Indochine « Écrire, c’est un chemin de douleur ! »
Après avoir célébré ses quarante ans d’existence, le groupe français sort son quatorzième album, Babel Babel, qui jette un regard sans concession sur le monde d’aujourd’hui. Dix-sept chansons qui n’attendent que la tournée en 2025 pour faire vibrer ses milliers de fans. Rencontre avec son leader, Nicola Sirkis, venu à Genève avec Olivier Gérard, alias Oli de Sat, compositeur du groupe.
Par Jean-Daniel Sallin
Lors de notre première rencontre, en 2006 à Genève, Nicola Sirkis revenait à peine de Hanoï, au Vietnam. Indochine avait investi l’opéra pour y célébrer ses 25 ans d’existence en grande pompe, avec l’orchestre philharmonique en invité d’honneur. « Parce que ça m’étonnerait qu’il y ait un trentième », disait-il avec malice. Dans la foulée, la presse française avait aussi annoncé que l’album Alice & June serait le dernier du groupe. Près de vingt ans plus tard, Indochine est toujours bien vivant. En pleine forme même, si l’on considère les premiers chiffres qui ont accompagné la sortie de son quatorzième album, Babel Babel : un mois a suffi pour écouler plus de 100 000 exemplaires. En 2023, après une tournée magistrale dans les stades, pour fêter ses… 40 ans de succès, le groupe s’est même hissé à la deuxième place du classement des artistes préférés dans l’Hexagone. Pourtant, rebelote, les médias tricolores ont une nouvelle fois rebondi sur une phrase sibylline de Nicola Sirkis – « On est plus proche de la fin que du début… » – pour siffler la fin de la partie. Veut-on vraiment d’un monde sans Indochine ?
« Nous avons des objectifs jusqu’en 2026-2027 », corrige Nicolas Sirkis, lorsqu’on le rencontre à La Réserve avec Oli de Sat. « Est-ce qu’on aura l’envie ou le courage de faire un nouvel album ? Je ne le sais pas. Mais il n’y a pas de tournée d’adieu dans les tuyaux. En route vers le futur ! » Les années passent. Les cheveux ont viré au gris. Mais, en tout cas, Indochine n’a jamais paru aussi essentiel dans une société chaotique, dénonçant les injustices, exaltant les héros, tout en portant un message d’espoir et de tolérance au détour d’un riff de guitare ou d’une rafale de cordes. Entre la pandémie, la guerre en Ukraine et le soulèvement des femmes en Iran, il s’en est passé des choses depuis la sortie de 13, en 2017. Il n’est donc pas étonnant de retrouver ces thèmes-là dans ce double album, où la mort côtoie la résistance, où l’amour nourrit l’empathie, où la comédie humaine n’a jamais paru aussi « pitoyable ».
« Il n’y a rien de normal dans une carrière aussi atypique que la nôtre. Il n’y a donc pas de règles! »
OFF : Attendre sept ans pour sortir un nouvel album. c’est assez inhabituel pour Indochine, non ?
Nicola Sirkis : Normalement, c’est vrai, c’est trois à quatre ans… Mais, en fait, il n’y a rien de normal dans une carrière aussi atypique que la nôtre. Un groupe qui a 43 ans et qui sort 14 albums, ce n’est pas normal… Il n’y a donc pas de règles ! On a la chance de ne pas être pressurisés par notre maison de disques, on peut donc gérer notre emploi du temps comme on l’entend. Et, finalement, on ne s’est pas rendu compte du temps passé entre le 13e et le 14e album, avec une tournée de deux ans, le Covid, les concerts reportés, l’anniversaire, la sortie du live… Finalement, au milieu de tout ça, on a eu envie de recommencer à écrire. Pour nous, c’était une première, de le faire en pleine tournée. C’était intéressant. L’énergie des concerts, ajoutée à tout ce qui nous est arrivé pendant ces sept ans, s’est ressentie dans l’album.
OFF : Qu’est-ce que ça a changé pour vous ?
