Tournage

« PLACÉE » : « QUE FAIRE DE TOUTE CETTE COLÈRE ? »

COPRODUITE PAR RITA PRODUCTIONS, SEQUEL PROD ET LA RTS, LA NOUVELLE SÉRIE DE LÉA FAZER ABORDE LE SCANDALE DES ENFANTS PLACÉS EN SUISSE ET S’INTERROGE SUR LA QUESTION DE LA VENGEANCE. LE TOURNAGE S’EST DÉROULÉ CET ÉTÉ DANS LE CANTON DE NEUCHÂTEL, AVEC ISABELLE CARRÉ DANS L’UN DES RÔLES PRINCIPAUX. VISITE DANS LES COULISSES D’UN PROJET BOULEVERSANT.

Par Jean-Daniel Sallin / Photos : Anne-Laure Lechat

Il y a parfois des tournages qui permettent de voyager dans le temps et de (re)plonger dans une période que les moins de 20 ans ne connaissent pas. Lorsque je suis entré dans cette maison, en lisière de forêt, je me suis retrouvé happé au milieu du XXe siècle. Un plancher qui craque sous les pas, des plafonds en lambris dorés, des vieux livres qui garnissent la bibliothèque en merisier, une vieille horloge, arrêtée sur 6h45, fabriquée certainement par un artisan de ce Val de Travers tout proche… Impression d’entrer chez mes grands-parents ! Un coup d’œil sur la sonnette m’en apprend plus sur le propriétaire des lieux : de Montmollin. Une vieille famille de la région, connue dans le canton de Neuchâtel pour son implication dans la politique, la science et la viticulture. Elle a dû en vivre, des événements, cette demeure ! Si seulement elle pouvait parler… Aujourd’hui, elle est devenue une « simple » maison de vacances, me dit-on. Avec cette vue, splendide, sur le lac et ce parc luxuriant qui la protège des regards indiscrets, c’est compréhensible !

Ce matin-là, la ligne du temps s’arrête dans les années 70. Une Saab 95 V4 jaune canari et une Peugeot 404 noire sont parquées devant la maison. Cheveux filasses, pantalons à pattes d’éléphant, un homme au visage émacié, un brin patibulaire, fume une cigarette devant la fenêtre. J’apprendrai plus tard, à la pause déjeuner, que ce figurant profita d’un casting sauvage en 2014, dans les rues de Genève, pour participer au tournage de The Last Face de Sean Penn, avant de jouer un homme de main dans Les Trois Mousquetaires, dans l’ombre de François Civil, Romain Duris et Vincent Cassel. Cette fois, il est le représentant d’un centre correctionnel qui vient chercher un garçon d’une dizaine d’années avec son collègue. Installé à la table de la cuisine, le petit Jean rédige une lettre d’excuses, dictée par Josiane, l’assistante sociale qui l’a recueilli, dans laquelle il « reconnaît » avoir menti sur les gestes déplacés du père Crissier. Il signe cette lettre, à contrecœur, avant d’être embarqué sans ménagement par les deux adultes.

UN SCANDALE EN SUISSE

Cette période, celle des enfants arrachés à leurs parents et placés de force dans des institutions religieuses et sociales ou dans des familles d’accueil, la Suisse aurait préféré l’oublier, la jeter aux oubliettes pour toujours, un peu comme les fonds juifs en déshérence disparus pendant la Seconde Guerre mondiale ou la faillite de Swissair. Pas vu, pas pris ! Mais, dans le sillage du mouvement #MeToo, le début du XXIe siècle restera comme celui des révélations, des langues qui se délient, de la fin de l’impunité… Il y a dix ans, le scandale des enfants placés, avec son lot de mauvais traitements et d’injustices, a éclaté à la face du peuple suisse. Des témoignages, glaçants, dans les médias, évoquent des conditions de vie inhumaines et des soupçons de trafic d’êtres humains et d’adoptions illégales. Des dénonciations qui ont contraint le Conseil fédéral, par la voix de Simonetta Sommaruga, de demander pardon.

