Kiosque des Bastions Y a-t-il un mouton noir parmi nous ?
Valentine Michaud, Jean-Philippe Kalonji et Gaspard Boesch ne se connaissaient pas en s’installant dans la rotonde à l’heure du déjeuner. Pourtant, ils s’aperçoivent très vite qu’ils ont plus de points communs qu’ils imaginaient
PAR JEAN-DANIEL SALLIN – PHOTOS MAGALI GIRADIN
© LUCIE LANCHOU
La notion de mouton noir existe-t-elle au sein des familles ? En 2007, l’UDC avait suscité le courroux de la population avec cette affiche illustrant son initiative sur le renvoi des criminels étrangers : un mouton blanc expulsait d’une ruade un mouton noir hors du pays. Mais, un parent, quel qu’il soit, peut-il montrer l’un de ses enfants du doigt, parce qu’il est différent, parce qu’il a choisi un chemin de traverse, parce qu’il n’a pas concrétisé les rêves que lui-même avait pour lui ?
La discussion bat son plein au milieu de cette rotonde baignée d’un soleil réconfortant. Propriété de la Ville de Genève, le Kiosque des Bastions affiche complet à l’heure du déjeuner, alors qu’à l’extérieur, des enfants s’ébrouent sur la patinoire éphémère. Valentine Michaud, Jean-Philippe Kalonji et Gaspard Boesch ne se connaissaient pas avant de prendre place autour de la table. Pourtant, après avoir débattu, avec légèreté, sur ce penchant des véganes à vouloir utiliser absolument le vocabulaire carnivore dans leur menu (« à quand une fausse aubergine fabriquée à base de steak ? », s’interroge Gaspard), ils en viennent vite à évoquer leur enfance et leur trajectoire.
L’ART PLUTÔT QUE MÉDECINE
« Mon père était chef de clinique aux HUG », raconte Jean-Philippe. « D’origine congolaise, il est venu en Suisse dans les années 60, il était le seul Black et, parfois, certains patients refusaient d’être opérés par un Noir. Il a dû se battre, sans compter ses heures… » Les souvenirs avec son père sont rythmés par la sonnerie du beeper, le bruit des clés qui tournaient dans la serrure, à trois heures du matin, et les termes médicaux, forcément sibyllins, qu’il utilisait au téléphone. « Nous étions quatre enfants à la maison, il espérait que l’un d’entre nous suive ses traces. Alors, quand je lui ai dit que je voulais faire de l’art, moi, le petit dernier, j’étais considéré comme le mouton noir de la famille ! »
Chez les Michaud, en Loire-Atlantique, c’est le contraire : toute la famille a opté pour une voie artistique, sauf un ! Le papa, Jean-Marie, est auteur de bande dessinée (ndlr. il vient de sortir La Reine de Saba aux éditions Hozhoni) ; la maman, Sophie, est graphiste et s’occupe désormais de la mise en page et de la colorisation des ouvrages de son mari. « Je suis l’aînée de la famille », précise Valentine. « J’ai amené la musique à la maison. Mais, parmi mes trois frères, un seul a choisi de passer son CFC d’employé de commerce. » Est-ce pour se faire pardonner ? Depuis, il est devenu manager artistique. L’honneur est sauf. La saxophoniste, elle, se plaît à collaborer régulièrement avec les deux autres, Emmanuel et Gabriel, sur des projets originaux.
COUP DE FOUDRE POUR UN SAXOPHONE
Et Gaspard, alors ? Était-ce lui, le mouton noir dans la famille Boesch ? Son père, Rainer, était un compositeur renommé, pionnier de la musique électronique en Suisse. Sa grand-mère, Else Stüssi, était violoniste et sa mère, professeur de piano. « Apprendre la musique était obligatoire à la maison », se souvient-il. « Avec mes frère et sœur, nous devions choisir un instrument. J’ai tout essayé : le chant, les percussions… Rien ne me convenait. Un jour, dans un magasin, j’ai vu un saxophone doré et, persuadé que mon père n’aurait pas les moyens de le payer, je lui ai dit que je voulais apprendre à en jouer. » Quelques jours plus tard, Gaspard reçoit une boîte et, à l’intérieur, il y découvre un saxophone Selmer en… argent. « Je l’ai toujours aujourd’hui, mais c’est mon fils qui en profite désormais ! » La dernière fois qu’il en a joué, lui-même, c’était à la Revue genevoise, alors qu’il en était l’un des directeurs, pour lancer un sketch.
« Écoutez l’album que Nana Mouskouri a réalisé avec Quincy Jones, The Girl from Greece sings, c’est une pure merveille ! »
Bande dessinée, saxophone, musique… Alors que le plat principal arrive sur la table – burger du Kiosque, tartare de bœuf au couteau et tian de légumes de saison – je m’aperçois que ce trio-là a plus d’accointances qu’il n’y paraît. Valentine, aussi, a choisi le saxophone, parce qu’elle a eu, un jour, un coup de foudre esthétique avec cet instrument. « Il est doré, ça a de la gueule ! » Elle qui écoutait Deep Purple, Scorpions, Cabrel et Brassens à la maison, découvre le jazz et la musique klezmer aux côtés d’un professeur ukrainien, Slava Kazykin. « Il m’a dit que, si je devais choisir un album, je devais acheter Kind of Blue de Miles Davis. Mon père a écouté ce disque en boucle avant de finir par l’apprécier. »
Arrivés à Genève en 2020, Patrice Aroca et Alma Caplain ont dirigé deux restaurants dans le quartier des Eaux-Vives, le Khora et l’Alma, avant de reprendre le Kiosque des Bastions en 2024.
DU MONTREUX JAZZ À NETFLIX
Ces mots ont un écho immédiat chez Jean-Philippe Kalonji. Pendant dix ans, il a œuvré comme maître de cérémonie au Miles Davis Hall, durant le Montreux Jazz Festival, croisant David Bowie, Norah Jones et Prince en coulisses. « Une sacrée école », s’enthousiasme-t-il. L’artiste – qui adorait le graphisme des couvertures des disques du cabaret Blue Note – se souvient également de ce magasin de vinyles, à la rue de Coutance, à Genève, qui a forgé sa culture du jazz. « Écoutez l’album que Nana Mouskouri a réalisé avec Quincy Jones, The Girl from Greece sings, c’est une pure merveille ! »
Lorsque Gaspard Boesch évoque son aventure dans la série Winter Palace, réalisée par Pierre Monnard pour la RTS et Netflix, Valentine, elle, raconte ce casting qu’elle a passé, en vidéo, pour Damien Chazelle et la série The Eddy, aussi sur Netflix. « Il recherchait une saxophoniste pour l’un des rôles principaux. J’ai dû enregistrer une scène, avec une copine, qui parlait à peine l’anglais. On a enchaîné les fous rires, je pense que c’est la pire vidéo de l’histoire », rigole-t-elle. Sa carrière de comédienne s’est arrêtée là. Mais, sait-on jamais… Comme Jean-Philippe, comme Gaspard, elle aime créer des ponts entre les disciplines. Inclure plutôt qu’exclure. Collaborer au lieu de rester seul dans son coin. N’est-ce pas la force de l’art ?