L’enquête

Festivals, Être plus pro, plus rigoureux… 

Alors que la majorité des festivals, de Sion à Neuchâtel, affichent une vigueur rassurante, à l’ombre des deux mastodontes que sont Montreux et Paléo, la disparition du Vibiscum et les difficultés financières du Venoge et du Caribana posent néanmoins la question du professionnalisme des organisateurs dans une industrie musicale de plus en plus codifiée.

Toujours aussi hyperactif, Mika, vêtu d’un veston customisé pour l’occasion, est venu clore le Paléo avec un show endiablé, s’offrant même un bain de foule sur son tube Big Girl (You Are Beautiful).
© Paléo/Théa Moser

L’information avait fait l’effet d’une bombe. Deux semaines avant le lancement des festivités sur la place du Marché de Vevey, William von Stockalper, directeur du Vibiscum Festival, annonçait, ni plus ni moins, l’annulation de la troisième édition (30 mai-2 juin). La raison ? Un déficit de billetterie considérable. Malgré la présence de Shaka Ponk, Hamza ou KT Gorique, moins de 9000 places avaient été vendues sur une capacité totale de 50 000. C’est peu, trop peu ! D’autant que l’édition 2023 s’était déjà soldée sur des chiffres rouges. Pour Michael Drieberg, directeur de Live Music Production et de Sion sous les étoiles, cet épisode clôt « la chronique d’un naufrage annoncé ». « Un festival, c’est une organisation qui s’inscrit dans la durée, on ne peut pas le construire comme ça », expliquait-il à Blick. « Au début, vous êtes en déficit. (…) Après cinq ans, vous regardez si vous êtes rentables ou pas. »

Ce qui choqua le plus, c’est la décision des organisateurs de ne pas rembourser les billets ! Face au lever de boucliers dans les médias et les réseaux sociaux, William von Stockalper finit par proposer un système de compensation : les spectateurs qui le souhaitaient pouvaient échanger leurs billets contre des entrées aux Stars of Sound, à Morat, ou à l’Openair Fluo, à Neuchâtel. Un mal pour un bien ! « Cette opération a bien marché et on nous a beaucoup remerciés pour avoir trouvé ces solutions », a résumé le directeur dans L’Illustré. « Je remercie ces deux festivals de nous avoir tendu la main. C’est inhabituel, une telle solidarité ! » S’il assume la responsabilité de cet échec, William von Stockalper n’a, en revanche, pas goûté les messages insultants et agressifs reçus sur les réseaux sociaux ou par mails. « Je trouve ce niveau de haine disproportionné par rapport à la faillite de certaines banques. (…) Quand on publie mon adresse privée sur le Net, c’est scandaleux, cela me révolte aussi lorsqu’on harcèle des collaboratrices et des collaborateurs qui n’y peuvent strictement rien. »

Les raisons d’un fiasco

N’empêche, ce fiasco a semé le trouble dans l’écosystème des festivals. « Le Vibiscum et ses errances font du mal à la profession », tranche Michael Drieberg. Il pose un certain nombre de questions : est-il encore possible de créer un nouveau festival sur un marché romand déjà saturé ? Peut-on devenir organisateur de concerts sans avoir l’expérience d’une industrie musicale toujours plus codifiée ? À l’origine, en 2022, le Vibiscum n’était qu’un événement de soutien au Vevey-Sports, présidé par William von Stockalper. Deux jours de concerts au Jardin du Rivage, avec IAM, pour récolter des fonds pour le club de football local. Il aurait dû le rester. Folie des grandeurs ? Mépris des réalités ? Comme la grenouille de La Fontaine, le festival a voulu grossir trop vite et a fini par « éclater ». Son directeur évoque un printemps pourri et un manque d’investissement des artistes (!) dans la promotion de l’événement sur les réseaux sociaux pour expliquer cet échec. Il laisse aussi entendre que l’arrivée du Vibiscum sur les bords du Léman avait « dérangé » d’autres festivals, mieux établis. Jusqu’à faire pression sur les artistes pour ne pas fouler la scène veveysane ? On en doute. En coulisses, on dénonce plutôt une propension à faire de la surenchère afin d’attirer des stars sur la Riviera – à l’instar de DJ Snake ou Orelsan en 2023. Où est la vérité ? Le résultat est là : selon 20 Minutes, la Fondation Vibiscum Festival serait débitrice de plus d’un demi-million de francs et la municipalité de Vevey vient de refuser sa demande d’exonération de 120 000 francs pour l’occupation de l’espace public en 2023.

