Antigel : Quand la culture se transforme en aventure
Le festival genevois a célébré son quinzième anniversaire. Du 6 février au 1er mars, quelque 55 000 spectateurs se sont nourris de culture déclinée sous toutes les formes possibles, des plus classiques aux plus insolites.
Par Marine Guillain
© Andre Cordeli – Arthur Miffon – Florian Luthi – Sébastien Moritz – amdophoto
Quinze ans déjà. Difficile de réaliser que cela fait déjà toutes ces années que l’on a entendu pour la première fois le nom d’Antigel, en pensant : « Un festival en plein hiver avec des spectacles se déroulant à l’extérieur dans des lieux excentrés ? Ils sont sonnés ! » Aussi dangereuse qu’audacieuse, la formule a immédiatement pris. En 2011, 12 000 personnes avaient fréquenté la première édition, déroulée sur deux semaines, proposant 43 événements dans une trentaine de lieux disséminés dans onze communes. Parmi les décors les plus notables : des piscines, des patinoires, une église, un vivarium ou encore un tram fantôme… Un souvenir marquant ? Celui du spectacle itinérant Living-Room Dancers, de la chorégraphe Nicole Seiler. Une sorte de chasse aux trésors chorégraphique durant laquelle le public, emmitouflé dans des manteaux chauds et muni de jumelles, déambulait dans les rues de Plan-les-Ouates et Lancy pour découvrir des danseurs exécuter un tango, une salsa ou une valse derrière la fenêtre de leur appartement. Le caractère insolite et la promesse d’aventure du festival avait convaincu le public de braver les températures glaciales. L’ADN d’Antigel était né.
L’ORIGINALITÉ COMME MAÎTRE MOT
Les années suivantes, l’équipe d’Antigel met un point d’honneur à amener la culture dans des lieux qui ne sont pas prévus à cet effet : bulle de tennis, serre en campagne, dépôt de bus, barge sur le Rhône, carrières du Salève, arches du Pont Butin… « Aller chercher des lieux abandonnés ou inconnus du public m’a toujours fasciné, j’ai un côté urbex », soutient Éric Linder, codirecteur, cofondateur et programmateur du festival. Certaines images restent gravées, comme celles du spectacle Dragon Dragon (2017), qui célébrait le Nouvel An chinois avec une scénographie alliant musique live, BMX et arts martiaux, entre les machines et les impressionnants murs de déchets de l’usine de recyclage Serbeco. Plus récemment, le conte écologique Je suis un cerf (2023), qui s’écoutait coiffée d’un casque audio en arpentant les bords du Rhône et le quartier de Saint-Jean – comme l’avait fait l’animal au destin funeste en plein confinement – a laissé une empreinte bouleversante et indélébile.
D’année en année, les projets originaux et les créations inédites du festival, baptisées Made In, côtoient les spectacles plus « classiques », ainsi que les concerts des têtes d’affiche – Patti Smith en 2011 et 2017, Jane Birkin, Kraft-werk, Air ou encore Pete Doherty en 2016 et 2025. Pour affiner la potion magique, certains rendez-vous sont devenus annuels, comme les concerts et DJ sets aux Bains de Cressy, la soirée Extravaganza au Grand Théâtre ou la Night Run au parc La Grange. Cette course à pied, qui se déroule à la tombée de la nuit, est un excellent prétexte pour ressortir ses guirlandes de Noël et s’enrouler dedans pour briller de mille feux. Pourquoi un événement sportif dans un festival culturel ? « Le brassage des choses qui habituellement ne se mélangent pas fait partie de nos axes », explique Éric Linder. « Cette idée est aussi liée à mon passé d’athlète, qui a énormément compté dans ma vie. » Avant d’être musicien sous le nom de Polar et de travailler comme curateur au PTR, puis programmateur au Festival de la Bâtie, Éric Linder a d’abord passé huit ans à courir, s’entraînant au Stade Genève et remportant notamment la Course de l’Escalade et le titre de champion suisse de 800 m. « À l’époque, je pensais que ça allait être ça, ma vie », confie-t-il. « Aujourd’hui, je sais que mes années d’athlétisme sont les racines de beaucoup de choses que j’ai entreprises. Comme en sport, pour monter un projet comme Antigel, il faut de l’acharnement, de la persévérance, de la rigueur, et ne jamais cesser d’y croire. C’est un travail minutieux et méthodique ! »
