A table

Crowne Plaza « Ecrivez à vos enfants, c’est important  ! »

Le Seventy5 a accueilli Nathalie Egea, Manuella Maury et Tom Tirabosco pour un déjeuner décousu, rythmé par les rires et les sujets sérieux. Instructif!

Nathalie Egea, Manuella Maury et Tom Tirabosco se sont retrouvés au Seventy5, le restaurant de l’hôtel Crowne Plaza, près de l’aéroport. Avec cette question essentielle : combien de casseroles en cuivre sont-elles suspendues à l’entrée de la brasserie ?

« Elle est toujours comme ça ? » Le chauffeur de taxi qui vient de la déposer devant le Crowne Plaza a l’air désarçonné de celui qui vient de croiser un ouragan. Il n’arrive pourtant pas de loin. De l’aéroport tout proche. Mais ces quelques minutes avec Manuella Maury, dans sa voiture, lui ont suffi pour cerner le personnage. La Valaisanne est une pile électrique. Jamais avare d’un rire, elle se révèle curieuse, drôle, bavarde. Et, lorsqu’elle rejoint Tom Tirabosco et Nathalie Egea autour de la table du Seventy5, l’énergie change d’un seul coup. Les barrières tombent, le tutoiement est adopté, les sourires se font encore plus larges. Quant à la conversation, elle prend des contours imprévisibles qui nous emmènent de Genève à Gaza, de Mase à la Syrie. On fera même un voyage dans le futur, vers 2069…

« Je ne suis pas venue de mon Valais pour ne boire que de l’eau, quand même ! Vous avez aussi du bon vin ici… » Le ton est donné. Même si le pinot noir servi est produit à Founex, au Domaine de la Treille, Manuella a décidé de profiter du moment présent. C’est une bonne vivante. Elle aime les gens, le partage, la bonne chère. Et si on l’avait écoutée, on aurait organisé ce déjeuner chez elle, dans le val d’Hérens. Là où elle habite désormais, dans ce chalet familial qu’elle a retapé. Là où elle organise, chaque année depuis 2016, son festival consacré à la correspondance, baptisé Lettres de soie, du nom de l’ouvrage paru aux éditions Infolio en 2007 qui réunissait l’échange épistolaire entretenu avec son père pendant un été pour le journal Le Temps. « Tout le village est impliqué. Vous pouvez participer à des ateliers d’écriture chez l’habitant en buvant un coup de rouge. Il y une exposition, des spectacles… » La veille de notre rendez-vous, elle avait d’ailleurs participé à l’assemblée générale pour évoquer la prochaine édition, en automne. « Je n’ai qu’un conseil à vous donner : écrivez à vos proches, à vos enfants, c’est important ! », dit-elle en pensant encore aux souvenirs que son père, aujourd’hui décédé, avait partagé avec elle.

Les bienfaits de l’écriture

« J’ai écrit une longue lettre à mon fils, lorsqu’il a quitté la maison », avoue pudiquement Tom Tirabosco. Rédiger ses pensées, coucher ses émotions sur le papier, c’est une façon de les ancrer dans le réel, de les laisser pour la postérité. C’est un geste fort, surtout dans cette époque où le numérique et le virtuel ont pris le pouvoir. Qui envoie encore des cartes postales ? Des lettres d’amour ? « Moi, j’ai toujours de la peine à jeter, à me débarrasser de tous ces mots que je conserve dans une boîte », admet Nathalie Egea. « Je quitte mes mecs tous les sept ans. Alors, je trie et je ne garde que l’essentiel », rigole Manuella Maury. Biberonnée à WhatsApp et aux SMS, la jeune génération apprécie-t-elle seulement l’exercice ? Ou est-ce une activité réservée aux « vieux cons » ?

« J’ai 30 ans d’expérience à mon actif, mais ça ne suffit pas pour avoir une légitimité à leurs yeux. »

Au fil du repas, et une fois réglés les problèmes d’allergies, il sera souvent question d’avenir et de ce choc des générations, désormais inévitable, sur la manière d’envisager le présent et cet « univers désincarné » qu’on leur offre en héritage. L’esprit humain est imprévisible : tout part du souvenir d’une fondue succulente dégustée au col du Marchairuz. « Dès que tu passes le col, tu arrives dans un lieu où il n’y a pas de réseau », s’enthousiasme Nathalie. « C’est magique, tu as l’impression de faire un retour dans le passé. » Plus en sécurité qu’en Valais, le loup y a visiblement trouvé un terrain de jeu. « Pour l’émisison Vivant sur la RTS, on a d’ailleurs tourné dans la région, j’ai dû être la louve », rebondit Manuella. Tom dégaine son portable : un loup apparaît justement sur la couverture de son prochain album, Terra Animalia. L’histoire se déroule dans un futur lointain : la Terre a été rendue aux animaux, tandis que les hommes sont partis sur Mars. Un jour, un couple décide de revenir sur la planète bleue, mais les animaux ne voient pas ce retour d’un bon œil…

A table au Crowne Plaza - Off Magazine
A table au Crowne Plaza - Off Magazine
Karin Creuzet, gagnante de notre concours, organisé pour célébrer les deux ans de notre magazine (à droite), a participé à ce déjeuner avec Manuella Maury, Nathalie Egea et Tom Tirabosco. Autour de la table, les sujets de discussion sont graves, mais n’empêchent pas le rire et la légèreté de s’installer.
A table au Crowne Plaza - Off Magazine

