Un air de vacances flotte sur la terrasse de l’Everness, à Chavannes-de-Bogis. La vue sur le lac Léman et la campagne est apaisante. Des clients de l’hôtel barbotent dans la piscine pour mieux résister à la température caniculaire. À table, personne ne prend le temps de consulter le menu au grand dam du maître d’hôtel, tant la discussion est animée. « Je n’ai rien fait de tout l’été », s’exclame Yann Lambiel. « J’avais besoin d’une vraie pause. » À ses côtés, Yves Matthey et sa chemise à fleurs approuvent. « Moi, j’ai arrêté de travailler pendant les vacances. À quoi cela servirait-il ? Je passerais mon temps à attendre que le téléphone sonne et qu’on me propose un job éventuel. »
Et, alors, comment ont-ils occupé leurs journées d’été ? Les fesses sur le canapé à applaudir les exploits de l’équipe de Suisse à l’Euro ? Ou à bouffer du sport olympique avec la Marseillaise en fond sonore ? « Je n’avais qu’une mission : lire », précise le réalisateur. « Que des romans policiers, que de la distraction ! James Baldwin, Raymond Chandler… » Yves Matthey a également vu le documentaire sur le festival de Harlem (ndlr. Summer of Soul), appelé aussi le « Woodstock de la musique noire » qui avait réuni Stevie Wonder, Nina Simone et Mahalia Jackson sur scène en 1969. « Il a fallu attendre cinquante ans pour qu’ils exhument les images de ce festival, totalement éclipsé par Woodstock. » Yann Lambiel, aussi, s’est mis à la lecture. Le dernier Joël Dicker et puis, un livre sur la mort des rois ! « En tant qu’imitateur, je me demande toujours quelle voix avait Napoléon ou Jésus », sourit-il. Dans son spectacle, Daniel Brélaz prête la sienne à Louis XIV et Molière est affublé de l’accent belge de Jacques Brel… Pourquoi pas ?
Passionnés de culture
Du haut de ses 28 ans, Cinzia Cattaneo est la benjamine de la tablée. Elle a le même âge que la fille d’Yves Matthey, Alice, réalisatrice et chargée de production à Paris, DJ à ses heures perdues sous le patronyme de… Britney C’est Moi. Elles se sont peut-être croisées au Théâtre du Loup dans leur enfance. Qui sait ? Mais, au contraire de ses deux voisins, l’humoriste genevoise ne peut pas encore se permettre de lever le pied pendant les deux mois d’été. Elle a joué trois à quatre fois par mois – dont le 1er août à l’Allianz Cinéma, à Genève, avec Alexandre Kominek, Nathanael Rochat, Julie Conti et Charles Nouveau. Elle peaufine sa tournée prévue en France, en Suisse et en Belgique pour la rentrée. « J’en ai aussi profité pour écrire, maintenant que mon nouveau spectacle est prêt. Trois heures chaque matin… »
« Parfois, je finis la soirée avec douze euros en poche et je me demande pourquoi je m’inflige tout ça. »
On commande. Tout le monde se laisse tenter par le menu du jour : tataki de saumon et linguine au thon. Passer trois heures à table avec ces trois-là, c’est voyager au cœur de la culture. Populaire, la culture ! On invite Amélie Nothomb, Gad Elmaleh et Laurent Nicolet dans la conversation, on compare les séries alémaniques (Tschugger, Wilder) aux romandes, on parle du spectacle d’ABBA, à Londres, avec leurs avatars. « Bientôt, on aura que des spectacles comme ça dans le monde, avec Michael Jackson, Queen et Elvis Presley », lâche Yann Lambiel. « Les artistes ne se fatiguent jamais et l’intelligence artificielle les rend meilleurs que les vrais. » Dans leurs propos, dans leur manière d’échanger, on sent une vraie passion pour le spectacle, pour la création. Quand Yves Matthey parle de son documentaire, résolument humain, sur le Servette FC de 1978-1979 (Servette, mon enfance, 2014), Cinzia Cattaneo promet spontanément de voir le film, curieuse de découvrir une époque, inconnue pour elle, qui a marqué toute une génération à Genève. Au gré de quelques anecdotes, elle apprend aussi qu’une (modeste) partie de l’argent empoché par Alain Morisod pour son tube, Concerto pour un été (17 millions d’albums vendus dans le monde !) a servi au producteur français, Henri Belolo, pour la création du groupe Village People en 1977. Un autre temps !
