Leonardo García-Alarcón « Bach est un artiste cosmique. »

Un an après sa restauration, la cité bleue, dotée d’un système électroacoustique unique au monde, devient un lieu emblématique sous la direction du chef d’orchestre suisso-argentin. « je veux qu’elle soit un lieu de mémoire qui se nourrit de l’histoire », dit-il au moment de présenter la saison 2025-2026.

Par Mélanie Chappuis

Crédit : Jörg Theus

Il a un soleil argentin sur le cœur et la musique de Bach dans l’âme, qu’il entend en permanence, quand il nous parle, quand il crée ses propres compositions, quand il voyage aux quatre coins du monde… Il est à Genève quatre mois par an et à Buenos Aires à chaque vacance de Noël, pour reprendre son souffle, à ses racines, avec son épouse, la soprano argentine Mariana Flores et leurs enfants nés dans la cité de Calvin. « Lucia et Francisco parlent français sans accent, ils nous ancrent à Genève, mais ils réclament aussi leur part d’Argentine, qu’on leur offre notamment grâce à la présence dans notre foyer de Jimena et Joaquín, un couple qui vit avec nous. » Une famille aux liens forts, mais entrecoupés par les fréquents déplacements des époux, notamment avec leur ensemble de musique baroque Cappella Mediterranea, réclamé par les plus grandes institutions internationales, de Bruxelles à Paris, Rome ou Milan, en passant bien sûr par le Teatro Colón de Buenos Aires ou le Grand Théâtre de Genève.

On rencontre Leonardo García-Alarcón dans sa loge de la Cité Bleue, au lendemain de son vibrant Couronnement de Poppée, l’opéra de Monteverdi. Tout à l’heure, il annoncera la programmation de la saison 2025-2026, « on passera du cinéma à la danse, du théâtre à l’acrobatie, la poésie, il y aura de grands hommages, notamment à Sophia Loren. Je veux que la Cité Bleue soit un lieu de mémoire, qui se nourrit de l’histoire et ne soit pas exclusivement tourné vers le futur ». Des ponts ! Mais, pour l’instant, on parle de Jean-Sébastien Bach, même si je crains d’aborder le sujet tant il pourrait paraître éculé à Leonardo… C’est sans compter sur sa passion intacte pour le compositeur baroque, moteur d’une vie. Sans Bach, García-Alarcón ne serait pas celui qu’il est devenu.

Il le rencontre « un mardi », grâce à une cassette que lui offre sa grand-mère. « Il m’a parlé au cœur, m’a relié à des émotions de l’ordre du céleste. Au-delà de la technique, c’est un artiste cosmique. » Leonardo a 8 ans, et à partir de ce mardi-là, il se donne pour mission de transmettre l’œuvre de Bach. Après sa scolarité en Argentine, il part pour l’Europe, à 19 ans. « Dès mon arrivée à Genève, j’ai souhaité me rendre à Leipzig où Bach a vécu de 1723 jusqu’à sa mort. J’arrive un 28 juillet, et je vois circuler des chariots, des voitures remplies de fleurs, le monde entier envoie des fleurs dans cette ville le jour de la mort de Bach, et j’arrivais à Leipzig précisément ce jour-là, par hasard ! Toute ma vie est faite de synchronicités avec Bach, ça ne s’arrête jamais. » Et, cette connexion au-delà des siècles a notamment inspiré La Passione di Gesù, à García-Alarcón, un oratorio en hommage à Bach et à un autre Argentin adopté par Genève, l’écrivain Jorge Luis Borges. Le livret, c’est l’évangile de Judas, « un apocryphe que les Mormons ont tenté de brûler, et qui est maintenant à l’abri à la Fondation Bodmer ». Avec, au casting, Judas, nullement traître, mais plus fidèle ami du Christ, Mariana Flores en Marie Madeleine, Bach, Borges, et Leonardo García-Alarcón aux commandes… Pour découvrir l’oratorio, après une première à l’Abbatiale d’Ambronay en 2022, il faudra attendre 2026. D’ici là, d’autres grands rendez-vous pleuvent à la Cité Bleue !

www.lacitebleue.ch

Biographie

1976 Naissance le 5 août à La Plata, en Argentine.
1997 Arrivée à Genève.
2005 Il crée l’ensemble Cappella Mediterranea.
2021 Prend la direction de la Cité Bleue.
2022 Création de son oratorio La Passione di Gesù.
2025 Nommé « artiste de l’année » aux International Classical Music Awards.
1976 Naissance le 5 août à La Plata, en Argentine.
1997 Arrivée à Genève.
2005 Il crée l’ensemble Cappella Mediterranea.
2021 Prend la direction de la Cité Bleue.
2022 Création de son oratorio La Passione di Gesù.
2025 Nommé « artiste de l’année » aux International Classical Music Awards.

