Art & DesignInterview

Cedric Bregnard

Avec «Racines du ciel», le photographe jurassien nous reconnecte à la nature et aux arbres. Il s’impose comme l’une des voix artistiques au service de la planète.

On se retrouve au pied d’un araucaria épineux, à Morges, comme d’autres auraient rendez-vous dans un café. Le vieux conifère a triste allure, son feuillage persistant, evergreen comme disent les anglophones, est gris brun autant que vert. Nous nous déplaçons vers le séquoia, plus en forme que son cousin chilien. À proximité, un banc où se raconter, sous le soleil devenu caressant en cette fin de saison. L’été a été chaud, ici davantage qu’au Ladakh d’où Cedric vient de rentrer, après un mois de marche, de méditation et de nomadisme. Cet automne, en Suisse et à Paris, il est de retour à sa vie artistique, jamais trop éloignée de sa vie spirituelle. Il reprend, d’abord dans la capitale française, puis à Sion, en Valais, ses performances visant à reconnecter le public à la nature, à l’invisible ou à eux-mêmes: Racines du ciel, c’est d’abord l’histoire d’un photographe en quête de sens, fasciné par le vivant, attiré par les arbres, ces maîtres, et partant à la rencontre des plus anciennes essences. Le plus vieux chêne de France par exemple, avec qui Cedric a entamé le processus qui allait justement devenir Racines du ciel. Une photographie à échelle monumentale, pâle, encore fantomatique, que le public va venir, délicatement, collectivement, comme ressusciter. Sur un papier où l’image est imprimée en demi-teinte, chacun est invité à redessiner les contours, contraster les ombres de l’écorce, des branches, pour les révéler. Après l’instant du déclic, le temps long. Avec le dessin, on change de temporalité, on retrouve le geste patiemment répété, une expérience immersive qui implique tous nos sens: la vue, alors que nous sommes plongés dans une image qui occupe un mur entier, en largeur et en hauteur; le toucher, puisque le pinceau ou le feutre partent à la recherche du sujet photographié;  l’ouïe, immergés dans le silence émaillé de sons d’un Nils Frahm, ou dans la musique d’un Max Richter. Enfin, depuis peu: l’odorat.

«Naturel signifie sans intervention de l’homme. Que reste-il de vraiment naturel aujourd’hui?»


OFF: Comment faites-vous pour nous faire sentir la forêt, alors que nous nous trouvons dans une salle, sur une scène, face à un mur?
Cedric Bregnard: Je collabore avec la sculptrice et nez parisienne Sandra Lévy. C’était important pour moi d’impliquer ce sens, car l’odorat va chercher des mémoires très anciennes. Nous avons donc décidé de parfumer l’encre avec laquelle on révèle l’arbre. Elle a introduit des essences de myrrhe et des notes de mousse de chêne. Il y a aussi, je crois, un peu de vétiver. L’idée est partie des onctions de Marie Madeleine sur les pieds de Jésus, comme une métaphore, alors que les Racines du ciel se déployaient au sein de l’église de la Madeleine, à Paris. Pour l’occasion, il y avait aussi de l’encens et du benjoin. Les 17 et 18 septembre dernier, lors de l’Atelier Racines du ciel dans le collège des Bernardins, à Paris, Sandra Lévy a parfumé les nouveaux stylos-pinceaux de mousse de chêne. Quelque chose de très simple, mais qui vient nous ramener dans les sous-bois. Le collège des Bernardins, c’est un bâtiment qui date du XIIe siècle avec une magnifique charpente en bois, celle qu’on appelait «la forêt», tant on avait abattu de chênes pour la construire. De cette manière, la nature vivait encore au sein de l’architecture, et c’est ce qui m’a inspiré la fresque participative La forêt, notre cathédrale. L’œuvre sera terminée et exposée le 1er octobre, toujours au collège des Bernardins, lors de la Nuit Blanche, cette soirée artistique et culturelle qui existe à Paris depuis 20 ans.