« Je trouve ce niveau de haine disproportionné, par rapport à la faillite de certaines banques. »

Dans un festival, l’expérience client a autant de valeur que le nom des artistes sur l’affiche. « Si la qualité de l’accueil est médiocre, le public ne revient pas », explique Julien Finkbeiner, CEO de Grand Chelem Event, organisateur du Venoge Festival.
William von Stockalper, directeur du Vibiscum Festival.
© Paléo/Lucie Gertsch; Sébastien Anex

Mais le cas du Vibiscum pourrait-il se répéter ailleurs ? Autrement dit : d’autres festivals pourraient-ils disparaître ? La crise du Covid-19, en 2020, a fragilisé les trésoreries et, après deux ans d’inactivité contrainte, l’industrie musicale manifeste sa détermination à se refaire. Les cachets des artistes ont pris l’ascenseur, tout comme les coûts de production. Çà et là, bruissent les rumeurs de difficultés financières, de déficits chroniques, voire de disparition ! Évidemment, on ne parle pas des deux mastodontes historiques qui affichent une santé de fer, presque indécente, sur ce marché tendu. Forcé d’abandonner l’Auditorium Stravinski pendant deux ans, pour cause de travaux, le Montreux Jazz Festival peut ainsi se réinventer totalement, avec sa scène sur le lac et son retour, très attendu, au Casino, sans perdre de plumes : 250 000 festivaliers ont afflué sur les quais, avec un taux de remplissage des salles payantes à 90 %. Du côté de Paléo, on a la banane depuis la mi-mars, au moment où les 200 000 billets disponibles ont été vendus en 21 minutes. Record à battre ! Une météo éblouissante et une nouvelle formule séduisante, notamment avec cette scène électro Belleville, véritable passage obligé des noctambules, ont fait vibrer la plaine de l’Asse et ses 250 000 spectateurs.

Privé de l’Auditorium Stravinski pendant deux ans, le Montreux Jazz Festival s’est réinventé avec sa magnifique scène sur le lac. Magique ! ©Mjf/Marc Ducrest, Caribana/Anne Colliard
Perturbé par une météo capricieuse, le Caribana Festival n’a attiré « que » 26 000 spectateurs sur la plage de Crans. Trois soirées sur quatre n’ont pas fait le plein.
©Mjf/Marc Ducrest, Caribana/Anne Colliard

Les festivals qui brillent…

« Les festivals qui brillent sont ceux qui ont un vrai ADN, pas ceux qui ont été montés sur un coup de tête ou sur une opportunité », relève Mathieu Jaton, directeur du Montreux Jazz Festival, dans Blick. S’ils s’appuient sur leur légende pour fidéliser le public et bâtir leur programmation, le MJF et Paléo offrent plus que des concerts. Ils proposent une expérience. Une parenthèse d’émotions positives. On y vient, en famille ou entre amis, pour écouter ses artistes préférés, mais aussi pour profiter du soleil, rigoler, boire un coup de blanc et goûter aux cuisines du monde. Il y a un air de vacances, une envie de dolce vita, qui fait du bien à l’âme. Indéboulonnables, du haut de leurs 57 et 48 ans d’existence, ils font partie de la vie des gens : on aime à les retrouver, chaque été, pour se fabriquer de nouveaux souvenirs.

