Jean Calvin avait-il de l’humour ? Autrement dit, peut-on être protestant et rire à gorges déployées ? Posée par un catholique, la question pourrait paraître provocatrice, surtout dans l’un de ses bastions. Mais elle n’est pas dénuée de sens au moment où Gabriel de Montmollin, directeur du Musée International de la Réforme (MIR), s’installe sur la terrasse du restaurant Il Lago, le petit coin d’Italie proposé par le Four Seasons Hôtel des Bergues. Face à lui, Olivia Grossenbacher, fondatrice de la marque Kahani Nor, et, surtout, Julie Conti, qui incarne la relève de la scène humoristique en Suisse romande. La Genevoise n’a pas sa langue dans la poche. Elle prévient même que, sur scène, son humour est plutôt corrosif. « Grossier, pas vulgaire, comme dirait ma mère », précise-t-elle. Dans son spectacle, elle égratigne le mythe de Marie, en se demandant comment elle a pu tomber enceinte en restant vierge. « C’est la seule fois où je me suis fait insultée, un spectateur, dans le public, m’a traitée de tous les noms. »
Julie Conti a pourtant trouvé du répondant avec Gabriel de Montmollin. L’homme badine volontiers, dévoilant quelques-unes des légendes qui entourent le personnage de Joseph. « Calvin était le premier stand-upper de l’histoire », enchaîne-t-il. « Il était tellement bon que les gens devenaient fous. Et ça durait deux heures, quatre fois par semaine. C’était un orateur extraordinaire ! » Arrivé à la tête du MIR en 2017, le Neuchâtelois a voulu montrer que le protestantisme n’était pas si triste et austère qu’on veut bien le dire, en réformant le musée. « Nous avons mis de la couleur dans les salles, du rouge, de l’orange, du violet, il y a des tableaux qui parlent tout seuls, nous avons surtout essayé de casser les images toutes faites autour de cette religion. » Il lui arrive d’ailleurs de mener lui-même des visites guidées, en choisissant des thèmes plutôt décalés. « Cela me pompe l’air de raconter des histoires trop sérieuses. J’aime bien parfois parler des calculs rénaux de Calvin. » S’il avoue une préférence pour Luther, qui appréciait le vin et en particulier le chablis (« il était l’objet de ma thèse ! »), il s’empresse de bénir la bêtise de Louis XIV qui, en révoquant l’Édit de Nantes en 1685, a poussé les huguenots à quitter la France et, pour certains, à chercher refuge à Genève. « C’est pourquoi cette ville doit sa réputation à l’arrivée de tous ces banquiers, horlogers et libraires. Vive le roi ! »
« Calvin était le premier stand-upper de l’histoire. Il était tellement bon que les gens devenaient fous. »
De la Vieille-Ville à New Delhi
À ses côtés, Julie Conti dégaine un cahier de son sac et commence à prendre des notes. Toutes ces anecdotes lui donnent des idées pour de futurs sketches, c’est sûr ! Et puis, elle finit par parler de ce stand-upper à Paris, qui fait des visites guidées humoristiques au Musée du Louvre. Pourquoi ne pas imaginer un tel concept à Genève ? Gabriel de Montmollin tend l’oreille. Avant de tendre sa carte de visite. « Nous souhaitons justement amener un peu d’inattendu dans la Réforme… » Affaire à suivre ! Mais, face à la cathédrale Saint-Pierre, ce musée reste une référence pour tous les protestants du monde. On y trouve aussi bien la première montre bijou référencée, ayant appartenu à l’arrière-grand-père de Jean-Jacques Rousseau, annonciatrice de l’éclosion de l’horlogerie dans la région, qu’une bible du XVIe siècle (il y en a cinq au total à l’entrée de l’institution !), achetée à un visiteur français, lequel s’est présenté spontanément à l’accueil, inconscient du trésor que contenait son sac. Et puis, il y a l’évocation de ces indiennes, ces étoffes en coton imprimé, que les huguenots ont également importées en Suisse à la fin du XVIIe siècle… Et, alors que les entrées, à partager, concoctées par le chef Massimiliano Sena, arrivent sur la table, nous voilà partis pour l’Inde, là où Olivia Grossenbacher a vécu pendant cinq ans !