NS: Généralement, à la fin d’une tournée, il ne se passe plus rien. Faire un nouvel album, c’est un peu recommencer de zéro. Là, c’était tout le contraire, il se passait plein de trucs. Un jour, on montait sur scène devant 100 000 personnes, un autre, on était dans un festival… On était porté par cette énergie-là. La préparation, elle, s’est faite étape par étape. On a commencé les premières sessions en 2021, on les a finies en 2023… Cela nous a pris près de deux ans. Et on a accumulé beaucoup de titres sans savoir où on allait. Comme on avait du mal à se séparer des 17 chansons qu’on avait gardées, on a proposé quelque chose de complètement irraisonnable, tout ce qui va à l’encontre de ce que veulent les maisons de disques ou le public. Plus personne n’a le temps d’écouter un album long, on raccourcit même les chansons. Indochine est l’antithèse de ça. Notre maison de disques nous a suivi et hop, un double album !
OFF : Est-ce qu’on peut tout se permettre quand on s’appelle Indochine ?
NS : On peut tout se permettre pour autant qu’on ait un public qui nous suit. C’est lui qui nous donne ce pouvoir-là. J’ai vécu ça par le passé… Quand une maison de disques juge que tu ne vends pas assez d’albums, elle te jette comme une vieille savate. On est peut-être dans le royaume de l’hypocrisie, mais notre maison de disques respecte nos choix. Nous, nous ne croyons qu’en nous. Nous mettons les morceaux que nous voulons, nous ne sommes jamais conseillés… C’est mieux! En 41 ans, tous les gros tubes que nous avons eus, c’étaient des faces B pour eux. Personne n’entre dans le studio avant que l’album ne soit terminé. Quand on organise la première écoute, l’album est mixé, ils n’ont plus le choix. (rires) Et puis, cela nous permet de nous battre aussi sur le prix des places de concert, sur le prix du disque… Pourquoi celui-ci devrait-il être plus cher parce qu’il y a plus de titres ?
OFF : Cette lutte pour des billets de concerts accessibles est importante pour vous. Pour quelle raison ?
NS : Nous sommes extrêmement choqués par le prix des places de concerts dans le rock ou la pop. Dans le rap, c’est un peu moins cher, et encore… J’ai connu les concerts des années 70 où les prix étaient bas, mais les conditions pour le public étaient lamentables, dans des hangars pourris. Avant, on parquait les gens comme du bétail, désormais, on les répartit comme des classes sociales, avec les plus riches devant, et leur coupe de champagne. La musique n’a jamais été ça pour nous. La plupart des producteurs de concerts ne nous aiment pas beaucoup, parce qu’on prouve depuis quelques années qu’on peut proposer des gros shows sans cartonner le public. Mais est-ce que ça vaut encore le coup de se battre à ce sujet, quand tu vois que, pour le concert de Beyoncé, ce sont les places les plus chères qui partent les premières ? C’est assez déroutant. Les gens ont le choix et ils veulent tous devenir VIP.
« J’ai toujours 3-4 carnets dans mes bagages, j’y écris des choses que je vis et qui m’interpellent. »
OFF : N’avez-vous pas le sentiment que les prix ont pris l’ascenseur depuis le Covid ?
NS: Non. C’est depuis que les disques se vendent moins. C’est le seul moyen qu’ont les artistes et les producteurs de gagner de l’argent. Les plus grands « braqueurs » sont les plateformes de streaming comme Spotify ou Deezer qui se font un blé monstrueux, en reversant un minimum d’argent aux artistes. Aujourd’hui, un artiste qui vend 50 000 albums ne peut pas vivre avec ça. Il doit faire plus de concerts pour survivre. Quant aux plus grands, au lieu de vendre 10 millions de disques à l’international, ils n’en écoulent plus qu’un et, comme ils ont un certain niveau de vie… (rires) Ils tiennent à conserver leurs privilèges et leur yacht. On connaît le prix du matériel. Nos écrans, Beyoncé les a utilisés après nous, on sait ce que ça vaut. Nous ne sommes pas low cost, nous utilisons le même matériel que tout le monde. J’ai toujours cette image romantique et idéale de la musique, où tout le monde participe sans connotation sociale.
