, ce n’est pas un milieu qui m’attire. Je comprends la réalité qui est la leur, je la découvre avec humilité et j’essaie juste d’être un policier crédible pendant ces trois mois de tournage. » En revanche, Kacey Mottet-Klein, lui, envisage sérieusement d’en faire son métier. Lui qui a commencé sa carrière de cinéma à l’âge de dix ans, ressent un besoin de changement, lassé de la pression et de l’incertitude de la profession d’acteur. Devenir policier était même un rêve d’enfance, avant qu’il ne tourne dans Home d’Ursula Meier en 2008. « Il pose beaucoup de questions, il s’intéresse à tout ce que nous faisons, en portant fièrement l’uniforme de la Police genevoise », fait remarquer Olivier Schneeberger. À ses côtés, Kacey acquiesce. Avant de se montrer plus précis sur ses intentions : « Je vise 2027 pour faire mon école de police à Savatan. Les inscriptions prennent du temps, c’est déjà trop tard pour 2026. Mais, au moins, avec cette série, j’aurais déjà pris de l’avance dans ma formation… » La réalité rattraperait-elle la fiction  ?