C’est, en substance, ce que raconte la série de Léa Fazer, Placée, coproduite par Rita Productions, Sequel Prod et la RTS. Ces six épisodes – que les téléspectateurs romands découvriront en 2026 – suit la trajectoire d’une mère et de sa fille, Christine et Tania. La première est une ancienne enfant placée qui a toujours répudié son passé. La seconde vient d’accoucher et traverse une dépression post-partum qui la force à renouer avec sa maman – une femme qu’elle n’a pas vue depuis des années. En creusant sur ses origines, Christine découvre que sa propre mère, Rose, est morte dans des circonstances troubles. Que s’est-il réellement passé dans les années 70 ? Comment se reconstruire avec un tel poids ? La vengeance est-elle vraiment une solution ? Sous le prétexte d’une enquête policière, on en apprend plus sur l’enfance de Christine.

« UNE ACCROCHE BIOGRAPHIQUE »

« Quand on s’intéresse à ce genre de sujet, il y a toujours une petite accroche biographique », admet Léa Fazer. « De mon côté, mes deux grands-mères sont deux orphelines et, sans en connaître les contours exacts, elles ont toutes deux vécu des choses horribles. Elles n’ont jamais voulu en parler. Mais l’une d’elles m’avait dit, un jour, qu’avec toutes les larmes qu’elle avait pleurées dans son enfance, si Dieu existait, elle l’aurait su. » Hantée par ces phrases, la réalisatrice s’aperçoit, à l’âge adulte, que ses parents ont eu « des mères déficientes » et qu’il y avait comme « une case manquante » dans leur vie. « Ils ne pouvaient pas donner des choses, parce qu’ils ne les avaient pas reçues », précise-t-elle. « Je me suis donc intéressée à la souffrance des enfants, mais surtout aux effets intergénérationnels, à la transmission de cette absence… »

Léa Fazer travaille sur ce scénario – écrit à six mains avec Mathilde Henzelin et Sébastien Meier, dont le père est lui-même un ancien enfant placé – depuis trois ans. Un laps de temps qu’elle met à profit pour rencontrer des victimes de ces placements forcés, mais également des historiens et des archivistes dans les cantons de Fribourg, Neuchâtel et Genève. « J’ai été très touchée par ce qu’ils racontaient. Devenir archiviste, c’est aimer être en retrait du monde. Or, du jour au lendemain, on leur a confié la mission d’aller apporter leur dossier aux anciens enfants placés. D’un coup, alors qu’ils ne sont pas habitués à être en première ligne, ils sont confrontés à une détresse complète. » Une phrase, d’une historienne, la frappe particulièrement : « Ils ne plaçaient pas les enfants par plaisir ! » Cet aveu sonne comme un avertissement : cette décision résultait souvent d’une situation compliquée. « Le problème venait de ce que l’État avait à leur proposer : il y avait un tel dénuement que ça ne se passait souvent pas très bien ! »

SE FAIRE JUSTICE OU NON ?

Protection de l’enfance à l’état d’embryon au niveau fédéral, services sociaux quasiment inexistants dans certains cantons, enfants déracinés et indésirables dans les communes censées les accueillir… Toutes les conditions étaient réunies pour que la cocotte-minute finisse par exploser au visage des responsables. « De notre côté, nous avons choisi un angle spécifique dans cette histoire », reprend Léa Fazer. « Notre scénario s’inscrit à une période où placer un enfant est une manière de gérer la moralité des femmes qui avaient des enfants hors mariage – ce que l’on peut vraiment considérer comme du placement abusif. » Sans en faire l’apologie, il y est forcément question de vengeance, puisque Christine finit, dans un accès de rage, par tuer son ex-assistance sociale. Un geste qui emmènera à l’ouverture de l’enquête policière.

« J’ai été marquée par la fin de la série La Servante écarlate, où le téléspectateur se demande si, oui ou non, elle va se faire justice elle-même et tuer le mec », précise la réalisatrice. « La question de la réparation est naturelle : peut-on se satisfaire de ces excuses et de cette somme de 25 000 francs en compensation des douleurs subies ? Cela peut rendre fou. D’ailleurs, dans un reportage que j’ai vu, un témoin s’étonne qu’une personne soit toujours en vie et qu’elle n’ait pas été butée avant. On ne peut pas faire l’impasse sur la colère des gens et j’espère que cette série pose une question plus qu’elle n’y répond : que faire de toute cette colère ? »

EN SUISSE PLUTÔT QUE SUR TF1 !