OFF : Revenons à l’album! Comment se passe le processus d’écriture chez vous ?
NS: J’ai toujours trois ou quatre carnets dans mes bagages et j’y écris des choses que je vis, que j’observe, qui m’interpellent. Je lis aussi beaucoup, entre trois et quatre livres en même temps, ce qui n’est pas génial, parce que, parfois, je ne les termine pas. J’essaie de m’enrichir, car la langue française est extraordinairement littéraire par rapport à d’autres. Je dois m’en nourrir… J’en suis à 350-400 chansons, alors, je me répète, c’est sûr, mais je me bats pour trouver d’autres mots. J’utilise un peu la méthode du cadavre exquis : une fois que le thème de la chanson est défini, je découpe des mots, des phrases, et je les assemble.
OFF : Comment choisissez-vus les thèmes des chansons ?
NS : C’est un observatoire du monde. Je subis le monde comme chacun d’entre nous. Et j’essaie de l’affronter par mes peurs, par mes angoisses, par mes émotions aussi, en écrivant des textes. Ces dernières années, les chaos du monde étaient perceptiblement violents. André Gide disait que les poètes étaient des observateurs. Nous, nous sommes des voyeurs un peu pervers…
OFF : Quel genre de livres lisez-vous ?
NS : Je lis tout. Qu’est-ce que j’ai là ? (il fouille dans son sac) J’en ai trois : un roman japonais, Urushi, de Aki Shimazaki, un livre d’une poète ukrainienne, qui a écrit des poèmes avant et après le début de la guerre, et le dernier roman de Chloé Mons. Mais, Marguerite Duras, c’est comme mon missel, j’en lis une page tous les soirs et, ensuite, il y a tous les grands poètes français : Rimbaud, Baudelaire, Mallarmé… À chaque fois que je dois écrire des textes, j’ai une valise de livres avec moi. Je pourrais aller chercher sur le Net, mais j’aime sentir l’objet, la sensation des pages. Un film ou une histoire dans le monde peut aussi m’inspirer. L’écriture se passe comme ça, mais elle arrive toujours à la fin.
OFF : Ah oui ? Pourquoi ?
NS: J’ai des idées, des mots, des phrases, et avec Oli (ndlr. de Sat), j’ai les musiques, mais je les baptise, en écrivant les textes quelques mois après. Jamais un texte n’aura engendré une chanson, c’est toujours la musique qui en est à l’origine. À l’exception de La vie est belle… J’ai envoyé le texte, une fois terminé, à Mickaël Furnon, et il a composé la musique dessus. C’est la seule fois en 40 ans !
OFF : Vous arrivez toujours à trouver le texte qui va avec la musique ?
NS : Je ne sais pas si on y arrive, mais on essaie. (rires) Si une musique ne m’inspire pas, je n’y arrive pas. Il faut que j’aie des images, l’émotion que suscite la mélodie doit générer quelque chose… Sur cet album, j’ai écrit les textes très tard, entre septembre et décembre 2023, alors que la musique était terminée depuis quelques mois déjà. Mais, on a cette chance-là, nos morceaux sont très produits, avec les couplets et le refrain. Quand ils sont composés, ils sont exactement comme ils sont sur l’album. Je n’ai plus qu’à poser mes mots dessus. Et c’est là que le calvaire commence. C’est un chemin de douleur, mais agréable.
OFF : Pourquoi est-ce douloureux ?
NS : Parce qu’on ne sait pas de quoi on parle. Parfois, on y met un peu de son âme. J’essaie aussi de ne pas bâcler, de ne pas me répéter… Oui, c’est une douleur, à la fois géniale et horrible. L’angoisse de la page blanche, je l’ai à chaque album. Là, j’ai écrit 17 chansons et je me demande comment j’ai réussi à faire ça. Mais chaque chanson, ça peut me prendre une semaine, deux heures ou un mois pour l’écrire.