COLLECTION – Manuscrit de Bach

« Il s’agit de la première édition des œuvres de Bach, issue de la collection Mendelssohn ! Et, là encore, je viens à ce trésor par hasard ! » Soit grâce à une famille noble de Munich qui met le manuscrit en vente sur internet, ignorant que le blason qui figure sur la page de garde est celui de la famille Mendelssohn. Leonardo est intarissable à nouveau. Lui qui jeune homme n’avait pas assez d’argent pour photocopier les quelques partitions de Bach disponibles en Argentine, devient, il y a trois ans, le cinquième propriétaire de cette précieuse édition, « il y a des indications de chiffrage dans les marges, on voit que c’était joué à la pédale, c’est très émouvant ». Il nous apprend que c’est Mendelssohn qui, le premier, a ressuscité Bach, mal-aimé depuis que le baroque avait cédé la place au classique. En 1839, le compositeur romantique dirige La passion selon saint Mathieu et Bach retrouve son aura. « Il y avait aussi dans le manuscrit des aquarelles de Mendelssohn, elles ont été vendues par Sotheby’s, alors que les œuvres complètes de Bach ont été ignorées, comme si elles étaient sans valeur ! Et, maintenant, je me retrouve avec cette collection extraordinaire. » Une collection qui ne sort jamais de chez lui. Sauf aujourd’hui, spécialement pour nous !

TRADITION – Le maté

« Il nous accompagne tous les jours, en tournée, dans les aéroports, mes musiciens, ma famille et moi, l’orchestre et nos proches. Il est devenu notre marque de fabrique quand on voyage. » Le maté, c’est autant le contenant que le contenu : la calebasse et la bombilla (la paille) avec laquelle on le déguste, et la yerba mate, une plante proche du houx, boisson traditionnelle des Sud-américains, issue de la culture des autochtones Guaranis et Tupis. On infuse les feuilles de yerba mate dans la calebasse, on boit avec la bombilla, et on se passe le mate, de mains en mains, de bouche en bouche, avec le thermos d’eau chaude à proximité. « Le Covid a un peu changé nos habitudes, mais pas celle-ci, pas entre les Argentins, le maté, c’est toujours l’élément de partage le plus absolu. On a parfois des chanteurs qui portent un masque, mais ils le retirent pour boire un maté avec nous. » Et, les croix qui ornent la calebasse, elles représentent la Suisse ? « Non, rien à voir, mais, maintenant que vous le dites, on est des gauchos suisses, aussi. » Et nous d’imaginer soudain le chef d’orchestre en cavalier de la pampa, traversant les continents sur un cheval ailé, pour aller contempler sa nouvelle terre, Genève, depuis le sommet du Salève.

SOUVENIR – Le tableau de Grace

« C’est un tableau de ma mère qui compte beaucoup pour moi. Elle l’a peint avant que je naisse. Maintenant, dans mon jardin, il y a des lys et des marguerites, comme sur son tableau, comme dans son jardin à elle, dont je voulais qu’il puisse continuer à exister chez nous. C’est mon jardin des délices. C’est quelque chose qui m’unit beaucoup à ma mère et à ma famille. Elle m’a appelé Leonardo en référence à Da Vinci, pour que je devienne peintre à mon tour. Mes grands amis sont des artistes plasticiens, des amis d’école qui me montraient les pigments pour peindre les fleurs, me rapprochant de l’univers de ma mère. Je jouais pendant qu’ils dessinaient. La peinture, je la transmets maintenant, dans la musique, il s’agit aussi de la recherche des couleurs et des dynamiques. » Le tableau, il l’a enroulé et fait encadrer ici, à Genève. Lui aussi, il sort exceptionnellement de chez Leonardo pour venir à notre rencontre dans sa loge de la Cité Bleue.

NOSTALGIE – Le roi soleil

« Mes enfants l’adorent. Pour eux, c’est la présence de l’Argentine au sein de notre foyer. C’est le soleil du drapeau argentin. Et, le soleil que je perdais en venant en Europe. Je me sentais un peu comme Orphée, non pas aux enfers, mais dans le royaume des profondeurs. » On perçoit soudain les sacrifices qu’il y a à quitter son pays, quand on a 19 ans. Même si c’est habituel chez les jeunes Argentins, issus de familles pas trop précarisées. « L’éducation en Argentine est très bonne, mais après, il n’y a pas de possibilité de travailler, la situation économique est mauvaise depuis 1960. » Avant, c’est l’Argentine qui aidait la Suisse, et Ansermet qui partait y chercher des mécènes pour l’Orchestre de la Suisse Romande. En 1997, les temps ont changé, et Leonardo arrive à Genève pour étudier la musique auprès de Christiane Jaccottet, la claveciniste qui jouait Bach sur la fameuse cassette offerte par la grand-maman. Il rencontrera aussi Anne Geisendorf, dont il fait sa marraine et à qui il doit beaucoup dans l’amorce de sa brillante carrière. Ensuite, c’est une fondation privée et généreuse qui a insisté pour qu’il dirige Cité Bleue. « J’avais émis le souhait d’avoir un théâtre à ma retraite, ils m’ont pris au mot, vingt ans plus tôt ! » Et Leonardo de partir dans un éclat de rire plein de soleil…