Si elle a offert son premier rôle principal devant les caméras à Danae Dario, pour le rôle de Tania, Léa Fazer a choisi Isabelle Carré pour se glisser dans la peau de Christine, femme de ménage dans un musée, qui aspire à une existence simple et bien rangée. La comédienne française – qui avait reçu le César de la meilleure actrice en 2003 pour sa prestation dans le film de Zabou Breitman, Se souvenir des belles choses – a refusé une autre série pour TF1, sur la commune de Paris, pour participer à cette aventure, profitant d’une fenêtre dans son agenda, en juillet, pour venir en Suisse. « Je ne peux pas me passer du théâtre », explique-t-elle avant la pause déjeuner. « Or, je joue une pièce à la rentrée (ndlr. Un pas de côté, avec Bernard Campan au Théâtre de la Renaissance). Conséquence : si je veux tourner pour la télévision ou le cinéma, je dois me mettre entre les gouttes du théâtre… »

Isabelle Carré tenait vraiment à faire ce projet. Parce que tous les sujets liés à l’enfance, comme la maltraitance ou l’injustice, la touchent énormément. Elle a déjà participé à deux téléfilms qui traitent de thématiques similaires : L’Enfant de personne, inspiré de l’autobiographie de Lyes Louffok, un enfant placé arraché à sa famille d’accueil, et La Maladroite, l’histoire de Stella, 6 ans, battue à mort par ses parents. « Je suis marraine de l’association Un Enfant par la Main, depuis plus de trente ans », précise-t-elle. Dans son premier roman, Les Rêveurs, la Parisienne évoque surtout le parcours de sa mère, fille-mère à la fin des années 60, que sa famille décida de cacher dans une petite chambre à Paris, alors qu’elle avait grandi en Vendée, avec l’interdiction d’en sortir. « L’injonction la plus cruelle qu’on lui a faite, c’est d’abandonner son enfant à la naissance. Elle ne l’a pas accepté. Pour un peu, je n’aurais jamais connu mon frère, avec lequel je n’ai qu’un an et un jour de différence. »

QUE TRANSMETTRE À SES ENFANTS ?

Le sujet de cette série TV ne peut que résonner dans son être. Dans son cœur. Isabelle Carré a demandé à la production de lui envoyer des liens vers des reportages de la RTS ou vers des émissions de radio. « J’en ai vu trois ou quatre… Ça m’habite énormément. Je pense beaucoup à ces témoignages, notamment celui d’un homme qui se raconte avec une sensibilité et une intelligence exceptionnelles. Je l’ai en tête tous les matins en allant travailler. Il me porte ! » La comédienne en est certaine : quand on fait quelque chose qui a du sens, l’énergie n’est pas la même. Elle est décuplée. Elle bouleverse. Prend aux tripes. « Pour le film Holy Lola, de Bertrand Tavernier, nous sommes allés tourner au Cambodge. Nous allions d’orphelinat en orphelinat à Phnom Penh. Il y avait des moments où vous ne jouiez plus. Cela a certes du sens de passer par la fiction pour avoir plus d’ouverture et d’identification. Mais votre mission, à ce moment-là, est de transmettre cette réalité le plus clairement possible. »

Isabelle Carré reconnaît la même force dans la série de Léa Fazer : en optant pour l’enquête policière, elle permettra de sensibiliser un public plus large, lequel ne se serait peut-être pas intéressé au thème des enfants placés sans cette pirouette. Mais un autre sujet a séduit la Parisienne dans ce scénario : celui de la relation mère-fille et de la transmission intergénérationnelle. « Quand je suis devenue mère (ndlr. de deux filles et un garçon qui ont, aujourd’hui, 13, 15 et 17 ans), je me suis posé cette question : que vais-je transmettre à mes enfants ? Dans ma famille, ce n’est pas Disneyland ! J’avais peur de leur renvoyer mon hypersensibilité, mon inquiétude atavique, mes craintes… » Persuadée que les choses ne sont pas immuables, Isabelle a fait dix ans de thérapie pour trouver un équilibre. « C’est ce que j’aime avec mon personnage de Christine : elle est à des années-lumière de faire un travail sur elle-même, mais elle comprend qu’elle devra faire ce chemin pour trouver des solutions. »