Performance au Gamaran Hall, à Ginoza, sur l’île d’Okinawa. Avec des feutres pinceaux, Cedric Bregnard invite le public à redessiner les contours de l’écorce et des branches pour les révéler.

OFF: Ensuite, vous revenez en Suisse, à Sion, dès le 15 octobre!
CB:
Pour une exposition au Musée de la nature, intitulée Artificiel, où l’on questionne la notion de «naturel», et qui me sort de ma zone de confort. Pour moi, les arbres, la forêt, c’est le lieu de l’authentique. Mais naturel signifie sans intervention de l’homme. Que reste-t-il de vraiment naturel? Même ces pommes bio que l’on achète, peut-on dire que l’homme n’est intervenu d’aucune façon sur leur croissance? Les premiers gestes interventionnistes de l’homme sur la nature datent d’il y a 10 000 ans, avec la domestication des loups. Avec Gil Oliveira, commissaire scientifique, et Anne Bourban, du Service de la culture du Valais, nous avons choisi comme thème, pour cette œuvre collectiv,e une forêt de châtaigniers, car un institut de recherche aux États-Unis tente actuellement de créer une essence transgénique pour pallier la disparition du châtaigner de Virginie. On est dans des échelles qui dépassent l’humaine, sur des hauteurs de trois mètres, des largeurs de sept, on remplit donc le champ de vision et l’humain se retrouve immergé, il plonge dans l’image.

OFF: Cette idée s’est concrétisée en 2017, au Grütli, à Genève; depuis, vous l’avez baptisée les «Racines du ciel». Qu’est-ce qui a évolué depuis?
CB:
D’abord, j’utilisais du papier kozo japonais et de l’encre de Chine pour venir révéler le côté pâle de l’image. Ce qui me plaisait dans cette encre, c’est qu’il s’agissait de noir de fumée. C’est le pigment le plus noir qui existe: de la résine de pin calcinée. J’y retrouvais ce contact avec le végétal, le vivant, le sang de l’arbre en quelque sorte. Ce geste de remplir les zones grises pour que l’image apparaisse est aussi utilisé en gravure, notamment par l’artiste suisse Franz Gertsch. Aujourd’hui, avec le public, j’emploie plus facilement des feutres pinceaux, c’est plus simple. De son côté, Sandra Lévy fait des essais pour parfumer du papier kraft plié, une sorte d’origami, quelque chose d’un peu ludique dans la matière du papier qui viendrait comme des éléments de la forêt, des feuilles mortes que l’on ramasserait.

OFF: Et les couleurs? Toujours pas de vert pour ces arbres que vous photographiez et que vous amenez au public?
CB:
Si, ça vient! Pour l’instant, je réintroduis le blanc. (rires) Non, mais ça change beaucoup! Cette année, lors des Journées photographiques de Bienne, j’ai utilisé du papier kraft, qui s’approche du beige, et du blanc dans la peinture. Ça donne plus de chaleur, de douceur. On avait d’ailleurs utilisé deux ou trois nuances de blanc, par touches, mêlées au noir, ça donne quelque chose de japonisant à l’écriture, ça me plaît. Il ne s’agit pas encore de vert, mais je reviens doucement à la couleur. Toujours à Bienne, je proposais pour la première fois une forêt, pas seulement un arbre, mais une diversité d’espèces qui cohabitent en parfaite harmonie, une manière de répondre au thème des Journées: Recover, la réparation, incluant les migrants et leurs vécus, dans la narration du visuel. C’était une jungle avec de grandes fougères. C’était joyeux de voir toutes ces petites brindilles, tout un chaos qu’il n’y a pas de la même manière dans une écorce d’arbre.

«Quand on regarde la chair d’une cacahuète qui germe, il n’y a plus de malaise…»

OFF: Justement, dans les «Racines du ciel», il s’agit souvent d’un vieil arbre, au tronc immense, mais peu de branches, pas de feuilles…
CB:
C’est vrai. L’intention première était d’aller au contact de l’arbre. Or il est difficile, surtout pour des arbres d’un certain âge, de se concentrer sur les feuilles, car elles sont très hautes. Sur les trois premiers mètres, un vieil arbre, ce n’est qu’un tronc. Ce qui m’intéressait, c’était ce qui sortait de la surface de la terre, cette matière que l’on pouvait toucher.  Maintenant, c’est la forêt, plus seulement l’arbre. Ma dernière pièce est un tilleul, et là, j’ai également essayé d’amener un peu plus de feuilles, parce que c’est quand même sympa, les feuilles.