Après avoir grandi dans la région d’Avenches, et suivi un apprentissage de coiffeuse, la Zurichoise a en effet choisi de s’expatrier dans le sous-continent indien pour étudier l’économie à l’université de New Delhi. Un voyage qui a chamboulé son existence. Elle y a rencontré son mari et découvert l’art du tissage indien. En 2019, elle crée sa propre marque de vêtements, Kahani Dor – qui signifie « histoire du fil » en hindi – avec cette ambition de préserver ce savoir-faire traditionnel que les jeunes générations délaissent de plus en plus au profit des multinationales. Elle ne fait appel qu’à des familles d’artisanes, dans les zones rurales, leur garantissant un salaire et des conditions de vie stables. « Mes vêtements sont 100 % en coton, tissés, puis imprimés à la main au bloc de bois, une technique originaire du Rajasthan », précise-t-elle. « Je retourne en Inde deux à trois fois par année, déjà parce que ma belle-famille habite toujours là-bas. » L’aventure d’Olivia Grossenbacher éveille des souvenirs chez Gabriel de Montmollin. « J’ai passé une année en Inde dans les années 80 », raconte-t-il. « J’ai vécu avec 1200 francs en poche. Je portais les cheveux longs et un pendentif de Shiva en argent. À cette époque, il n’y avait pas de voiture, mais on ressentait déjà une énergie démographique incroyable. J’aimerais y retourner, cela a dû beaucoup changer… »
« Mes vêtements sont 100 % coton, tissés, puis imprimés à la main au bloc de bois. »
Des parcours atypiques
Ce qui frappe au fil de la conversation, et qui réunit mes trois invités, ce sont leurs parcours atypiques et non linéaires. À un moment de leur existence, ils ont eu à faire un choix, prendre un risque. S’il a suivi des études de théologie, Gabriel de Montmollin n’est jamais devenu pasteur. Après avoir été délégué du CICR, il a dirigé une maison d’édition, Labor et Fides, une institution sociale, le Centre social protestant, avant d’entrer au musée. Julie Conti, elle, travaille dans la communication, d’abord pour Solar Impulse et Bertrand Piccard, puis la HEAD : elle n’est tombée dans la marmite de l’humour qu’en 2019, en suivant un stage au Caustic Comedy Club, à Carouge. Quant à Olivia Grossenbacher, elle n’a pas suivi de formation de styliste, mais sa marque de vêtements durable et éthique a déjà séduit son lot de fashionistas, alors qu’elle se destinait plutôt à une carrière dans les relations internationales.
Cela explique-t-il que ces trois-là, si différents, se sont très vite trouvé des atomes crochus ? Que le déjeuner, autour de ces quelques verres de vin, se soit révélé aussi riche en rires complices et mots d’esprit ? Malheureusement, les responsabilités se sont rappelées à eux, nous contraignant à faire l’impasse sur le poisson proposé par le chef italien et à passer directement au dessert (un tiramisu revisité au citron !). Une interview pour Julie, un pop-up store à la Madeleine pour Olivia, une visite guidée pour Gabriel… D’ailleurs, nous lui promettons d’aller découvrir « son » musée 2.0. Il nous parle alors de ce dessin signé Albert de Pury, et exposé à la cour de Saint-Pierre : il représente un pasteur, les joues creuses et le sourcil broussailleux. « Tout est permis à condition que cela ne fasse pas plaisir », dit-il. On se demande finalement si Calvin aurait goûté à ce moment de convivialité. Pas certain. Quoique…
Sites internet : www.mir.ch et www.kahani-dor.ch