UN TOURNANT DANS LA SÉRIE

Si, dans la série, la relation entre Christine et Tania est complexe, entre Isabelle Carré et Danae Dario, la connexion a été immédiate. « Je l’adore », lâche la Française. « J’aime son humilité, son émotivité, sa sincérité… Elle est venue vivre quelque temps à Paris. Je ne vais pas la lâcher comme ça ! » Cette complicité s’observe au quotidien. Juste avant le déjeuner, alors qu’elles sont entre les mains de la maquilleuse, je surprends d’ailleurs une discussion dans laquelle Isabelle se réjouit de voir l’une de ses filles s’épanouir dans sa scolarité, avant d’évoquer ses projets pour l’été. Un échange, entre deux amies, qu’on aurait pu entendre dans un bistrot de Nyon à l’heure de l’apéro.
La journée a été longue à Rochefort. Beaucoup d’attentes, un peu de retard sur le planning… Ce sont les aléas d’une série en production ! Mais, alors que le soleil se couche sur le lac de Neuchâtel, Isabelle Carré et Danae Dario s’apprêtent justement à tourner une scène importante, avec Geneviève Mnich sous le chignon strict de Josiane. « C’est moi qui ai parlé d’elle à Léa Fazer », indique la Française. « J’ai déjà joué avec elle au théâtre. Elle a une forme d’étrangeté qui colle bien avec ce personnage. » Avec Joseph Areddy, son directeur de la photographie, la réalisatrice décide de tourner simultanément avec deux caméras. Pour rattraper le temps perdu. Pour mieux capter les émotions sur les visages.

Désormais retraitée, l’ex-assistance sociale évoque ses souvenirs autour d’une tasse de thé et de quelques albums de photos : les raisons qui l’ont incitée à accueillir ces enfants chez elle ; le destin de Jean Dormond, « une mauvaise graine, un garçon perdu », selon elle ; le parcours chaotique de Rose, la maman de Christine, « envoyée dans une colonie pénitentiaire pour l’aider à se réinsérer ». C’est à ce moment-là que Christine apprend que sa mère ne l’a jamais abandonnée, mais qu’elle lui a été retirée à l’âge d’un an à peine… La tension est présente dans le salon, brisée par le fou-rire soudain d’Isabelle Carré, venu comme un sas de décompression. Chaque phrase, chaque mot, a son importance dans le monologue de Geneviève Mnich. Plusieurs prises sont nécessaires avant que Léa Fazer ne soit pleinement satisfaite du résultat. Il est 22 heures. La série vient de basculer dans une autre réalité : le mensonge et le secret ne sont plus des options. Seule, la vérité compte désormais.

ISABELLE CARRÉ
La comédienne française a refusé un autre projet de série pour TF1 pour participer à ce tournage.

ENQUÈTE
C’est l’inspecteur Arthur Ramuz, alias Farid Bentoumi, qui doit faire la lumière sur l’affaire Baumgartner.

AMBIANCE ESTIVALE
Léa Fazer en pleine discussion avec Joseph Areddy, son directeur de la photographie.

DANAE DARIO
Avec Tania, la Vaudoise tient son premier rôle principal devant les caméras.

LÉA FAZER
La réalisatrice travaille sur le projet de cette série depuis trois ans.

« Quand je suis devenue mère, je me suis posé cette question : que vais-je transmettre à mes enfants ? Dans ma famille, ce n’est pas Disneyland ! »

Isabelle Carré

1971 Naissance d’Isabelle Carré, le 28 mai à Paris.
1988 Premier rôle au cinéma dans Romuald et Juliette de Coline Serreau.
1997 Reçoit le prix Romy-Schneider de l’espoir du cinéma français pour La Femme défendue de Philippe Harel.
1999 Reçoit le premier de ses deux Molière pour Mademoiselle Else.
2003 César de la meilleure actrice pour son rôle dans Se souvenir des belles choses.
2008 Naissance du premier de ses trois enfants. Elle aura encore deux filles en 2010 et 2012.
2018 Publie son premier roman, Les Rêveurs, chez Grasset.
2025 Réalise son premier long métrage, tiré de son roman.
1971 Naissance d’Isabelle Carré, le 28 mai à Paris.
1988 Premier rôle au cinéma dans Romuald et Juliette de Coline Serreau.
1997 Reçoit le prix Romy-Schneider de l’espoir du cinéma français pour La Femme défendue de Philippe Harel.
1999 Reçoit le premier de ses deux Molière pour Mademoiselle Else.
2003 César de la meilleure actrice pour son rôle dans Se souvenir des belles choses.
2008 Naissance du premier de ses trois enfants. Elle aura encore deux filles en 2010 et 2012.
2018 Publie son premier roman, Les Rêveurs, chez Grasset.
2025 Réalise son premier long métrage, tiré de son roman.