Eileen Hofer : La rage de dire
Journaliste, mannequin, voyageuse, cinéaste, la désormais scénariste de bande dessinée sort, avec le dessinateur Christopher, leur Audrey Hepburn, un album pour refaire connaissance avec une femme icône disparue il y a trente ans.
Elle rentre du Maroc, elle termine de défaire ses cartons dans son nouvel appartement à Genève, et elle repart en Turquie. Elle nous ouvre la porte de chez elle en riant, essoufflée. Elle vient de balayer le foin qui jonchait le sol, la nourriture de ses deux lapins, Mr and Mrs White. « Il y a un quart d’heure l’appart ressemblait à une ferme », plaisante-t-elle. Elle va enchaîner les anecdotes destinées à nous faire sourire, en parlant de ses lapins, de ses articles, de ses visites guidées olfactives, de ses films ou de ses livres. Le storytelling, sa seconde nature, déborde largement de son travail d’artiste. Aujourd’hui, on a prévu de parler de son livre sur Audrey Hepburn, « certes une icône, mais ne l’enfermons surtout pas dans un truc glamour, elle était résistante dans sa jeunesse, tranquille et centrée dans sa vie de femme, généreuse et engagée, notamment comme ambassadrice auprès de l’Unicef ». On mentionnera aussi tout le reste qui se raconte, d’une expédition au supermarché du coin, à son départ pour la Turquie – « je vais rendre visite à ma famille, et tenter de lever des fonds, le séisme a disparu des radars des journalistes, alors que c’est toujours le chaos ». La quarantenaire d’origine turco-libanaise nous entraîne dans ses histoires et ses projets tant elle a l’art d’en parler. Quelques jours plus tard, alors qu’elle se trouvait dans la province du Hatay, région limitrophe avec la Syrie, nous lui avons twinté, comme bien d’autres, de l’argent pour les survivants du séisme. Elle était alors avec l’équipe de l’association Füsün Sayek, à distribuer des repas et à documenter les actions des bénévoles dans ses stories. Mais aujourd’hui, elle vient de balayer la paille. Sur l’écran de son ordinateur, Audrey Hepburn, dessinée par Christopher, dans les rayons de sa bibliothèque, Audrey toujours, par d’autres, sa documentation de ces derniers mois. Et maintenant ? « J’ai arrêté le cinéma, parce qu’on était excessivement mal payé, je n’ai pas aimé devoir travailler dans ces conditions-là. Au niveau des droits, ce sont toujours la réalisatrice ou l’autrice qui sont les moins rémunérées de toute la chaîne. Vous trouvez ça normal ? » Ses films et courts-métrages ont été montrés dans les plus prestigieux festivals, salués par la critique et primés, pourtant en 2015, après la sortie de son deuxième long-métrage, Horizontes, sur la danseuse cubaine Alicia Alonso, elle renonce. Elle garde néanmoins sa documentation et ses rushs pour écrire le scénario de sa première bande dessinée, Alicia, sortie en 2021 chez Rue de Sèvres. Est-ce alors une bonne alternative au cinéma pour raconter ses histoires, toucher le public, et payer son loyer ? Elle hésite. « J’arrêterai peut-être dans trois ans, parce que j’en aurai aussi ras le bol, je serai… cheffe cuisinière ! Ou alors, j’aurais développé mes visites olfactives de Genève, j’aurais plein de nouvelles histoires à raconter, tenez, vous voulez sentir l’odeur de la lessive au XVIe siècle ? » Elle ouvre un flacon dans sa boîte à fragrances concoctée par Firmenich, une odeur de savon mêlée à une odeur de cendres, très utilisées à l’époque pour venir à bout des taches. Et Eileen de nous mener par le bout du nez direction les lavandières du bord du Rhône.