UN SHOW D’ARTS URBAINS FAIT DES ÉTINCELLES
Ce samedi 8 février 2025, week-end d’ouverture de la 15e édition, arrivée en courant au spectacle Demain, c’est ici, après avoir traversé la moitié du canton en bus, à l’heure de pointe, pour atterrir dans un lieu où l’on n’a jamais mis les pieds. Voilà qui fait aussi partie de l’expérience Antigel ! Des plaids sont distribués au public rassemblé dans la Halle Bosson à Carouge, dépôt d’une ancienne entreprise de distribution de charbon et de mazout. « Ce lieu n’a pas été choisi par hasard, nous revenons une fois de plus occuper ce futur quartier du PAV pour dire que nous voulons que la culture y ait sa place », introduit Éric Linder. Le show peut commencer et faire vibrer les dernières heures de cette halle, bientôt détruite et remplacée par des logements. Alors que personne ne savait à quoi s’attendre – le festival est, comme à son habitude, resté mystérieux sur le contenu de ce Made In – une quinzaine de jeunes en combinaison rouge, style La Casa de Papel, offrent un spectacle bluffant mélangeant parkour, ballet, hip-hop, skate, musique et feu. Chaque recoin de cette scène éphémère est utilisé, la scénographie apocalyptique en met plein les yeux, la vitalité et la synergie des performeurs scotchent, tandis que le jeu incandescent de flammes et étincelles réalisé par l’artiste Andrea Salustri transcende. Standing ovation méritée pour ce show monté à toute vitesse et dont ce sera l’unique représentation ! « À l’époque, les Genevois venaient ici acheter de quoi chauffer leur maison, donc il fallait du feu dans ce spectacle », confie Éric Linder, qui compose la majorité des bandes sonores des spectacles Made In. Pour celui-ci, il est allé jusqu’à enregistrer le son du chauffage à mazout dans son chalet.
« Ensemble, nous avons réfléchi à ce que nous pourrions amener de nouveau. Le contexte hivernal nous semblait fertile, il y avait de la place et tout un potentiel en termes géographiques. »
Ce spectacle déambulatoire s’est conclu en beauté avec un concert où les cuves faisaient office de décor.
Quant aux artistes, ils et elles viennent de l’Urban Move Academy (UMA), une école d’arts urbains qui a ouvert à Meyrin, il y a deux ans et demi. « C’est une école très libre et ouverte sur le monde, qui permet à des jeunes venus de toute l’Europe d’explorer, de s’exprimer et de trouver un langage commun », explique son fondateur, Nicolas Musin. Ce dernier s’est rendu à Carouge, un mois avant le festival, pour analyser les possibilités techniques, mais ce n’est que trois jours avant que les élèves ont pris possession des lieux pour cristalliser ce show parfaitement orchestré, en moins de 48 heures. « Nous avons créé des petites parties chorégraphiées en amont, en studio, puis tout le reste s’est fait sur place », nous raconte Adriana, danseuse. « Les traceurs et traceuses ont tout préparé ici, nous nous sommes adaptés au lieu, qui nous a portés. Nous avons toutes et tous des univers très différents que nous lions, pour que nos disciplines se nourrissent mutuellement. »
Lors du Made In Vin sur Vin, la prestation des acrobates au milieu des stocks d’un négociant de vin a laissé le public bouche bée.