OFF: Et puis, ça aide à reconnaitre les arbres, non?
CB:
Bien sûr. Cela dit, les arbres que j’ai photographiés étaient les plus vieux de leur espèce, donc ils avaient déjà des troncs facilement identifiables. Mais maintenant, quand je les regarde, mon mélèze par exemple, c’est presque un rocher, et je trouve ça un peu triste. Dans l’image originelle, il y avait quelques branches, mais je les ai enlevées. C’est un des traits de l’artiste qui veut parfois tellement épurer, aller à l’essentiel. On évolue constamment.

OFF: Je me souviens de ces photos de jungles, il y a une dizaine d’années, dans toutes leurs nuances de vert…
CB:
Une étape. Une quête de sens permanente. Plus jeune, je voulais être pianiste, ça me permettait d’avoir une vision différente, le son, la vibration, ça m’aidait à lâcher le mental. Puis designer, pour travailler la matière, donner un sens à l’esthétique. Finalement, j’ai été accepté à l’école de photo de Vevey, en me disant que je reviendrais au design dans un deuxième temps si l’envie était toujours là.

En 2015, Cedric Bregnard rencontre, sur l’île de Yakushima, Jomon Sugi, un cèdre du Japon vieux de 5200 ans. Cet encrage a été réalisé par les élèves et les enseignants du lycée cantonal du Jura.
«Jungle III», 2008, 110 x 190 cm, édition de 8 exemplaires.
«Forest», 2022, 360×700 cm, papier kraft, encre de chine et acrylique.

OFF: Et quand le désir est-il venu de rester dans la photo?
CB:
La photo, c’était déjà au gymnase, grâce à Daniel Baudraz, un professeur qui m’a montré que l’image me permettait de dire des choses mieux qu’avec les mots. Et de trouver du sens. J’ai beaucoup travaillé sur les métamorphoses, les passages, ces histoires de vie, de mort, nuit ou jour, l’impermanence des choses. D’abord, j’ai photographié l’humain, ces personnes rencontrées au seuil de la mort à Rive Neuve, soutenu par l’incroyable équipe de cette maison de soins palliatifs où la mort n’est pas un tabou. Ce fut une expérience lumineuse. Ce qui a été dur, c’est ce que j’ai rencontré ensuite au CHUV, en tentant de continuer le projet. J’ai ressenti là comme une forme de voyeurisme. Alors, pour observer les détails du vivant, j’ai choisi la nature. Quand on regarde la chair d’une cacahuète qui germe, il n’y a plus de malaise. C’est plus métaphorique. Il y a moins d’impudeur à regarder les métamorphoses des plantes que des humains.

OFF: Avec vous, on regardait ces clichés, mais depuis, il y en a d’autres dans lesquels, comme vous le disiez, on entre, on plonge…
CB:
On revient aux jungles. On est aspiré. Il fallait trouver l’astuce. L’illusion. C’est une interprétation de la réalité, grâce à l’ombre et la lumière, le jeu entre les deux. On n’est plus juste observateur. J’ai explosé le cadre: ces jungles, c’est une trentaine de clichés rassemblés, c’est de la dentelle, tout est découpé et on ne voit plus le cadre, c’est comme si on avait le regard d’une mouche, avec plusieurs points de netteté… Donc, on a l’impression d’être dans quelque chose d’immersif en trois dimensions, pas en deux comme un plan photographique. Ensuite, une fois que le cerveau a l’impression d’être dans l’image, dans la jungle, il faut aller plus loin, avec le toucher, faire appel à tous ses sens, plus seulement la vue. Le montage des différents plans a cédé la place au geste du pinceau, et à Racines du ciel, ces performances qui vont encore évoluer, avec du vert peut-être, et toujours des sons, des odeurs…