À Sion, le festival est (beaucoup) plus jeune, mais en  neuf éditions, il a su trouver sa place au pied de Tourbillon : malgré une programmation 100 % masculine – une singularité qui a aussi fait couler beaucoup d’encre avant l’été, et avec son unique scène, il a réuni plus de 59 000 spectateurs sous les étoiles du Valais. Ce n’est pas une surprise ! Fondateur de Live Music Production dans les années 90, Michael Drieberg profite d’un savoir-faire quasi « ancestral », connaissant les rouages de l’industrie musicale sur le bout des doigts, fréquentant artistes et managers souvent depuis leurs débuts. Alors que le public valaisan s’est totalement approprié « son » festival, le directeur a déjà des idées pour grandir. Avec une deuxième scène de l’autre côté de la route ?

Du côté de Festi’Neuch, aussi, c’est l’enthousiasme qui prime ! Complet deux mois avant la manifestation, la 23e édition a surtout permis de dévoiler une nouvelle scène, le Cargo, venue remplacer le traditionnel chapiteau des Jeunes-Rives. « Quelque chose de plus large, de plus aéré, qui nous permet d’accueillir l’intégralité des productions des artistes », précisait Antonin Rousseau, directeur artistique du festival, au journal Le Temps. Meilleure acoustique, expérience du public améliorée, programmation solide… Les conditions étaient réunies pour battre le record de fréquentation, avec 57 000 billets vendus en quatre soirs.

Julien Rouyer, co-directeur du Caribana Festival et directeur de Soldout Productions à Lausanne.

Les festivals qui doutent…

Les inquiétudes concernent deux marqueurs de l’été culturel. L’un ouvre la saison des festivals, en juin, l’autre y met le point final, juste avant la rentrée des classes. Le premier s’est déployé sur les bords du lac Léman, entre Genève et Nyon, le second a planté sa tente dans le Gros-de-Vaud, au nord de Lausanne. Tous les deux ont connu des soucis financiers et ont dû se résoudre à changer de structure pour survivre. On parle du Caribana et du Venoge, évidemment ! À un an d’intervalle, les deux manifestations se sont en effet associées à des « pros » de l’événementiel – Grand Chelem Event à Penthaz, Soldout Productions à Crans-près-Céligny – dans l’espoir de redresser la barre. Avec un plan d’action sur trois ans : un an pour observer et apprendre, un deuxième pour optimiser, un troisième pour arriver à l’équilibre. Et si ça ne fonctionne pas ? La chute pourrait être douloureuse. Pour l’instant, personne n’envisage une telle éventualité. Logiquement.

Comment en est-on arrivé à une situation aussi extrême ? Aux yeux de Julien Rouyer, co-directeur du Caribana Festival, avec Samuel Galley, et patron de l’agence Soldout Productions à Lausanne, on assiste à l’épuisement d’un modèle – celui d’un semi-professionnalisme qui avait fait ses preuves dans les années 80-90, mais qui ne résiste plus au nouveau contexte économique. « Le Caribana a été géré depuis le début par la même association », analyse-t-il. « Elle a bien fait les choses, pendant les belles années, mais, désormais, si vous n’avez pas des pros du spectacle à vos côtés, qui connaissent le business, ça ne fonctionne plus ! Aujourd’hui, il serait impossible de voir des jeunes d’un village, sans expérience, monter un festival. Les défis sont si complexes, les charges, si élevées, que cela serait voué à l’échec. »

« Si vous n’avez pas des pros du spectacle à vos côtés, qui connaissent le business, ça ne fonctionne plus ! »

Chez Grand Chelem Event, Julien Finkbeiner, CEO de la société, tient le même discours : « Ça reste un métier d’équilibriste ! Plusieurs festivals, en Suisse romande, ont été créés par des groupes d’amis. Mais, lorsque l’événement commence à grandir, il devient plus compliqué de régler les problèmes à 18 heures, après une journée de travail. Il s’agit d’être plus rigoureux, plus professionnel… Même si vous restez passionnés, le bénévolat atteint ses limites. » Mais, comme Julien Rouyer pour le Caribana, il croit en la pérennité du Venoge. Pour son ancrage local. Pour l’attractivité du (nouveau) site. « Les réalités de Neuchâtel ou de Sion ne sont pas les mêmes que celles de Penthaz. Nous n’avons pas le même public. »