On connaît les convictions écologiques du dessinateur genevois. Il contrôle son empreinte carbone, jusqu’à refuser des invitations à l’étranger pour éviter de prendre l’avion. Du haut de ses 57 ans, Tom Tirabosco est en contact direct avec la génération Z. Professeur à l’École supérieure de bande dessinée et d’illustration (ESBDI), à la rue Necker, dans les anciens bâtiments de la HEAD, une école qu’il a contribué à créer, il est confronté au quotidien à leurs doutes et à leurs fulgurances. « J’ai trente ans d’expérience et 15 albums à mon actif, mais ça ne suffit pas toujours à avoir une légitimité à leurs yeux. Si tu leur dis que tu ne comprends pas le passage entre deux cases, ils te répondent que ce n’est pas grave, leurs copains, eux, comprennent… » Est-ce qu’ils n’en ont donc rien à faire, de toutes ces années de vécu ? De ces figures censées représenter l’autorité et le pragmatisme ? A-t-on une image erronée de cette jeunesse, « née avec un smartphone dans les mains, qui croit que tout est gratuit » ?

« Nous avions proposé à des élèves âgés de 15 à 20 ans de faire un travail de futurologie, en se projetant dans le Genève de 2069 », reprend Tom Tirabosco. Le postulat de départ ? Tous les problèmes écologiques ont été réglés au prix d’efforts énormes, comme ne prendre l’avion que deux fois dans sa vie, vivre dans 15 m2, sacrifier le superflu… À quoi seraient-ils donc prêts à renoncer ? « Dans la majorité des cas, les réseaux sociaux étaient les premiers à dégager. » On invite Nancy Huston et Liv Strömquist dans la discussion. On s’interroge sur la pertinence (ou pas) de retarder l’accès aux smartphones à ses enfants. On s’offusque d’apprendre que les jeunes filles « s’habillent de plus en plus long, parce qu’elles ont peur du regard des hommes ». « L’école encourage la performance à tout prix », fait encore remarquer Nathalie Egea. « Pas étonnant que les ados n’ont plus envie de grandir, de devenir adultes. »

« On a besoin des artistes… » Manuella Maury, elle, partage son voyage à Gaza, son entrée sur le territoire palestinien, par ce checkpoint « qui ressemblait à un couloir d’aéroport », et sa rencontre avec ces jeunes gens dont l’absence d’espoir se lit dans le regard. « Une fois que tu passes les contrôles, tu te retrouves au milieu du désert. Tu roules, tu roules et, là, tu vois la Méditerranée. Cela te donne alors un immense bol d’air. Heureusement qu’ils ont accès à la mer… » Comment tendre une main ? Ne pas se sentir impuissant ? À la télévision, dans les journaux, on ne nous présente l’actualité que par le petit bout de la lorgnette. Nathalie Egea nous parle alors de cette styliste, à Carouge, Roberta Ventura, ex-broker dans les banques suisses, qui fait fabriquer ses vêtements en Jordanie, par des femmes réfugiées, souvent des Palestiniennes. « Toutes les broderies du film Marie Madeleine, avec Joaquin Phoenix, ont été faites dans ses ateliers », précise-t-elle. « J’ai aussi collaboré avec elle pour les costumes de la série La vie de J.-C. sur la RTS. Tout est magnifique. Avec chaque pièce, il y a un mot de la personne qui l’a produite. » Un mot. Un écrit. On se souvient de ce que Manuella nous avait conseillé au début du repas : écrire à ses proches… « Le combat se gagnera par la poésie, par la beauté », philosophe-t-elle encore. « Il y a assez d’ingénieurs, on a besoin des artistes pour pouvoir rêver le réel », conclut Tom Tirabosco. Autour de la table, tout le monde acquiesce. Et commence à rêver.

On fait les présentations…

Manuella Maury pour Off Magazine

MANUELLA MAURY

Manuella, c’est un rire, un ton et, surtout, une passion pour l’humain. Journaliste à la RTS, elle aime raconter des histoires, rencontrer des gens. C’est ce qu’elle a fait, de Passe-moi les jumelles à Tête en l’air. De retour dans son village, Mase, en Valais, elle y organise Lettres de soie, le festival de la correspondance, depuis 2016. En continuant de bercer les ondes de sa voix.

Nathalie Egea pour Off Magazine

NATHALIE EGEA

Elle a signé les costumes de la mini-série La vie de J.-C. imaginée par Zep et Gary Grenier, mais aussi ceux de la dernière Revue Genevoise. Membre du comité de l’association Costumières & Cie, la styliste a fait du spectacle vivant sa spécialité, collaborant notamment pour le Grütli, le Crève-Cœur ou l’Alchimic, à Genève. Un jour, on l’a même vu créer une robe en chocolat…

Tom Tirabosco pour Off Magazine

TOM TIRABOSCO

Il sera l’invité d’honneur du festival BDFIL à Lausanne (15-28 avril) qui lui consacrera une exposition. Le dessinateur genevois en profitera pour dévoiler son nouvel album, Terra Animalia, co-écrit avec Patrick Mallet. Connu pour son engagement pour l’environnement, il est aussi l’initiateur de la création de l’École supérieure de bande dessinée et d’illustration de Genève (ESBDI).