Mais l’humoriste genevoise appartient à cette race d’artistes, nés avec le XXIe siècle, qui ne craignent pas de repartir de zéro, ailleurs, pour tenter de se faire connaître. Monter à Paris une fois par mois et courir les comedy clubs jusqu’à deux heures du matin, dans l’espoir de se faire remarquer, ça ne lui fait pas peur. « Parfois, je finis la soirée, harassée, avec douze euros en poche, et je me demande pourquoi je m’inflige tout ça », souffle-t-elle. « Pour l’instant, le facteur plaisir est encore fort, je trouve même cette situation excitante, parce que tu ne sais pas si ça va marcher. » Pour Yann Lambiel, le choix a été vite fait. « Est-ce que j’étais prêt à galérer comme un malade, à faire du sous-Gerra avec l’accent de Saxon, dans des petits théâtres, ce qui aurait certainement conduit à mon divorce ? » Le Valaisan a préféré rester en Suisse : créer ses personnages fétiches comme Christian Constantin, Régis Laspalès ou Pierre-Yves Maillard, jouer dans des salles de 1000 places et participer à des émissions à la radio ou à la télévision. « J’aimerais mieux être le premier dans un village que le second à Rome », disait Jules César. Yves Matthey a aussi refusé de s’installer dans la Ville Lumière. Il aurait pu. En 1994, lorsque Les Gros Cons, la série tournée avec Laurent Deshusses et Jean-Alexandre Blanchet, cartonne sur Canal Plus, le Genevois avait toutes les cartes en main pour y tenter sa chance. « Si on avait tourné là-bas, on se serait peut-être fait des potes et on aurait fait partie de la famille… Mais il était plus simple de rester ici, dans notre confort bourgeois. Je suis le réalisateur le plus connu de ma rue ! »
« Est-ce que j’étais prêt à galérer comme un malade, à faire du sous-Gerra avec l’accent de Saxon ? »
La valeur d’un spectacle
Cela préserve-t-il des échecs ? Des plans foireux ? Pas vraiment. En 2013, Yves Matthey n’a pas été épargné par les critiques pour son film, Bob et les Sex Pistaches, réminiscence de ces années où il rêvait de monter son groupe de rock. « Il a mieux marché dans les festivals américains, grâce à la bande-son. Ici, on le trouvait trop vulgaire ! » Ses documentaires – notamment le dernier sur l’épopée de l’équipe de Suisse à la Coupe du monde en 1994 – ont connu une meilleure vie. Désormais, il prépare une série sur la musique rock psychédélique des années 1960 à 1975 en Suisse. « J’y travaille depuis 2018 avec Fred Girardet. »
Yann Lambiel a aussi connu quelques galères. Il en rigole. La dernière ? Une remise de prix, cet été, où il devait faire un sketch de 10 minutes, et où le speaker a oublié de le présenter : le public a quitté la salle avant même qu’il n’ait balancé une vanne. Le Valaisan se souvient encore de l’organisateur de cette soirée qui lui demanda de faire une petite intervention, cinq minutes, pas plus, mais gratuitement. « Ça te fera de la pub ! », lui dit-il, pensant le convaincre. Raté ! « Certains ne donnent aucune valeur à notre travail, oubliant que, derrière, il y a des heures d’écriture et de répétitions », regrette l’imitateur. Cinzia Cattaneo acquiesce : un de ses passages dans un comedy club, payé au chapeau, s’est soldé par un capital de cinq euros. « Mais, c’est aussi dans l’adversité que tu te construis ! » On ne saurait la contredire…