Après une première édition, en 2023, passée à négocier les contrats et à renforcer le pool de sponsors, Grand Chelem s’est attaqué, cet été, à l’hospitalité. Réaménagement du terrain, espace électro pour les fêtards (!), food trucks à foison, décoration confiée à une artiste… L’expérience client a désormais autant de valeur que le nom des artistes sur l’affiche. « Si la qualité de l’accueil est médiocre, le public ne revient pas », souligne Julien Finkbeiner. À Caribana, après une édition mitigée, organisée dans l’urgence (le contrat n’a été signé qu’à la fin février !) et ponctuée sur des chiffres rouges, cette question se posera. Sûrement. Une chose est sûre : pas question de quitter la plage de Crans ! « Malgré ses contraintes (ndlr. la taille, le voisinage, etc.), elle fait partie de l’ADN du festival », précise Julien Royer. « Avec cet accès au lac, elle donne un côté balnéaire à l’événement. » Et, franchement, que serait un début d’été sans Caribana ?

ROCK OZ’ARENES
PRIVE D’ARENES JUSQU’EN… 2029 !

Il a disparu des radars en 2022. Contraint et forcé. Juste après avoir célébré sa trentième édition, avec Status Quo, Louane, Gims et Stephan Eicher, le Rock Oz’Arènes a été obligé de ranger ses ambitions au frigo : l’État de Vaud a en effet choisi d’offrir un lifting, évalué à 30 millions de francs, à son amphithéâtre romain, daté du Ier siècle après J.-C. Fragilisé, au niveau de ses fondations, par vingt siècles d’intempéries et… trente ans de vibrations musicales, le monument a un urgent besoin d’une cure de jouvence. Or, selon le calendrier prévisionnel, et à la suite d’une période de sondages géotechniques, les travaux devraient durer jusqu’en… 2029. Comment un festival peut-il continuer d’exister dans ces conditions ? Si Charlotte Carrel, directrice artistique de Rock Oz’Arènes, a décidé de créer sa propre structure, Art Music Production – à qui l’on doit la première édition de Bellarena Events à Fribourg, avec Bryan Adams, Grand Corps Malade et Gad Elmaleh, la fondation, elle, cherche des solutions pour rester vivante dans les esprits et, surtout, alimenter ses caisses. « Cette année, nous avons été partenaires d’une soirée, le vendredi, à Stars of Sound, à Morat », souligne Stefano Fabbro, membre du conseil de fondation. « Notre but est de multiplier ce type de collaboration avec d’autres festivals dès 2025. » Dès la rentrée, la fondation a aussi prévu une rencontre avec la municipalité d’Avenches pour discuter d’un projet d’événement au cœur de la ville. Et transférer Rock Oz’Arènes dans un autre lieu ? Si elle a existé, un temps, cette idée n’a plus lieu d’être. « Recommencer de zéro, sur un nouveau site, nous aurait coûté beaucoup trop cher », explique l’avocat vaudois. « Et qu’est-ce que nous aurions pu offrir de plus qu’un autre festival à Estavayer-le-Lac, Morat ou Cheyres ? Ce sont les arènes qui font la particularité de notre événement ! Sans elles, Rock Oz’Arènes n’a pas lieu d’exister. » D’ailleurs, Stefano Fabbro est convaincu qu’en 2029, quand le festival retrouvera sa place au centre de l’amphithéâtre, le public sera au rendez-vous. « Je n’ai aucun doute là-dessus. La marque est si forte, le lieu, si emblématique, que les spectateurs répondront présents. » Mais l’État de Vaud acceptera-t-il que le rock, avec son orgie de décibels, vienne à nouveau faire trembler le monument romain sur ses bases après sept ans de restauration ? Et quelles seront les nouvelles conditions de location du lieu historique ? Pour l’instant, personne n’a la réponse à ces questions. L’avenir de Rock Oz’Arènes pourrait aussi se jouer au niveau politique.