OFF : Votre album aborde des sujets très politiques. La guerre en Ukraine, le soulèvement des femmes en Iran…
NS : Le monde, aujourd’hui, est devenu de plus en plus chaotique, de plus en plus violent, de plus en plus immoral… Quand on voit des chefs d’état mentir outrageusement partout, sur tous les dossiers, c’est insupportable. Le mensonge est le plus gros souci de notre société. Pourtant, la vérité est claire, il suffit d’avoir des faits, mais les gens s’en fichent. Il y a aussi ces gens qui ont l’outrecuidance de croire qu’ils savent tout et parlent à la place des Français, dans des débats ou à la télévision. Ce sont des discussions d’alcooliques ! Des émissions comme Touche pas à mon poste, c’est à vomir… Et notre pochette raconte ça : arrêtez, laissez-nous vivre autre chose que ça !
OFF : Êtes-vous d’accord si je dis que vous mettez les héros en avant dans vos chansons ?
NS : La carrière d’Indochine a commencé avec l’antihéroïsme, L’Aventurier, qui est une sorte de second degré du héros invincible à la Rocky. Je trouvais ça tellement ridicule… Le président ukrainien, c’est héroïque, ce qu’il fait ! Je ne le connais pas, il fait peut-être des conneries. Les soldats ukrainiens, aussi, c’est fort. Mais je parle pour l’Europe, parce que, pour les autres conflits, ils sont dans une telle bêtise idéologique que cela devient pitoyable. On parle surtout des héroïnes. Sanna Marin en est une à mes yeux. Elle a tenu tête à Poutine, alors que la Finlande a 1500 km de frontières communes avec la Russie, elle demande son adhésion à l’OTAN, avant de se faire dégager par des conservateurs parce qu’elle a bu un coup de trop. Où va le monde ? (rires)
OFF : Pourquoi avoir choisi de collaborer avec David La Chapelle pour la pochette du disque ?
Oli de Sat : On a eu la chance de travailler avec Erwin Olaf, décédé en 2023. La Chapelle, c’est un artiste qu’on aime beaucoup, avec Nicola. Quand on lui a parlé de cette métaphore de la tour de Babel, cela lui a plu. Il a une vision différente de la photographie. Il ne travaille pas en numérique. La tour est une vraie maquette, il fait poser des figurants… C’est un acte artistique. Cette pochette est déraisonnable. Elle n’est pas très joyeuse au premier regard et elle n’entre pas dans les codes graphiques actuels de revival années 80…
NS : On voulait aussi remettre les pochettes de disques au goût du jour. Aujourd’hui, avec les plateformes de streaming, il n’y en a quasiment plus. Dans les années 70, c’était des objets de collection, on les analysait jusqu’au moindre détail… Quand on crée un album pendant deux ans, avec des chansons qui sont importantes pour nous, on a envie de les imager, de les graphiter, de leur donner un sens. Comme un tableau.
OFF : Cette tour de Babel donne un côté très biblique à votre album….
NS : Biblique ou christique, oui, c’est vrai. Mais, aujourd’hui, tous les conflits sont générés soit par un ego démesuré, soit sous des prétextes religieux. La religion sème la pagaille depuis la nuit des temps, alors qu’au début, elle était là pour convertir les hommes à la bienveillance, à la sympathie, à l’empathie… La métaphore de la tour de Babel ramène à cette envie des gens d’aller toujours plus haut, jusqu’à ne plus pouvoir se comprendre.
OFF : Mais, dans toutes vos chansons, il y a néanmoins un message d’espoir qui transparaît toujours.
NS : Dans La vie est à nous ou Les nouveaux soleils, il y a en effet cette envie de trouver une autre voie plus empathique, plus sereine, où la race humaine est moins nulle. Ce n’est pas de la naïveté. Mieux vaut se dire ça que de se jeter contre un mur. Nous sommes soit des optimistes dépressifs, soit des pessimistes… optimistes. (rires)
« Babel Babel», par Indochine. Indochine Records, RCA, Sony Music Entertainment.
En concert les 14, 16 et 17 mai 2025 à la Vaudoise Arena à Malley.