« C’ÉTAIT À LA VIE, À LA MORT »
L’édition 2025 se poursuit, la plupart des événements affichent complets. Revenons quelques années en arrière ! Éric Linder rencontre Thuy-San Dinh et Claude Ratzé, alors que tous trois travaillent au Festival de la Bâtie. C’est le déclic : « J’avais vécu à Paris plusieurs années et Genève m’avait beaucoup manqué », confie le musicien de 52 ans. Dans son studio d’enregistrement souterrain à Vernier, il est entouré de dizaines de guitares, de presque autant de claviers et de centaines de vinyles. Enceintes, matos d’enregistrement, lampes tamisées et chauffage d’appoint complètent le décor. Il poursuit : « Ensemble, nous avons réfléchi à ce que nous pourrions amener de nouveau. Le contexte hivernal nous semblait fertile, il y avait de la place et tout un potentiel en termes géographiques. »
L’envie de donner une place à la culture dans les futurs quartiers immobiliers en développement, tels que le PAV, vient rapidement. Le trio rend visite aux communes afin de confronter le projet au terrain. « Nous avons réalisé que notre intuition était juste et que les gens nous écoutaient, tout en nous disant que ça allait être difficile. Nous étions déterminés, alors, nous nous sommes lancés tête baissée. Ce n’est que deux mois avant la première édition que nous avons commencé à avoir peur, à se demander si le public allait venir, à prendre conscience des risques. Ah, ces insomnies en janvier 2011 ! »
L’Italien Andrea Salustri a enflammé le premier week-end d’Antigel avec un show incandescent à la Halle Bosson.
Les trois premières années, c’est dans sa cuisine, à la rue de la Poterie, qu’Antigel se conçoit, en petit comité. « La solidarité de notre entourage a été essentielle. Mon papa distribuait des flyers dans chaque bistrot de Genève. Quant à ma mère, décédée depuis deux ans (il s’interrompt pour montrer une photo d’elle en compagnie de Patti Smith), c’était une guerrière. Je la revois devant Lomepal et devant tous les concerts de rock, alors qu’elle passait sa journée à faire des sandwichs pour les bénévoles ! » Lors de ces mêmes années, le programmateur évoque une tension « différente ». « Il fallait faire les choses dans l’immédiat, c’était à la vie, à la mort, car on ne savait jamais s’il y aurait une prochaine édition. La pérennisation du festival, notamment grâce à son financement, est l’un des plus gros changements sur ces 15 ans. »
Les performances de danse et voguing se sont succédées lors de la soirée Vegas Extra-vaganza au Grand Théâtre de Genève.
Egérie queer à l’univers électrisant, la chanteuse australienne a joué au Groove à guichets fermés.
MASSAGE ET DÉGUSTATION DE VINS
Retour en 2025. Pour vivre l’expérience la plus relaxante, il fallait s’inscrire à Corps sonores, et s’allonger sur une plage de coussins en forme de galets, un dimanche après-midi au Musée de la Croix-Rouge. Écouter des témoignages d’enfants en lien avec leur rapport au corps, dans un casque, ou des sons de la nature sortant des enceintes. Créateur du projet, le danseur et thérapeute Massimo Fusco entreprend de mettre en relation la danse et le soin à travers des installations sonores et visuelles immersives. Ce jour-là, il est accompagné d’une collègue. Tous deux se livrent à une chorégraphie, avant de s’approcher des corps allongés et de les masser les uns après les autres. Se laisser partir dans ce moment hors du temps. L’effet détente fonctionne. À côté, quelqu’un ronfle paisiblement. L’expérience s’achève doucement, laissant corps et esprit dans un état comateux très agréable…
L’exploration continue. Changement d’ambiance et de décor deux heures plus tard avec Vin sur Vin, dans la Vinothèque SA de la famille Eicher à Satigny, entreprise de commerce de vins et de spiritueux. Le public avance dans les dédales de ces halles gigantesques au fil des performances d’artistes : duo poétique d’acrobates sur une corde, joueur de diabolo en osmose avec les machines qui se mettent en marche… Les lieux sont totalement mêlés au spectacle et vice-versa, un appareil tourne au même rythme qu’un danseur de pole-dance. L’idée est brillante. Entre des cuves en inox qui montent jusqu’au plafond, une chanteuse à la voix cristalline conclut le parcours en toute beauté, avant de laisser place à une dégustation de vins.
ET POURQUOI PAS UN MARIAGE ?