OFF: Vous revenez du Ladakh, comment un mois de marche et de méditation vous inspire, vous transforme et fait évoluer votre art? 
CB:
L’attitude du peuple Ladakhi est très accueillante et joyeuse, je me suis tout de suite senti serein et en confiance à leur côté. Ils cherchent des alternatives pour développer l’écotourisme et transmettre les valeurs du bouddhisme tibétain, enseignées par le Dalaï Lama. Leur humilité, leur compassion, ont eu pour effet de ralentir mon mental. Je me suis rappelé combien la créativité est le fruit de l’intuition, de l’inspiration spontanée.

OFF: Est-ce que de grandes idées ou révélations surgissent dans ces moments-là?
CB:
 Le silence fait émerger d’abord beaucoup de bruits intérieurs. Ensuite, c’est le goût retrouvé des choses simples et des gestes bienveillants vers l’autre, vers soi. C’est peut-être ça, la grande révélation, revenir à la simplicité et au silence. De là tout arrive… Ce voyage a aussi confirmé mon intention de collaborer avec d’autres, de nous rassembler, de laisser s’exprimer la créativité.

OFF: Avec ces autres, vous travaillez justement sur un projet autour des ondes sonores?
CB:
Pour savoir comment elles mettent en résonance le corps et le geste pictural, comment elles influent sur l’intention du geste artistique… Avec la cantatrice Elodie Favre et le pianiste compositeur Bernardo Aroztegui, nous préparons une création musicale et une projection visuelle sur le thème Mémoires de Menhirs (ndlr. les 28 et 29 octobre au château d’Yverdon). C’est une réflexion sur le temps long, ce que les traditions du néolithique préservées dans le minéral nous transmettent. Des clés, pour nous reconnecter à notre environnement et à nos racines. Pour le public, il s’agira d’une expérience multidisciplinaire, avec des concerts, des créations musicales, des récits historiques et littéraires.

OFF: Des gens vous prennent parfois pour un chaman, c’est vrai?
CB:
Oui, c’est ce qu’on projette… Le fait que j’entretienne une intimité avec des choses invisibles, spirituelles, cette trame qui s’écrit depuis 25 ans, avec constance, avec profondeur, explique peut-être que je me voie qualifier de chaman ou de sage. Ce qui est vécu par certains quand ils viennent en performance aussi. Ils peuvent expérimenter de véritables moments d’éveil, mais moi, je suis juste un canal. Ensuite, c’est fascinant d’observer comment les gens réagissent, ils entrent en méditation, parfois en transe, notamment grâce à la musique que je choisis de façon expérimentale et intuitive. Peu de voix. Simplement des fréquences qui viennent calmer notre mental. Et nous transporter!

Cedric Bregnard

1998 Travail de diplôme à Rive Neuve, une maison de soins palliatifs.
2009 et 2011 Naissance de ses deux filles.
2010 Première rétrospective solo au Wacoal Art Center de Tokyo.
2015 Rencontre avec Jomon Sugi, cèdre du Japon de 5200 ans, sur l’île de Yakushima.
2020 Rencontre avec Omar Porras et sa compagne Brigitte Prost. Co-création de la 30e performance «Racines du Ciel» au Théâtre Kleber Méleau.
2022 Voyage d’un mois au Ladakh, pour approcher les enseignements du bouddhisme tibétain.
1998 Travail de diplôme à Rive Neuve, une maison de soins palliatifs.
2009 et 2011 Naissance de ses deux filles.
2010 Première rétrospective solo au Wacoal Art Center de Tokyo.
2015 Rencontre avec Jomon Sugi, cèdre du Japon de 5200 ans, sur l’île de Yakushima.
2020 Rencontre avec Omar Porras et sa compagne Brigitte Prost. Co-création de la 30e performance «Racines du Ciel» au Théâtre Kleber Méleau.
2022 Voyage d’un mois au Ladakh, pour approcher les enseignements du bouddhisme tibétain.