Antigel touche à sa fin. À la Comédie de Genève, la pièce Los Dias Afuera, de Lola Arias, met en lumière le parcours de six femmes et personnes trans emprisonnées en Argentine pour trafic de drogue. Interprétant leur propre vécu sur scène, les artistes livrent une tragi-comédie musicale à la mise en scène percutante, qui touche l’auditoire en plein cœur. À peine le temps de digérer cette œuvre singulière qu’il est temps de revêtir sa tenue de mariage pour la soirée Extravaganza, dress code Las Vegas oblige.
Dans le sublime écrin du Grand Théâtre de Genève, plumes et franges se frôlent, ainsi que chapeaux lumineux en tous genres, bijoux, froufrous, bottes de cow-girls, dorures, et surtout beaucoup de strass et de paillettes. Le public a tout donné. À la roulette, à côté de la table de blackjack, le croupier n’en démord pas, « les jeux sont faits ». Si le spectacle de cette ruche bourdonnante s’arrêtait là, ça vaudrait déjà le coup. Mais, dans les différentes salles, des shows de voguing, drag-queen (avec la star locale Moon), performances en talons, ballroom et DJ sets éblouissent la clientèle de ce casino éphémère. Un empereur romain se dirige vers le bar, tandis qu’un Elvis Presley passe en vitesse : il a un mariage à célébrer.
Oui, lors de cette fête Vegas Extravaganza, il était possible de réserver une cérémonie de (faux) mariage de quinze minutes dans une wedding chapel, officiée par des sosies du King et de Katy Perry. C’est l’expérience qu’ont vécue Jordy et son amoureux Fransua, en couple depuis huit ans : « Au début, c’était pour le fun, mais finalement, c’était plus émouvant que ce que l’on imaginait », raconte Jordy. « Il y a eu un désistement quatre jours avant la soirée qui nous a permis d’avoir une place, alors, on a tout fait à la dernière minute. Nous avons choisi nos témoins, acheté des bagues… Durant la cérémonie, il y avait une dizaine d’amis et plein de collègues. Nous n’avions pas prévu de discours, mais lorsque nous avons répété les phrases d’engagement, je me suis dit que ce n’était pas des paroles en l’air et que ce moment n’était pas si anodin. Au final, le côté fun et original nous correspond mieux qu’un mariage classique ! »
Les cérémonies se poursuivent, mélange de romantisme, d’émotion et de légèreté, se concluant par des pluies de pétales de roses et de confettis jusqu’à ce grand mariage collectif qui réunit de joyeuses âmes, seules, en duos ou en groupe, pour célébrer amour et amitié. Originaire de Zoug, l’Elvis Presley de l’Extravaganza est rodé (il a participé au concours de sosies du chanteur à Memphis) et interprète Can’t Help Falling in Love avec brio. Après le thème des Liaisons dangereuses en 2024 et Bal Masqué en 2023, la soirée Extravaganza, qui commence à se préparer au mois d’octobre, remporte toujours autant de succès : c’est l’un des premiers événements Antigel à avoir affiché complet, quelque 1200 personnes s’étant ruées sur leur sésame.
ÉDITION RECORD ET CONCERTS À VENIR
Au final, la 15e édition d’Antigel aura compté 156 événements dans 25 communes, 575 artistes, une équipe de 195 personnes et plus de 230 bénévoles. Côté clubbing, après cinq ans d’absence, le Grand Central a fait son retour dans un ancien garage des Acacias, métamorphosé en un temple de la fête avec plus de 15 000 personnes sur huit soirées. Les festivités de 2025 ne s’arrêtent toutefois pas là, puisque le festival continuera de rythmer l’année avec quelques événements spéciaux : une soirée clubbing aux Bains de Lavey le 3 avril, le concert de Kings of Convenience, le 12 avril, Anthony and the Johnsons, le 8 juillet… Quant au rockeur britannique Pete Doherty, après sa performance avec les Libertines le 13 février dans une salle du Lignon comble, il reviendra se produire, seul cette fois, le 6 avril à l’Alhambra.
Antigel